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Pierre Dardot et Christian Laval, Ce cauchemar qui n’en finit pas. Comment le néolibéralisme défait la démocratie, Paris, La Découverte, 252 pages, 13,50€.

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Une crise historique de la gauche

La gauche dite de gouvernement a toute sa responsabilité dans la radicalisation néolibérale. Elle n’est pas, comme elle voudrait le faire croire, l’innocente victime des méchants marchés financiers ou de l’abominable doctrine ultralibérale des Anglo-Saxons. Elle a organisé son propre sabordage intellectuel et politique plutôt que de résister à la puissance de la droite néolibérale. Lorsqu’elle fut majoritaire en Europe, à la fin des années 1990 et au début des années 2000, certains ont pu croire que l’Europe sociale et politique allait enfin prendre le dessus sur l’« Europe des banques ». Las, l’occasion d’une réorientation de la politique européenne fut complètement gâchée par la conduite de la plupart des dirigeants de la « social-démocratie ». Avec Schröder, la solidarité européenne est passée totalement à la trappe et priorité fut donnée à la compétitivité de la seule Allemagne par la compression des salaires et la flexibilisation du marché du travail1.

Pour comprendre cet alignement, il faut remonter un peu plus loin dans le temps. Si les politiques d’austérité ont pu si facilement s’imposer en Europe, la « social-démocratie » européenne en est la première responsable. Loin de constituer une contre-force, elle a en effet préféré faire alliance avec la droite sur ce terrain. Mieux, elle a voulu prouver à quel point elle était encore plus zélée quand il s’agissait de faire peser le poids de la crise sur la population en augmentant les impôts, en réduisant les retraites, en gelant les traitements des fonctionnaires, en s’attaquant au code du travail. La gauche de gouvernement a ainsi cessé d’incarner une force de justice sociale dont l’objectif était l’égalité civile, politique et économique et dont le ressort était la lutte des classes. L’extrême droite n’a eu qu’à braconner dans les terres ouvrières en déshérence pour instrumentaliser la colère sociale d’une fraction de l’électorat populaire et la diriger contre les immigrés et le « système » supposé les favoriser.

Le pourrissement politique actuel est le produit direct de ce retournement de la « social-démocratie », mais aussi des défaites subies par le mouvement social et démocratique dans son opposition au néolibéralisme. À se briser contre un mur, une grande partie de ses forces s’est démobilisée. Une fraction de l’électorat de gauche, gagnée par le ressentiment, a même été captée par une extrême droite jouant habilement d’une posture « antisystème ». L’opération a été largement facilitée par le ralliement ouvert du pouvoir socialiste à la logique de la compétitivité et à un sécuritarisme débridé. Cédant à une surenchère malsaine dictée par le calcul électoral, un républicanisme conservateur entend ainsi doubler sur sa droite la droite la plus dure et même l’extrême droite. Cette soumission décomplexée a, qu’on le veuille ou non, affecté de proche en proche toutes les composantes de la gauche tant elles paraissent également compromises dans ce virage. Rien ne sert de se réconforter à peu de frais en rappelant avertissements et critiques adressés de l’intérieur de la gauche au gouvernement. Ce qui est en cause, au point que sa prochaine disparition n’est plus inimaginable, c’est l’existence même de la gauche, de toute la gauche. L’indigence théorique, la paresse intellectuelle, la stéréotypie des discours, les  appels  grandiloquents  à  retrouver  les  grandes « valeurs », les positionnements mesquins dictés par le calendrier électoral sont assurément en cause. Mais, plus que tout, c’est d’une complète panne d’imaginaire que souffre la gauche. La faillite historique du communisme d’État n’a à cet égard rien arrangé. Or il n’est d’alternative positive au néolibéralisme qu’en termes d’imaginaire2. Faute de cette capacité collective à mettre au travail l’imagination politique à partir des expérimentations du présent, la gauche n’a aucun avenir. Il y va de la compréhension de la nature même de l’imaginaire néolibéral dont l’une des formes aujourd’hui les plus frappantes est l’ubérisation.

Car la singulière force du néolibéralisme est de se nourrir des réactions qu’il suscite. Pourquoi ? Parce que ces réactions ne sont justement que des réactions. La réaction doit ici s’entendre comme le contraire de l’action. Il s’agit d’une réponse à une action première qui a avant tout une valeur adaptative. La réaction n’a pas l’initiative, elle emprunte à ce à quoi elle réagit. Elle lui est en ce sens subordonnée, et c’est en quoi elle est passive. Il n’est nullement innocent que le néolibéralisme célèbre la « réactivité » : pour lui, savoir s’adapter à une situation qui nous est imposée est la vertu première de ceux qui sont exposés à la concurrence dans la mesure où elle leur fait intérioriser la concurrence. Mais pour qui entend contester en bloc le système, pareille attitude est intellectuellement et politiquement suicidaire. Or la crise de la gauche vient avant tout de son impuissance à surmonter la logique d’une autodéfinition purement réactive. Si le néolibéralisme s’est renforcé dans et par la crise, il ne peut en aller de même de ceux qui le combattent : loin de les renforcer mécaniquement en raison de son approfondissement, la crise ne peut que les affaiblir et les paralyser. Pour réunir les conditions d’un affrontement avec ce système, la gauche doit cesser d’être une « gauche de réaction ». Elle doit se rendre capable d’une véritable activité. Elle doit reprendre l’initiative. Elle doit contester directement le néolibéralisme comme forme de vie. Elle doit ouvrir l’horizon d’une « vie bonne » sans rien céder à un pseudo-radicalisme libertarien qui récuse toute norme et toute institution, et qui, par son refus de toute limite posée au « désir », consacre en réalité l’illimitation du marché.

