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Alexis Cukier, Le travail démocratique, PUF, « Actuel Marx », 2018.

Contretemps a aussi publié un texte de  Daria Saburova issu de son intervention lors d’un débat organisé le le 18 janvier 2018 autour du livre d’Alexis Cukier.

 

Présentation du livre

Démocratiser l’entreprise et travailler autrement… Oui, mais comment ? Et pour faire quoi ? Cet ouvrage pose les bases d’une transformation radicale des institutions du travail qui devrait conduire à le mettre au service de la démocratisation de la société, et non plus de l’accumulation capitaliste.

Sur le fondement d’analyses empiriques du monde du travail contemporain, il s’agit ainsi pour l’auteur de mettre en lumière le sens démocratique de la critique du travail qui se développe aujourd’hui, de questionner les modèles théoriques qu’il s’y agisse de la lutte des classes ou d’un idéal de démocratie industrielle qui vont dans la direction d’un « travail démocratique », d’examiner ses enjeux politiques, notamment par rapport au droit du travail, aux luttes féministes et à la transition écologique. Il examine en particulier les expérimentations (coopératives, autogestionnaires, conseillistes) qui cherchent à réaliser ici et maintenant la démocratie au travail. Enfin, il identifie un certain nombre de voies institutionnelles qui devraient favoriser un processus de démocratisation du travail, pour aller au-delà du clivage entre les droits du citoyen et les droits du travailleur.

Cet ouvrage de philosophie sociale et politique prend ainsi parti dans les débats contemporains qui portent sur l’avenir du travail et de la démocratie, ainsi que sur les conditions d’un dépassement du capitalisme, en défendant une thèse simple : si nous voulons radicaliser la démocratie, nous devons aujourd’hui prioritairement démocratiser le travail.

 

Conclusion

Dans cet ouvrage de philosophie sociale, on aura donc analysé le sens démocratique de la critique du travail, questionné les modèles théoriques pour concevoir un travail démocratique, ainsi que ses enjeux politiques au-delà de l’entreprise, puis examiné les expérimentations qui cherchent à le réaliser « ici et maintenant » et les nouvelles institutions qui pourraient demain les soutenir. Cette conclusion revient sur les propositions mises au débat dans la dernière partie de l’ouvrage, et esquisse les contours de ce que pourrait être un mode de production démocratique achevé.

Il s’agit donc de faire évoluer le sens et les formes du travail pour mettre fin à la séparation de la citoyenneté et du travail et pour que les entreprises deviennent autant d’entités de base d’un système démocratique renouvelé. La mise en œuvre d’un tel mode de production démocratique nécessiterait des innovations institutionnelles permettant de répondre aux trois problèmes qu’on n’a cessé de rencontrer : comment abolir le clivage entre activités économiques et politiques, entre le travailleur et le citoyen ? Comment démocratiser conjointement le procès, l’organisation et la division du travail ?  Comment décloisonner les rapports entre l’intérieur et l’extérieur de l’entreprise et inventer des formes de coopération démocratique transversale dans l’ensemble la société ? C’est autour de la résolution concrète de ces problèmes que devraient se retrouver aujourd’hui celles et ceux des chercheurs, syndicalistes et militants, membres de collectifs citoyens et assemblées populaires qui veulent réfléchir à l’avenir du travail et de la démocratie.

Les nouvelles institutions esquissées dans la partie précédente, qui proposent de répondre à ces questions, seraient attachées à de nouveaux droits démocratiques pour les travailleurs et organisées autour de dispositions légales que l’on peut résumer ainsi :

– Droit au travail pour toutes et tous à l’accession à la majorité politique (par exemple à 18 ans) – et donc abolition du chômage –, accompagné d’une réduction drastique du temps de travail, d’un seuil minimal de rémunération du travail permettant de bien vivre et du droit à la formation initiale et continue ;

– Nouveau statut juridique de l’entreprise, devenant une institution politique dont tous les travailleurs sont membres souverains et dont chaque membre dispose d’un droit de décision égal ;

– Institution d’un statut politique du « travailleur-citoyen », égal pour toutes et tous et remplaçant le contrat de travail, avec notamment le droit de décision dans trois nouvelles institutions :

