Lire hors-ligne :

Guillaume Davranche, Trop jeunes pour mourir. Ouvriers et révolutionnaires face à la guerre (1909-1914), Libertalia/L’Insomniaque, Paris, 2014, 544 pages, 20€.

 

Les grèves de midinettes et la semaine anglaise

 

Les années 1911-1914 marquent une reprise de l’intérêt du mouvement ouvrier pour les luttes et l’organisation des femmes. La révolte contre la vie chère, en août-septembre 1911, a vu la CGT s’impliquer aux côtés des ménagères1. Mais ce sont surtout les grèves des couturières – les « midinettes » – de la maison Esders, entre juillet 1910 et janvier 1912, qui marquent un tournant.

La chaîne de magasins Esders fait travailler des centaines de confectionneuses à domicile ou en atelier. Celles-ci entrent en lutte plusieurs fois entre juillet 1910 et mars 1911, tantôt à Paris, tantôt à Lyon, pour des questions de salaire ou de simple dignité ouvrière. La Voix du peuple lesencourage sans relâche et les appelle à former des syndicats2. La fédération de l’Habillement, avec son secrétaire Pierre Dumas, est à fond derrière elles. À Lyon, l’Union des syndicats du Rhône organise pour elles des « soupes communistes » avec l’aide du syndicat des cuisiniers. En conséquence, les midinettes affluent à la fédération de l’Habil­lement, qui recueille 800 adhésions en quelques semaines3.

En novembre 1911, un nouveau conflit éclate chez Esders. Ce sera la plus importante lutte de midinettes jusqu’aux fameuses grèves de 1917-1918.

Elle va cependant être éclipsée par la grève épique des taxis autos qui s’étale sur près de cinq mois et connaît force rebondis­sements, avec rixes sanglantes entre jaunes et grévistes, interventions policières et incendies de voitures4.

La grève des midinettes va quant à elle durer huit semaines, jusqu’en janvier 1912. Quasi ignorée de la presse bourgeoise, elle va en revanche être suivie de près par La Bataille syndicaliste, L’Humanité et La Voix du peuple. La Guerre sociale et Le Libertaire s’en font également l’écho5.

Le conflit éclate le 25 novembre contre une baisse des tarifs à la pièce, aux ateliers Esders du 77, avenue Philippe-Auguste, à Paris 11e6. Chaque jour, une assemblée générale se tient à la bourse du travail, avec le soutien du syndicat de l’Habillement de Paris, qui verse 2 000 francs à la caisse de secours. Les midinettes partent ensuite manifester dans les beaux quartiers, où sont situés les quatre magasins Esders de Paris, dûment gardés par la police. Au total, 500 femmes et 100 hommes participent au mouvement7.

Bientôt, les rayonnages se dégarnissent, gênant Esders à l’approche des fêtes de fin d’année. Le 13 décembre, l’Union des syndicats de la Seine fait placarder une affiche appelant « les ouvriers, les ouvrières, les employés, les ménagères, tous les prolétaires » à boycotter Esders « qui nie à des femmes le droit de vivre en travaillant. » 8Une notion qui, dix ans auparavant, n’allait pas de soi !

Les manifestations, elles, se durcissent. La police brutalise les midinettes et procède à des arrestations. Quelques-unes sont condamnées pour « outrage et rébellion » 9.

Le dimanche 24 décembre 1911, l’Union des syndicats de la Seine appelle à manifester en solidarité avec elles. De nombreux militants ouvriers – dont ceux de la FRC – accourent, et 3 000 personnes défilent du pont Neuf à la tour Saint-Jacques en conspuant Esders. Aux abords des magasins, de violentes bousculades ont lieu avec la police. Des vitrines sont abattues avant que les rideaux de fer aient pu être baissés. Les Bakounistes, le groupe de choc de la FRC, qui fait sa première apparition dans la rue à cette occasion, échange des coups avec la police10. Bien que boiteux, Pierre Dumas, secrétaire de l’Habillement, est molesté et placé en garde à vue11.

Quelques jours plus tard, la fédération de l’Habillement constate qu’Esders a augmenté les effectifs dans son atelier lyonnais pour assurer la production bloquée à Paris. On envisage d’étendre le mouvement à Lyon, mais sans succès.

Finalement, voyant la fin des fêtes se profiler sans qu’Esders ait daigné négocier, les grévistes votent la reprise du travail pour la 2e semaine de janvier mais « tous ensemble ou pas du tout » : il faut que le patron reprenne tout le personnel sans discrimination12. Au sortir de cette grève mémorable, malgré la défaite, le syndicat de l’Habillement a le vent en poupe. Plusieurs militantes ou sympathisantes de la FRC – Thérèse Taugourdeau, Berthe Vauloup, Berthe Lemaître, Henriette Tilly, Émilie Jacquemin – elles-mêmes couturières, sont vraisemblablement actives au syndicat.

 

La grève Esders marque un tournant dans l’intérêt que la CGT porte au prolétariat féminin. Pour la première fois, les femmes vont faire l’objet d’une propagande spécifique à l’occasion de la campagne pour la « semaine anglaise », qui débute quelques semaines plus tard13.

