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S. Laurent et T. Leclère (coord.), De quelle couleur sont les Blancs ?, Paris, La Découverte, 2013. 

Le texte de Laurent Dornel qui suit s’intitule « Xénophobie et « blanchité » en France dans les années 1880-1910 » et constitue l’une des contributions de l’ouvrage collectif coordonné par Sylvie Laurent et Thierry Leclère, De quelle couleur sont les Blancs ?, récemment paru aux éditions La Découverte. Il est ici publié avec l’aimable autorisation de l’éditeur.

 

Depuis quelques années, historiens et sociologues français semblent s’être approprié le concept de « whiteness » (« blanchité »), dont l’usage est relativement ancien dans les sciences sociales aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Cette appropriation redouble d’une certaine manière celle qui s’est opérée avec les notions de « colour-line » [Stovall, 1993 et 1998] ou de « colorism » [NDiaye, 2008] et vient donc interroger l’« aveuglement racial » (« color-blindness ») de la pensée républicaine française [Noiriel, 2009], ainsi que les réticences manifestées par les historiens et sociologues français à penser la question sociale en termes raciaux. Comme le souligne Bastien Bosa [2010], le paradoxe tient en effet au caractère le plus souvent implicite de la « blanchité » : « Les spécialistes de la whiteness montrent en fait que c’est bien le premier privilège des “Blancs” que de ne pas avoir à penser la race. La whiteness est ainsi un “marqueur non-marqué” (unmarked marker), c’est-à-dire une référence implicite, universelle, indéfinie, une norme contre laquelle se définit la différence (tout comme la norme est le masculin). Suivant une sorte de cercle vicieux, cette appropriation de l’universel permet de masquer les “privilèges” dont bénéficient les Blancs et elle contribue dans le même temps à les renforcer. La whiteness, malgré son omniprésence dans la vie des personnes (qu’elles soient blanches ou non), est rendue invisible et elle est construite comme signe de la normalité. »

 

La « blanchité », un concept pertinent pour saisir et comprendre la « xénophobie ouvrière » ?

Aux États-Unis, la xénophobie qui s’est manifestée au xixsiècle contre les immigrants arrivant par vagues semble avoir eu recours à une rhétorique pigmentaire plus ou moins explicite ; entre 1840 et 1920, le mot « blanc » pouvait en effet également désigner certains groupes d’Européens [Roediger, 1991 ; Frye Jacobson, 1988]. Qu’en est-il de la France des années 1880-1890, période durant laquelle s’est structuré un « système xénophobe » [Dornel, 2004], caractérisé par une très forte conflictualité entre ouvriers français et ouvriers étrangers, relayée, amplifiée et politisée par la presse, le discours savant et les débats relatifs à la « protection du travail national » à la Chambre des députés ? Peut-on articuler, implicitement ou explicitement, la xénophobie et la « blanchité », terme qui – il faut y insister – n’existe pas dans le sens commun en France ?

La xénophobie ouvrière s’est exprimée dans de très nombreuses rixes opposant ouvriers français et étrangers, pouvant à l’occasion dégénérer en vastes mouvements collectifs d’une violence extrême. En témoignent les troubles qui secouèrent Marseille en juin 1881 (les « Vêpres marseillaises »), le bassin minier de Lens d’août à septembre 1892, Aigues-Mortes en août 1893, les nombreuses émeutes anti-italiennes en réaction à l’assassinat du président Carnot par Caserio (Lyon en juin 1894, puis Grenoble et la région parisienne), ou encore les violences dans le bassin minier de Lens en mars 1901. Entre 1881 et 1893, une trentaine d’Italiens furent tués au cours de ce que l’on peut considérer comme des pogroms. Ces différents troubles ont-ils reposé, d’une manière ou d’une autre, sur la rhétorique de la « blanchité » ? Ont-ils, en somme, procédé à une racialisation de rapports sociaux éminemment conflictuels ? Il semble bien que la réponse soit négative.