  • les conseils d’entreprises au niveau de chaque entité économique, dont les décisions seraient souveraines en ce qui concerne notamment les finalités de l’entreprise ainsi que le recrutement, la rémunération, l’organisation et la qualité du travail ;
  • les conseils économiques au niveau de la filière industrielle ou de service, composés de l’ensemble ou de représentants des travailleurs des différentes entreprises et des divers métiers, dont les décisions seraient souveraines et prévaudraient sur celles des conseils d’entreprise au sujet notamment des prix des produits et des objectifs coordonnés de la production dans la filière ;
  • les conseils sociaux au niveau des échelons territoriaux, avec la participation de l’ensemble ou de représentants des travailleurs y résidant, dont les décisions seraient souveraines et prévaudraient sur celles des conseils d’entreprise et des conseils économiques en ce qui concerne la division du travail et ses finalités, et donc aussi concernant les activités qui doivent être considérées comme des activités hors-travail ou instituées comme du travail.

Si elles étaient reprises par des forces syndicales et politiques, ces propositions pourraient constituer, selon les moments et les contextes, des perspectives de conquête immédiates ou des objectifs de moyen terme. Bien entendu, leur mise en œuvre devrait être accompagnée d’autres transformations sociales et institutionnelles, et s’appuyer sur de nouvelles luttes et expérimentations sociales. Cependant, l’objectif principal de cet ouvrage est moins de convaincre du bienfondé de ces conseils d’entreprise, conseils économiques et conseils sociaux, que de poser le problème d’un possible travail démocratique ; et ce en vue d’inviter à réfléchir aux formes concrètes que pourrait prendre un mode de production démocratique, dans lequel chaque travailleur-citoyen, et chaque collectif de travail, pourraient contribuer à part égale au processus de démocratisation de la société.

Prolongeons l’enquête théorique jusqu’à l’un de ses termes possibles[1], tels qu’on peut plausiblement l’imaginer, et représentons-nous une association libre de tels travailleurs-citoyens.

A quoi ressemblerait la journée de travail dans un tel mode de production démocratique ?  Elle pourrait durer cinq heures par jour, dont une heure de repos et de restauration, à raison de quatre jours par semaine. La journée et la semaine seraient elles-mêmes organisées autour de temps collectifs de formation et d’enquête, de décision et d’action.

Par exemple, un travailleur dans le domaine de la production de véhicules automobiles travaillerait à se former à l’ingénierie écologique et à enquêter sur la meilleure manière de répondre aux problèmes sociaux établis comme prioritaires dans les conseils sociaux (le transport collectif entre les lieux de résidence et les lieux de travail, par exemple). Il participerait aux discussions et décisions concernant les processus de fabrication dans les conseils d’entreprise, concernant l’amélioration des circuits courts de production et de distribution dans les conseils économiques, et au sujet de l’ensemble des politiques économiques dans les conseils sociaux. Et, bien sûr, il contribuerait à la conception des prototypes et au processus final de fabrication des véhicules.

Envisageons un second exemple. Un travailleur enseignant travaillerait à se former dans sa discipline d’enseignement et dans le domaine de la pédagogie, ainsi qu’à enquêter avec ses collègues sur leurs pratiques d’enseignement et avec ses élèves sur leurs processus d’apprentissage. Il participerait aux discussions et décisions concernant l’organisation des enseignements dans le conseil d’établissement, à celles qui concernent les programmes dans les conseils économiques et au sujet l’ensemble des politiques économiques dans les conseils sociaux. Et, bien sûr, il dispenserait des cours et organiserait des activités pédagogiques.

Après leur formation initiale (par exemple de trois années pour toutes et tous, lors desquelles les étudiants seraient considérés comme des travailleurs, participeraient aux conseils sociaux et commenceraient à travailler dans un collectif de travail quelques heures par semaine en complément de leurs études), les travailleurs pourraient bénéficier tous les trois ans (ou selon une autre périodicité décidée par les conseils sociaux) d’une année de formation à un autre métier. Pendant ce temps de formation, ils ne participeraient plus aux conseils d’entreprise et aux conseils économiques, mais toujours aux conseils sociaux.

