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À propos de : James C. Scott, Zomia. Ou l’art de ne pas être gouverné, Paris, Seuil, 2013 (2009). Pour lire la préface de l’ouvrage, cliquez ici. 

L’espace (et le temps) de l’alternative sauvage

Dans Zomia. Ou l’art de ne pas être gouverné, l’anthropologue et politiste James C. Scott nous rappelle que, désormais, « nous vivons dans un monde dont toute la surface est occupée », dominé par des « modèles institutionnels standardisés » dont les principaux sont les « modèles nord-atlantiques de la propriété individuelle et de l’Etat-nation » (p. 423). Mais cela n’a pas toujours été le cas. Bien au contraire, en décentrant le regard de la modernité occidentale et de son auto-narration, l’histoire de l’humanité apparaît comme caractérisée, en très grande partie, par l’autonomie politique de petits groupes sociaux qui ont refusé la domination étatique et le concept de propriété privée : ils auraient réussi à préserver leur vocation à la liberté et à l’autonomie en développant des formes égalitaires et horizontales d’organisation sociale et politique. Pour affirmer cela, Scott a rédigé un ouvrage entier d’ethnologie historique sur ce qui représente, à ses yeux, la dernière expérience d’autonomie politique, étendue dans l’espace et persistante dans le temps, capable de résister jusqu’à très récemment à l’avancée du « progrès » : celles des groupes ethniques, comme les Miao ou les Kachin, des collines d’Asie du Sud-Est. Il s’agit d’une vaste région périphérique, ici appelée « Zomia », entre l’Inde et la Chine, en passant par la Birmanie, le Laos et le Vietnam, et qui aurait constitué jusqu’à très récemment le réceptacle spatial de peuples sans État et réfractaires à la domination. Tout en mobilisant, de manière très raffinée, les connaissances ethnologiques et historiques propres à un spécialiste d’aire culturelle, Scott entend faire de ces quelques expériences périphériques de l’histoire des cas exemplaires et significatifs : des fragments exemplaires d’une « histoire globale des populations qui s’efforcent d’éviter l’État ou qui en ont été expulsés », comme les tziganes, les berbères, les nomades de la mer et tous les peuples de pasteurs nomades (p. 428) ; et des cas significatifs, capables de communiquer aux lecteurs d’aujourd’hui, désormais gagnés à la cause de la domination impersonnelle de l’État et de la saturation spatiale du globe, la possibilité que l’homme a eue, et peut-être a encore, de créer des espaces de liberté. Les connaisseurs des ouvrages précédents de Scott, dont notamment  Weapons of the Weak et Domination and the Arts of Resistance1, reconnaîtront dans Zomia la capacité sorcière de l’auteur de faire de ces histoires apparemment marginales, et pour certains même insignifiantes, le tissu d’une contre-histoire universelle et de les projeter au cœur des débats philosophiques et politiques d’aujourd’hui.

 

La topographie du pouvoir d’État

Du point de vue historique et ethnologique, Scott propose une lecture proprement topographique, dans la Zomia, du rapport entre espaces de la domination des vallées, contrôlées par des centralisations politiques, et les espaces de liberté des collines habitées par des peuples égalitaires. L’histoire de ces derniers ne peut être comprise si ce n’est pas par référence, et par opposition dynamique, au processus historique de construction et de développement de centres de pouvoirs étatiques de la sous-région, notamment des Empires chinois et des royaumes « mandala » d’Inde septentrionale, Birmanie, Laos et Vietnam, l’expérience coloniale européenne intervenue plus tard n’étant qu’une appendice hétéro-directe de cette même logique d’imposition de la « civilisation » sur les « barbares ».

Cette lecture topographique et dialectique, qui accompagne toute l’analyse, s’exprime déjà à partir du fort déterminisme géographique, employé dans le premier chapitre (Collines, Vallées et États), pour interpréter l’organisation politique : dans la Zomia, l’opposition « peuples de l’amont »/ « peuples de l’aval » recouperait parfaitement celle entre « populations autonomes » et « populations gouvernées par un État » (self-governing peoples/state-governed peoples) (p. 23). Scott rappelle que ce rapport entre autonomie politique et montagnes est avéré dans d’autres contextes historiques : constantes sont les références, par exemple, aux analyses de Braudel à propos de la civilisation méditerranéenne et de sa faible pénétration sur les montagnes ; ou à l’ethnogenèse Dogon comme peuple de réfugiés sur la falaise de Bandiagara au Mali. L’auteur reconnaît pourtant que le cas des royaumes Incas sur les Andes constitue un contre-exemple (p. 29, 181). Toujours au titre comparatif, il nous rappelle que, dans l’histoire, l’autonomie a été possible également sur d’autres espaces qui, à la différence des montagnes, seraient plutôt « lisses », selon la terminologie deleuzienne : les étendues désertiques sillonnées par les pasteurs nomades ; ou les étendues aquatiques de la mer de Chine ou de l’océan Indien qui ont toujours abrité des pirates anarchiques. Les caractéristiques géographiques indispensables d’un espace de liberté sont des qualités par défaut : la difficulté d’accès et de contrôle par des entités politiques externes ; et surtout, le faible potentiel d’exploitation agricole.