D’abord, ces manifestations xénophobes se sont inscrites dans des formes classiques de résolution de conflits propres au mouvement ouvrier. Dans les cortèges et les défilés, à l’occasion de cessations soudaines du travail ou de grève plus durable, les ouvriers chantaient La Marseillaise ou des refrains patriotiques, arborant le drapeau tricolore, manifestant ainsi avant tout leur appartenance nationale. Leur référent était la patrie ou la nation, et non la pigmentation de ceux qu’ils percevaient comme leurs concurrents. Dans l’ensemble des discours (slogans, cris, revendications, etc.) qui accompagnaient la xénophobie ouvrière, la question de la couleur ou de la race ne s’est posée à aucun moment. Les ouvriers français pouvaient protester contre le nombre jugé excessif de travailleurs étrangers, contre la concurrence « déloyale » qui leur était faite, contre « l’invasion » qui les submergeait, contre l’inégalité face à « l’impôt du sang », contre le fait que ces étrangers leur « volaient leur pain et leurs femmes » ; mais, en dernier ressort, c’est à la nation qu’ils en appelaient, c’est elle qui constituait leur cadre de référence. La question de la couleur ou de la race ne se posait donc pas, ou de façon très exceptionnelle, comme avec les Tsiganes, souvent désignés par la couleur « cuivrée » de leur peau. Bien sûr, il n’est pas absolument impossible que le référent « blanc » ait été un implicite omniprésent chez les ouvriers français, un non-dit nationalement partagé – et l’historien, dépendant de ses archives, peut légitimement supposer que cette question a été soulevée à l’époque, sans être retenue par les producteurs d’archives (policiers, commissaires, juges, procureurs, journalistes…). Toutefois, le déclassement – ou sa crainte – ne se traduisait pas, comme ailleurs, par un discours « petit blanc ». Les ouvriers et leurs porte-parole en appelaient essentiellement à la nation et aux lois de la République. À cette dernière, ils demandaient protection au nom de leur appartenance au corps civique et à la nation, pas au nom de leur « blanchité ».

Et comment auraient-ils pu ? Dans le Midi méditerranéen, qui se serait aventuré à distinguer un hypothétique phénotype français d’un non moins hypothétique phénotype italien ? En réalité, si l’on exclut la langue et certains habitus (alimentaires, religieux, vestimentaires…), les ouvriers français et les ouvriers étrangers de l’époque se ressemblaient davantage qu’ils ne différaient physiquement : les corps étaient exposés à la même dureté du travail, aux mêmes dangers, aux mêmes conditions climatiques. Si l’on veut trouver du référent racial, c’est plutôt du côté de la presse et du discours savant qu’il faut chercher.

 

Le discours racialiste : une invention des élites

Les années 1880 virent la naissance et l’essor d’un discours savant et médiatique sur les étrangers : journaux et revues – notamment savantes – multiplièrent les articles sur la main-d’œuvre étrangère désormais constituée en problème. Entre 1883 et 1898, par exemple, L’Économiste français consacra une grosse douzaine d’articles aux travailleurs étrangers, dont quatre pour la seule année 1893. Dans la Revue économique internationale,Paul Pic, professeur de législation industrielle et ouvrière à l’université de Lyon et membre du Comité directeur de l’Association nationale française pour la protection légale des travailleurs, publia en novembre 1911 un long article sur la « main-d’œuvre étrangère en France ». Il évoque notamment la « rusticité » des ouvriers étrangers, réputés « plus frustes et plus résistants ». Il y a bien là une forme de naturalisation, de biologisation du social, voire de racialisation de la main-d’œuvre étrangère. Depuis les années 1880, il s’agissait d’un argument avancé par les tenants d’une « protection du travail national » : les ouvriers étrangers ont des besoins moindres que les nationaux, ils sont plus sobres, c’est-à-dire qu’ils consomment moins, qu’ils économisent pour envoyer de l’argent au pays, ce qui rend leur concurrence redoutable. Se nourrissant de rien et travaillant à vil prix, les Italiens étaient ainsi parfois nommés les « Chinois de l’Europe » [Bérard, 1886]. Cette racialisation se lisait également dans la criminalisation des étrangers – un lieu commun fort à la mode à l’époque –, auxquels, par exemple, on prêtait parfois un alcoolisme atavique. Dans certains cas, la racialisation s’exprimait de manière très explicite. Ainsi, Jean Laumonier, qui s’appuyait notamment sur Lombroso, estimait que les étrangers résidant dans les grandes villes françaises « n’appartiennent ni au même peuple ni à la même race ; ils apportent conséquemment des mœurs et des idées différentes de celles qui ont cours dans le pays, souvent même incompatibles avec elles » [Laumonier, 1887].Il ne s’agit pas d’un discours excessif et isolé… En 1887, Bernard Cordier, substitut du procureur à la cour d’appel de Caen, insistait ainsi sur le fait que « nos mœurs françaises risquent plutôt de dégénérer au contact des oisifs corrompus qui apportent dans nos grandes villes leurs dépravations exotiques. De toutes parts, l’étranger livre un assaut formidable à nos habitudes, à notre goût, à nos modes, à notre caractère national ». En somme, la venue massive d’étrangers mettait en péril la « race » française. Si ce genre de discours était fréquent au sein de la droite nationaliste, il ne s’y cantonnait pas : boulangistes ou encore républicains modérés le tenaient également.