Mais il lui faut également cesser une fois pour toutes de ramener le néolibéralisme à un « ultralibéralisme » conçu comme un projet d’affaiblissement des États au profit du marché, ou même de faire de l’« ultralibéralisme » l’aboutissement d’un néolibéralisme abandonné à lui-même. Contrer un tel projet « ultralibéral » impliquerait alors de réhabiliter la puissance publique et le prestige du droit public. L’erreur est encore largement partagée. Alain Supiot parle ainsi de « globalisation ultralibérale » qui aurait pour aboutissement le « dépérissement de l’État », amalgamant au passage « ultralibéralisme » et « revendications libertariennes »3. Cette vision rend aveugle au phénomène majeur de ces dernières décennies : non  pas  le  dépérissement de l’État, mais sa transformation profonde dans un sens qui est celui non d’une simple « restriction du périmètre de la démocratie »4, mais d’un évidement de celle-ci à l’initiative de l’État.

Nous n’avons certes pas affaire à un totalitarisme, mais nous n’avons certainement plus affaire à l’État de droit classique. Et pour cause. Tout le registre des « fondements » a basculé du côté de la compétitivité et de la sécurité, deux principes qui sont le secret de plus en plus éventé de la « constitution néolibérale ». C’est pourquoi il ne suffit plus, comme le faisait Jacques Rancière il y a dix ans, de parler d’« États de droit oligarchiques »5. Qu’ils soient oligarchiques, il n’y a pas à en douter, mais qu’ils soient « de droit » suppose au minimum une précision. Ces États seraient, selon Jacques Rancière, ceux où « le pouvoir de l’oligarchie est limité par la double reconnaissance de la souveraineté populaire et des libertés individuelles ». Cette définition convient peut-être aux démocraties libérales classiques mais sûrement pas à nos systèmes politiques néolibéraux. La « souveraineté populaire » et les « libertés individuelles » y sont précisément les cibles récurrentes de mises en cause, de dénonciations, de restrictions. Plus exacte serait donc l’affirmation selon laquelle le pouvoir de l’oligarchie limite de plus en plus la souveraineté populaire et les libertés individuelles. Mais il ne faut surtout pas oublier que, dans la langue de l’oligarchie néolibérale, l’« État de droit » (rule of law) renvoie précisément à la supériorité du seul droit privé et, pour aller au cœur des choses, à la prévalence du droit de propriété6. Et c’est bien d’ailleurs ce que Jacques Rancière relève quand il souligne que « le pouvoir social de la richesse ne tolère plus d’entraves à son accroissement illimité et ses ressorts sont chaque jour plus étroitement articulés aux ressorts de l’action étatique »7. En d’autres termes, les États oligarchiques érodent l’autorité du droit public au seul profit des normes du droit privé.

La reconstruction de la gauche a pour préalable une juste compréhension du rôle actif de l’État dans l’offensive destinée à défaire la démocratie sous toutes ses formes, y compris libérales. La défiance à l’égard de l’État est donc de mise. Fiction fondamentale de l’étatisme, l’« État instrument », ou levier immédiatement disponible pour l’action publique, vient fort opportunément jeter un voile sur la réalité déplaisante d’un État qui n’est plus le correcteur des marchés ni même le garant extérieur de leur fonctionnement, mais qui est devenu un acteur néolibéral  à  part  entière. L’imaginaire néoliberal n’est pas l’utopie libertarienne, il ne condamne pas l’État à l’inexistence ; il l’enrôle dans la logique de la concurrence, ce qui est tout autre chose. On ne fera pas pièce à cet imaginaire en préconisant le « grand retour » de l’État ou la « restauration » de la Loi. On ne ferait ainsi que renforcer son emprise. Le retour des schèmes nationaux-étatiques8 ne fait en ce sens que trahir la subordination intellectuelle persistante de la gauche.

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références

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1 Se rêver comme Hollande en  Schröder  français  est  le pire des forfaits politiques. Cf. sur ce point Guillaume Duval, Made in Germany. Le modèle allemand au-delà des mythes, Seuil, Paris, 2013, p. 148 et sq.
2 Cf. supra chapitre 3.
3 Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres, op. cit., p. 292.
4 Ibid., p. 263.
5 Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, La Fabrique, Paris, 2005, p. 81.
6 Cf. supra chapitre 2.
7 Jacques  Rancière,  La  Haine  de  la  démocratieop.  cit., p. 103-104.
8 Le recours à des catégories gramsciennes, comme celle du « national-populaire », élaborées dans un contexte sans rapport avec la situation présente, en est l’un des aspects les plus curieux.