Ces journées de travail s’insèreraient donc dans une nouvelle division du travail devenue démocratique, et une société transformée. Il n’y aurait plus de chômage, ni de différence entre le « secteur privé » et le « secteur public », toutes les entreprises étant désormais sous la direction de leurs travailleurs. Les conseils sociaux décideraient également de la gratuité ou de la mise en vente des biens et des services ; de la définition et de la répartition entre l’ensemble des travailleurs, pendant leur temps de travail, des tâches pénibles mais nécessaires à la collectivité ; et de ce qui doit, ou non, être institué comme du travail démocratique.

Le débat serait sans doute vif et soutenu dans ces conseils sociaux, par exemple au sujet du travail domestique : devrait-on le considérer comme une activité du travailleur-citoyen, ou comme une activité hors-travail ? Les variations dans les rémunérations seraient délimitées, ou interdites, au niveau des conseils sociaux et fixées et décidées au niveau des conseils d’entreprises. La création de postes de travail, c’est-à-dire les places dans un conseil d’entreprise, serait décidée au niveau des conseils sociaux, précisée au niveau des conseils économiques, et attribuée au niveau des conseils d’entreprise. Les répartitions quantitatives de postes selon les métiers seraient harmonisées avec les droits à la formation à une nouvelle profession, en amont (places ouvertes pour les formations) et en aval (création de postes pour des travailleurs formés à un métier).

Les investissements économiques seraient gérés au niveau de chaque conseil d’entreprise, quantitativement alloués au niveau des conseils économiques et qualitativement attribués au niveau des conseils sociaux. Autrement dit, il n’y aurait plus de propriété privée des moyens de production et de marché de l’emploi, ni de hiérarchie statutaire entre managers et subalternes et de distinction entre responsables politiques, travailleurs et citoyens. Et ce ne serait plus le marché des marchandises et des capitaux mais la décision démocratique de l’ensemble des travailleurs-citoyens qui organiserait l’économie.

Cette esquisse d’un mode de production démocratique pourra susciter de nombreux questionnements, d’ordres pratique ou théorique. On s’en tiendra pour finir à répondre à deux objections de principe, qui visent spécifiquement la centralité du travail. La première concerne l’idée même de sa réactualisation, qui pourra non seulement heurter certaines sensibilités théoriques et politiques, mais encore paraître inutile : dans la mesure où, dans un tel mode de production, le travail serait décentré de la seule production d’objets et de biens, et drastiquement réduit dans l’emploi du temps des individus, pourquoi affirmer encore qu’il resterait central ?

Pour répondre à cette objection, on rappellera le sens spécifique de la centralité du travail qu’on a défendu ici : la centralité dynamique du travail à l’égard de la politique, c’est-à-dire l’idée que c’est principalement à partir du travail que les rapports sociaux peuvent être transformés. Cette perspective est pleinement compatible avec une réduction drastique du temps de travail. Dans un mode de production démocratique, on pourrait donc participer à l’exercice démocratique du pouvoir en travaillant, et faire autre chose le reste du temps.

 

La seconde objection concerne le rapport entre un tel travail démocratique et l’autonomie individuelle. Le maintien d’une séparation, au sein de l’ensemble des activités sociales, entre celles qui sont du travail et celles qui n’en sont pas, ne serait-il pas le signe que le travail resterait soumis à un ordre social hétéronome à l’activité des individus ? Autrement dit, la centralité du travail, dans un tel mode de production démocratique, ne serait-elle pas au final incompatible avec le développement de la liberté ?

Pour y répondre, on concèdera volontiers que même un travail démocratique ne serait pas intégralement libre, si l’on entend par là l’idée libérale d’une action indépendante de toute forme de contrainte. Dans le mode de production démocratique tel qu’il est ici proposé à la discussion dans les quelques lignes de cette conclusion, il serait donc toujours « obligatoire » de travailler. Certes, on travaillerait beaucoup moins qu’aujourd’hui, et au titre non pas de travailleur subordonné mais de travailleur-citoyen. Mais si les travailleurs ne seraient plus soumis aux décisions hétéronomes des capitalistes ou de l’État, il seraient tenus de respecter les décisions des conseils d’entreprise, des conseils économiques et des conseils sociaux. Autrement dit, il resterait bien, du point de vue des individus, une forme de nécessité, d’obligation, à l’égard du travail et de la société. Sur ce point, on renverra à la sage argumentation de Marx, dans le troisième livre du Capital, mettant en garde contre toute forme d’utopie qui ferait du travail la seule ou la principale des voies possibles de la liberté :

En fait, le royaume de la liberté commence seulement là où l’on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposée de l’extérieur ; il se situe donc, par nature, au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. De même que l’homme primitif doit lutter contre la nature pour pourvoir à ses besoins, se maintenir en vie et se reproduire, l’homme civilisé est forcé, lui aussi, de le faire et de le faire quels que soient la structure de société et le mode de production. Avec son développement s’étend également le domaine de la nécessité naturelle, parce que les besoins augmentent ; mais en même temps s’élargissent les forces productives pour les satisfaire.