On trouvait donc bien des formes de biologisation de la xénophobie, mais qui relevaient probablement davantage des processus analysés par Louis Chevalier pour les classes laborieuses parisiennes de la première moitié du xixsiècle [Chevalier, 1958] que d’un racialisme « moderne » ou pseudo-« scientifique ». C’était également proche des discours convenus et fort à la mode opposant « races latines » et « races teutonnes » [Reynaud-Paligot, 2011], sous lesquels pointait parfois le racialisme biologique. En témoigne le discours de Paul Gemähling (1883-1962), professeur à la faculté de droit de Paris, disciple de Charles Gide et de Marc Sangnier, membre de la Société statistique de Paris mais aussi de l’Alliance nationale pour l’accroissement de la population française : l’immigration, écrivait-il en 1910, est « un énorme problème […] qui est en train de renouveler la physionomie des vieilles luttes de races, les transformant de plus en plus en compétitions commerciales et en rivalités ouvrières. […] Ici, la concurrence, loin de favoriser le progrès, d’assurer la sélection des plus aptes, entraînerait les plus lamentables régressions vers un niveau inférieur de dignité humaine » [Gemähling, 1910].

 

Le basculement de la Grande Guerre : l’invention de la « main-d’œuvre blanche »

Pendant la Première Guerre mondiale, la pénurie de soldats et de main-d’œuvre devint rapidement un problème majeur. Pour y remédier, les autorités françaises recrutèrent dans les colonies environ 600 000 soldats (dont 450 000 combattirent en Europe) et 220 000 travailleurs (78 500 Algériens, 49 000 Indochinois, 35 500 Marocains, 18 000 Tunisiens, 4 500 Malgaches), auxquels il faut ajouter 37 000 ouvriers chinois. Elles firent appel, en outre, à 330 000 travailleurs européens (Espagnols, Italiens, Portugais, Grecs). Les travailleurs coloniaux, chinois et européens étaient en principe exclusivement destinés à l’arrière, où pouvaient toutefois séjourner les soldats coloniaux blessés ou mis au repos. Autrement dit, la guerre fut l’occasion d’une immigration massive réactivant une partie des anciens flux mais en inaugurant d’autres. Surtout, elle fut marquée par la mise en place de structures administratives nouvelles qui institutionnalisèrent et consacrèrent l’existence de deux types de main-d’œuvre désormais considérés comme radicalement distincts : d’un côté la main-d’œuvre européenne ou « blanche », de l’autre les coloniaux auxquels étaient d’ailleurs assimilés les Chinois [Dornel, 1995].

En janvier 1916, fut créé au ministère de l’Armement un Service de la main-d’œuvre étrangère, rattaché à partir du 1er janvier 1918 au ministère du Travail, qui était dirigé par l’universitaire Bertrand Nogaro et qui s’occupait exclusivement – selon les termes de l’époque – de la « main-d’œuvre blanche » ou « de race blanche ». La « main-d’œuvre coloniale et chinoise » fut quant à elle recrutée et acheminée par le Service de l’organisation des travailleurs coloniaux dirigé par le lieutenant-colonel Lucien Weil. Ce service, placé sous l’autorité du ministre de la Guerre, dépendait de la Direction des troupes coloniales et comprenait « plusieurs sections correspondant chacune à une race de travailleurs » [Nogaro et Weil, 1926, p. 23].