Lors de sa conférence extraordinaire de juin 1911, la CGT avait décidé de relancer l’action pour la réduction du temps de travail mais, en modifiant l’axe revendicatif. Les huit heures par jour, qui avait porté la remarquable campagne de 1905-1906, avaient été jugées trop rigides, pas forcément adaptées à chaque corporation. La semaine anglaise – c’est-à-dire l’interdiction de travailler le samedi après-midi – avait paru plus facile à manier, notamment pour les salariés du commerce. La CGT retrouvait ainsi un objectif structurant, avec lequel même les fédérations réformistes étaient en accord. Déjà, lors de cette conférence de juin 1911, Pierre Dumas, de l’Habillement, avait insisté sur l’attrait de cette revendication auprès de « l’ouvrière » : « Prise à la fois par l’atelier ou l’usine et son intérieur, elle mène le plus souvent l’existence d’une esclave : le repos du samedi après-midi sera, pour elle comme pour l’employé, comme pour le coiffeur, la conquête du repos hebdoma­daire. » 14

Un mois plus tard, la CGT adressait à chaque bourse du travail un questionnaire sur le travail des femmes, afin d’en évaluer plus précisément la situation15. Bien peu de réponses sont remontées, signalant le désintérêt persistant pour cette question chez les militants de base16.

Cela ne décourage pas Pierre Dumas, qui développe une argumentation très moderne pour l’époque. Grâce à la semaine anglaise, explique-t-il, l’homme « sera amené à prendre sa part des travaux qui sont exclusivement abandonnés à la femme. Il n’est plus possible de se cantonner derrière le préjugé que les soins ménagers sont du ressort exclusif de la femme. […] Puisqu’elle doit, comme l’homme, être une salariée, passer dix heures à l’atelier, apporter sa paye, les travaux qui lui prenaient tout son temps doivent être partagés. » 17

En raison sans doute des événements extérieurs – coup d’Agadir, 1re affaire du Sou du soldat, réactivation des lois scélérates, mouvement contre la vie chère – il faut attendre mars 1912 pour que débute la campagne pour la semaine anglaise.

L’article de cadrage paru dans La Voix du peuple reste dans un schéma patriarcal en expliquant que si cette revendication triomphe, les femmes pourront concilier travail salarié, travail domestique et repos dominical, oubliant au passage la question du partage des tâches ménagères18. Quelques semaines plus, le journal publie un dessin s’adressant spécifiquement aux ouvrières : on y voit une femme à l’atelier en semaine ; s’occupant de son intérieur le samedi après-midi ; passant son dimanche en loisir19.

Émile Pouget a une vision moins traditionnelle quand il évoque le « double fardeau » des femmes, salarié et domestique, et qu’il écrit que le temps libéré leur permettra de revendiquer davantage : « si, jusqu’ici, la femme s’est tenue à l’écart des syndicats, c’est parce que les préoccupations de la tant-bouille s’y opposaient »20.

Georges Yvetot surprend, avec un article féministe virulent dans Le Libertaire : « Oui, que les femmes pensent à elles, puisque les hommes n’y pensent que pour en jouir et pour les faire souffrir. […] La femme a sa part, sa trop large part dans la misère sociale, dans l’esclavage ouvrier et nous nous devons, militants ouvriers, de la sortir de sa situation encore plus affreuse que la nôtre. […] Disons-lui : femme, ne compte que sur toi-même, aide-toi et… ce n’est pas le ciel qui t’aidera, mais tous ceux d’entre nous qui ont des sentiments purs et une conviction forte. »21

La semaine précédente, Thérèse Taugourdeau signalait que les « appels aux femmes » étaient devenus la mode dans les milieux militants. Malgré cela, se plaignait-elle, seule une minorité d’hommes amènent leurs compagnes en réunion. D’autres rechignent à leur présence. Sa conclusion était que, pour aider les femmes à agir, il fallait « féminiser les hommes » – sans préciser ce qu’elle entendait par là22.

 

[Pages 322-325 – Extrait du chapitre « La FCA et les femmes ».]

Lire hors-ligne :

références

références
1 Lire « Ménagères et locataires contre la vie chère », page 188.
2  »Les vaillantes midinettes », La Voix du peuple, 17 décembre 1911.
3 Madeleine Guilbert, Les Femmes et l’organisation syndicale avant 1914, CNRS, 1966, p. 242.
4 La grève des taxis-autos, qui dura du 28 novembre 1911 au 18 avril 1912, a été narrée dans le détail par Aragon dans Les Cloches de Bâle.
5 E. Duté, « La femme dans la lutte ouvrière », Le Libertaire, 9 décembre 1911.
6 Émile Pouget, La Guerre sociale, 6 décembre 1911.
7 Émile Pouget, La Guerre sociale, 3 janvier 1912.
8 Affiche citée dans L’Humanité, 14 décembre 1911.
9 Le Petit Parisien, 19 décembre 1911.
10 Arch Ppo BA/1513.
11 L’Humanité, 25 décembre 1911.
12 L’Humanité, 31 décembre 1911.
13 Guilbert, 1966, pp. 419-420.
14 Compte rendu de la conférence extraordinaire de la CGT du 22 au 24 juin 1911, p. 40.
15 Séance du 21 juillet 1911 du comité fédéral de la section des bourses.
16 Guilbert, op. cit., p. 418.
17 Pierre Dumas, « La semaine anglaise », La Vie ouvrière, 20 décembre 1911.
18 Léon Jouhaux, «La diminution des heures de travail. La semaine anglaise », La Voix du peuple, 24 mars 1912.
19 La semaine anglaise », La Voix du peuple, 12 mai 1912.
20 Émile Pouget, « Pour syndiquer les femmes », La Guerre sociale, 24 avril 1912.
21 Yvetot, « Pour que les femmes soient avec nous », Le Libertaire, 20 avril 1912.
22 Thérèse Taugourdeau, « Féminisons les hommes », Le Libertaire, 13 avril 1912.