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Diffusion dimanche 25 mars, à 22h, sur France 5.

 

On admirera, pour sa qualité cinématographique, son intelligence de cœur et son intelligence tout court, le portrait que Carmen Castillo vient de faire de celui que Susan Sontag, peu avant sa mort, évoquait comme « l’un des héros moraux et littéraires les plus envoûtants du XXe siècle ». On eût souhaité que Carmen disposât de bien plus que ces cinquante-deux minutes, pour ce travail considérable où elle a bénéficié notamment des apports de l’érudit Jean Rière, mais aussi des réflexions de Michaël Löwy et de Régis Debray (« L’intelligence plus le caractère, ça vous tue un homme »), ainsi que des souvenirs de Vlady Kibaltchitch, le grand fresquiste mexicain et fils de Victor Serge, dont il rappelle ce trait caustique, bien dans le style sans jamais atermoiements de l’indomptable qu’il était : « De défaites en défaites jusqu’à la victoire finale ! »

Beaucoup de temps et d’argent ont été consacrés à l’acquisition des images d’archives, et la moisson, en appui des écrits de Serge, lus par Jacques Bonnaffé, est d’une richesse incomparable en documents inédits, telles ces vues de « la capitale du froid » affamée pendant la guerre civile, des grands procès, de Staline, du camp où Serge fut relégué à Orenbourg, de la misère dans l’Asie russe, jusqu’à cette séquence où l’on voit Trotsky, en français, chapitrer : « L’ouvrier qui se tient pour communiste mais se nourrit de racontars, tance-t-il, qui n’étudie pas les documents, ne vérifie pas par lui-même les faits, ne vaut pas grand-chose ». Elle sonne comme un peu dérisoire, aujourd’hui, après coup, quand on sait, après Serge, qu’il était « minuit dans le siècle ». Ces pépites, leur provenance ? Surprise encore : non pas Moscou mais à deux pas d’ici, car l’ouverture des fonds soviétiques, nous apprend la réalisatrice, a été le signal d’une grande braderie, au bénéfice du plus offrant, Pathé et autres Gaumont.

Il y a des moments à mourir de tristesse, tel celui où, sur un fond de nuit parcouru d’éclats de lumière spectrale, celle du blanc de la neige se réfléchissant à la lueur des réverbères, on entend Serge évoquer la fin du poète Essénine et citer les derniers mots qu’il laissa, écrits avec le sang de ses veines ouvertes : « Au revoir, mon ami, au revoir. Il n’est pas nouveau de mourir dans cette vie, mais il n’est certes pas plus nouveau de vivre ». Tout est dit, dans ces adieux, de l’absurdité et de l’atroce des temps, mais aussi de ce que la mort est un non-événement, s’en trouvant irrévocable la vie, cette entêtée matrice d’espérance.

Il y a des moments où l’on sourit, tel celui où l’on voit Régis Debray feuilleter le dossier Serge au musée de la Préfecture de police, avec ce commentaire : « Un intellectuel révolutionnaire, c’est quelqu’un qui fait des brochures, des tracts, des livres, mais surtout sur qui on fait énormément de dossiers. C’est fou ce qu’il a donné de travail aux agents de police, qui devraient lui en être reconnaissants. Il décède en 1947, ce qui n’arrête pas du tout la paperasserie. Voyez cette note de mai 1973. On frémit à l’idée des dossiers qu’on a ici, sur nous ».

Formidablement attachante, comme toujours, est Carmen Castillo, ici à la poursuite de Victor Serge, avec lequel elle est en profonde empathie, et pour cause : celle de la Révolution, ses lendemains qui chantent, ses lendemains qui déchantent, ses martyrs et ses déracinements. Cette quête est en effet aussi celle d’elle-même, elle pour qui Serge est « l’un des fantômes qui se promènent dans [ses] nuits d’insomnie » : « Dans la résistance à Pinochet, dans la clandestinité, dans nos bagages, il y avait des armes et des livres. Les siens nous rendaient lucides, donc plus forts. »

Dernières nouvelles : trois romans de Serge, qui écrivait en français, sont aujourd’hui, et pour la première fois, traduits en russe ; et Carmen prépare maintenant un film sur un certain Daniel Bensaïd, dont le titre sera On continue.

 

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