Comme tous les Français de métropole, ces ouvriers coloniaux, chinois et étrangers furent soumis à des contraintes communes liées à l’état de siège et aux impératifs de l’économie de guerre (surveillance, réquisitions, extension de l’autorité étatique…). Toutefois, leur gestion différait selon qu’ils étaient européens, et donc « blancs », ou coloniaux et chinois. En effet, alors que les premiers restaient relativement libres, les seconds étaient tenus par des contrats bien plus contraignants ; surtout, ils étaient militarisés et regroupés dans des camps souvent construits à la va-vite à la périphérie des villes. Tout était fait pour les maintenir à l’écart des populations avec lesquelles les autorités civiles comme militaires souhaitaient qu’ils aient le moins de contacts possibles. De très nombreux documents attestent en outre de la fréquence des mauvais traitements infligés par les cadres coloniaux recrutés pour les diriger, auxquels les autorités françaises durent rappeler à plusieurs reprises que la violence coloniale n’était pas tolérée en métropole. Alors que les tensions entre Français et étrangers « blancs » étaient bien moindres que dans les années 1880-1890, les ouvriers coloniaux et chinois furent la cible d’une « violence raciale » populaire croissante : à partir de mai 1917, un peu partout en France (Brest, Dijon, Le Havre, Paris, Toulouse), des rixes, voire des émeutes, se multiplièrent, faisant souvent des blessés graves et des morts. Aux ouvriers coloniaux, les Français reprochaient d’être des briseurs de grèves et de permettre, par leur présence, le maintien des travailleurs français au front. Ils dénoncèrent également la concurrence sexuelle que leur présence avait provoquée [Stovall, 2003].

À la faveur du vaste mouvement migratoire entraîné par la guerre, la pensée raciale républicaine, qui s’était jusqu’alors déployée essentiellement dans les colonies, se relocalisa en métropole et s’institutionnalisa au moyen de pratiques administratives nouvelles et spécifiques. Furent alors introduits des impératifs (juridiques par exemple) et des catégories qui n’avaient jusqu’alors cours que dans les colonies. En témoignent par exemple le recours au terme « indigène » pour désigner les Algériens sur le sol métropolitain ou les réflexions renouvelées sur le métissage. En effet, jusqu’alors, le métissage avait constitué un « problème » circonscrit aux colonies où, cependant, les relations sexuelles entre un homme blanc et une femme « de couleur » n’étaient pas considérées comme une remise en cause fondamentale de la domination coloniale. En revanche, les enfants nés en France d’une union entre un travailleur colonial et une Française étaient officiellement considérés comme une menace contre l’ordre colonial et la domination masculine qui lui était consubstantielle. C’est pourquoi, pendant la guerre, les autorités civiles et militaires accentuèrent leur surveillance sur la vie sexuelle des coloniaux et des Chinois, et multiplièrent les mesures afin d’empêcher toute régularisation de ces unions mixtes et toute reconnaissance des enfants métis par les pères issus de colonies.

À cela s’ajouta une division raciale du travail. À chaque « race » en effet, étaient censées correspondre des aptitudes physiques et psychologiques particulières déterminant des types d’emploi particuliers [Dornel, 1995]. Aux réactions d’hostilité relativement spontanées – mais finalement limitées en proportion du nombre de travailleurs coloniaux – se superposèrent par conséquent des pratiques étatiques étayées par des discours savants qui firent émerger l’idée d’« indésirabilité ». Étaient indésirables ceux dont on décrétait qu’ils n’étaient pas « assimilables ». En juillet 1917, dans une note adressée au ministre de l’Armement et très probablement rédigée par Bertrand Nogaro, on peut ainsi lire : « Les étrangers, de race blanche et par conséquent assimilables, peuvent, en effet, en notable proportion, se fixer dans le pays et fournir non seulement un appoint de main-d’œuvre, non moins nécessaire demain au relèvement industriel qu’aujourd’hui à la poursuite de la guerre, mais encore un apport ethnique indispensable pour reconstituer notre population. » Ainsi, la « blanchité » constitua dès lors un critère d’appréhension, de différenciation et surtout d’organisation des différents groupes de travailleurs venus d’Europe, d’Afrique et d’Asie.