En ce domaine, la seule liberté possible est que l’homme social, les producteurs associés, règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, qu’ils la contrôlent ensemble au lieu d’être dominés par sa puissance aveugle et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais cette activité constituera toujours le royaume de la nécessité. C’est au-delà que commence le développement des forces humaines comme fin en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne peut s’épanouir qu’en se fondant sur l’autre royaume, sur l’autre base, celle de la nécessité. La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail[2].

 

Lisons rétrospectivement, pour finir, cette argumentation à la lumière d’un possible travail démocratique. Pour Marx, même dans un mode de production démocratique – « quels que soient la structure de société et le mode de production » –, le travail resterait de l’ordre de la nécessité. Autrement dit, il resterait contraint, par les cycles de la nature et de la reproduction sociale ; mais aussi, peut-on ajouter, par les institutions d’une véritable démocratie. Il y serait question aussi d’impératifs politiques, par exemple de permettre à toutes et tous d’exercer le pouvoir et de partager l’usage des biens communs, de mettre fin aux rapports de domination de classe, de sexe et de race, de mettre en œuvre la transition écologique. Dans le mode de production démocratique aussi, comme l’exprime Marx, « la seule liberté possible est que l’homme social, les producteurs associés, règlent rationnellement leurs échanges avec la nature », celle-ci devant inclure les éco-systèmes planétaires, l’intégrité des êtres humains ainsi que leur nature sociale. En ce qui concerne le travail, il ne saurait donc être question d’une liberté absolue mais seulement d’une autonomie, dont le mode de production démocratique garantirait qu’elle soit également partagée par toutes et tous. Cependant, un travail démocratique ferait mieux que seulement réaliser la norme démocratique : il serait aussi, contrairement au travail salarié, compatible avec la satisfaction des besoins sociaux et avec le développement des capacités des individus en dehors du travail.

En effet, ce serait donc toujours, mais cette fois-ci vraiment, au-delà du travail démocratique que pourrait s’effectuer « le développement des forces humaines comme fin en soi », c’est-à-dire l’actualisation volontaire et consciente des potentialités de l’être humain, indépendamment de toute utilité sociale. Un travail démocratique devrait pouvoir libérer pour toutes et tous une formidable réserve de temps, d’énergie et d’intelligence, consacrées à d’autres activités que celles du travailleur-citoyen, par exemple artistiques, sportives, intellectuelles. Pour reprendre les termes de L’Idéologie allemande : si c’est le travail démocratique qui « règlemente la production générale », alors pourraient aussi se développer pour l’individu, en dehors du travail – et donc la plupart du temps – les possibilités de « chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique après le repas, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique[3] ». Cesser d’opposer les activités productives et politiques devrait aussi permettre de libérer l’imagination et les capacités en ce qui concerne les formes de vie humaines souhaitables et épanouissantes en dehors du travail.

Mais insistons une dernière fois : ce libre développement des potentialités de chacun nécessite le contrôle démocratique intégral de la production de biens et de services. Si le travail, qui n’est pas prêt de disparaître, peut cesser d’être un « travail à mort[4] », il y a urgence de lui inventer un avenir souhaitable, en commençant par poser publiquement le problème d’un possible travail démocratique afin d’élaborer les voies concrètes de sa réalisation.

 

Notes

[1] On comparera avec les propositions de nouvelles institutions (les « associations » et les « districts ») devant garantir la participation démocratique et le partage du travail dans Emmanuel Dockès, Voyage en misarchie. Essai pour tout reconstruire, Paris, Editions du Détour, 2017.

[2] Karl Marx, Le Capital, Livre III, op. cit., p. 198-199.

[3] Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie allemande, op. cit., p. 32.

[4] Bertrand Ogilvie, Le travail à mort. Au temps du capitalisme absolu, op. cit.

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