Indéniablement, on assista en métropole à la reprise du discours colonial qui assimilait Français, Européens et « Blancs ». Mais ces désignations par la couleur furent nettement moins fréquentes que les appellations plus classiques : « coloniaux », « indigènes », « protégés », « exotiques » étaient bien plus répandues que « Jaunes » ou « Noirs », et il n’existait alors pas de couleur pour désigner les Nord-Africains, encore largement perçus selon la logique de l’opposition entre Arabes et Kabyles. On peut penser toutefois que « colonial » ou « indigène » sont devenus des équivalents d’« homme de couleur ». Cela marqua sans doute, pour la France, un tournant dans l’histoire des rapports entre « race » et « couleur », qui jusqu’alors n’avaient que très imparfaitement coïncidé, comme l’atteste la fameuse opposition entre Francs et Gaulois théorisée notamment par Amédée Thierry. Dès lors, mais sans que cela fût réellement ni explicité ni systématisé, la couleur devint l’un des critères majeurs de détermination de la race. Elle tendit à se substituer à celui de la distance ou de l’éloignement qui avait jusqu’alors structuré l’appréhension de l’Autre. Toutefois, comme en témoignent notamment les perceptions et les pratiques à l’égard des Chinois pendant la guerre [Dornel, 2012], la question de la couleur ne se limitait pas aux sujets coloniaux et transcendait l’identité impériale.

Ainsi, pour la France, les années 1880-1910 furent celles d’une transition majeure dans le rapport à l’Autre. Ce dernier fut d’abord pris dans un « système xénophobe » qui se structura dans les premières décennies de la IIIe République, puis fut racialisé à l’occasion de la venue en France de soldats et de travailleurs coloniaux. Autrement dit, on observe alors le passage de la xénophobie au racisme, sans pour autant que la première ne disparaisse. Ce n’est par ailleurs que pendant la Grande Guerre que la « race »et la « couleur » ont fini par coïncider. Importées en France, ces catégories coloniales permirent d’euphémiser la couleur – les Arabes, les Malgaches et même les Annamites n’étaient en effet pas désignés par la couleur de leur peau, contrairement aux Européens, qui étaient bien qualifiés de « main-d’œuvre blanche » – et participèrent donc de la construction raciale d’un nouveau type de main-d’œuvre. La « blanchité » permit du même coup d’homogénéiser, au moins le temps que dura la guerre, des groupes de travailleurs entre lesquels les relations avaient naguère été très tendues. Comme aux États-Unis, la « blanchité » constitua, dans une mesure qui reste encore à déterminer, le moyen de redéfinir la classe ouvrière en excluant les hommes de couleur. Mais elle devint aussi un critère essentiel de la définition et de la construction de la politique d’immigration pour et pendant l’après-guerre, puisqu’elle permit de déterminer les groupes assimilables et désirables. De fait, politiques et experts, dans leur très grande majorité, appelèrent à redynamiser la démographie française au moyen d’une main-d’œuvre définie comme blanche, et par conséquent à exclure les coloniaux et les Chinois. Dès la fin de la guerre, l’efficacité économique de ces derniers – toujours considérée comme inférieure à celle de la main-d’œuvre de « race blanche » – fut systématiquement minorée, et leur rapatriement rapide devint une priorité.

Il s’agit donc bien d’un processus de racialisation de l’identité de la classe ouvrière française et de construction de la France comme un ensemble « blanc » ; les élites et les instances étatiques ont joué un rôle majeur dans l’institutionnalisation de catégories raciales et dans la racialisation des rapports sociaux. Ce processus a été fondateur, d’une part en ce qu’il portait en germe la racialisation, cette fois systématique, qui accompagna l’immigration massive des Trente Glorieuses ; d’autre part, parce qu’il fixait durablement en métropole la racialisation des identités coloniales tout en euphémisant la couleur ou la race. La décolonisation a évidemment rendu impossible le maintien du vocabulaire colonial ; mais « indigène » ou « colonial » n’ont-ils pas été remplacés par « maghrébin », « subsaharien » et même, tout simplement, « immigré » ? Dans le même temps, la construction d’un espace politique européen, en faisant émerger une citoyenneté européenne, a confirmé, dans la pratique comme dans les discours, la partition entre, d’un côté, une immigration européenne, « blanche », libre d’aller et venir à sa guise, et, de l’autre, identifiée à l’immigration postcoloniale et de moins en moins « désirable », une immigration officiellement « extra-européenne », appellation qui maintient l’euphémisation ancienne de la couleur et le non-dit de la « blanchité ».

 

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