Pour l’analyse des États d’Asie du Sud-Est, Scott mobilise, de manière ici peu critique et sans les citer, les théories classiques (Engels, Wittfogel, Service) sur l’origine de l’État et son lien avec le développement de l’agriculture sédentaire et le contrôle des réseaux hydriques comme voies de communication et sources d’irrigation à grande échelle. Dans la région, les États seraient apparus dans le seul contexte géographique propice à cet effet, à savoir les vallées, pour leur potentiel d’exploitation agricole fixe et intensive et pour la facilité de domination militaire du territoire et de la main-d’œuvre captive. L’auteur dégage et décrit ainsi tout le développement historique des États mandala comme un processus d’expansion territoriale liée à la conversion de terrains libres et « improductifs » à l’agriculture céréalière centralisée (Chapitre 2. L’espace étatique). Cette expansion aurait été opérée, entre autres, par la transformation de droits et usages des terres, avec le passage de l’exploitation commune ouverte (open common-property) à la copropriété fermée (closed common-property) (p. 25) : l’idée d’enclosure agricole était ainsi l’image métaphorique d’un pouvoir ayant la vocation à s’affirmer sur un espace fini, approprié, saturé, contrôlé et exploité.

La production agricole n’était pourtant que le moteur initial de la machine d’expansion des États. Un autre vecteur crucial était l’ambition à exploiter, au sens littéral du mot, le potentiel économique des masses vivant dans les périphéries du territoire, pour en faire une main-d’œuvre captive et des sujets soumis à l’imposition fiscale (Chapitre 3. Concentrer la main-d’œuvre et les réserves céréalières). Scott reprend ici, pour les États précoloniaux d’Asie, ses propres théories à propos de l’État « moderne » présentées dans son célèbre ouvrage Seeing like a State2. La mission civilisatrice étatique s’accomplirait par la soumission des terres et des hommes à une volonté de domination et de lisibilité des sujets, euphémisée par la « volonté de savoir » du cartographe d’État. Cette domination spatiale ne peut se faire qu’à travers le contrôle et la gestion de la mobilité des habitants des périphéries, en leur imposant la sédentarisation et l’enrôlement au service des intérêts étatiques. Il s’agit d’une incorporation progressive et concentrique des espaces libres environnants, dont le degré d’autonomie se mesure en fonction de la distance-temps que les armées emploient pour les atteindre à partir des centres royaux (p. 77-79). Le contrôle des peuples périphériques devient ainsi une obsession pour les élites étatiques, puisque l’existence d’une marge non gouvernée représente constamment la possibilité d’une alternative à la vie à l’intérieur de l’État (p. 27).

Cette guerre contre l’insoumission dans l’Asie précoloniale a pris la forme, dans les représentations culturelles des élites, d’une croisade de la civilisation contre la barbarie. Cela montre une sorte d’équivalence avec les représentations étatiques et élitistes décrites, par exemple, par Ibn Khaldun à propos du monde Arabe ou avec celles qui ont guidé l’expérience coloniale européenne (p. 154 et ss.). A ce propos, le cas du bassin rizicole du sud-ouest de la Chine est exemplaire pour cette opposition entre civilisation et barbarie : elle est ici pensée comme une opposition, aux nuances lévi-straussiennes, entre peuples « cuits », puisque dotés de culture, et peuples « crus » (p. 166-167). Or, l’anthropologue regrettera ici que l’auteur ne se préoccupe pas de poser la question de savoir si la culture des peuples « non-gouvernés », et leur « pensée sauvage », présente elle aussi ce type de distinction et de hiérarchisation des humains en fonction de la prétendue présence ou absence de culture. Dans la plus vaste littérature ethnologique, certaines études affirment que les peuples sans État, comme les sociétés amérindiennes étudiées par P. Descola3, ne présenteraient pas ce type d’opposition, alors que d’autres exemples ethnographiques du même genre, comme ceux sur la construction de l’idée d’humanité chez les pasteurs nomades, montrent qu’une idée de civilisation et de distinction culturelle entre les « formes d’humanité » existe quand même4. Les cultures des peuples à État et les cultures des peuples non gouvernées sont-elles vraiment aussi opposées, comme Scott le sous-entend, dans la présence et l’absence de toute distinction et hiérarchisation culturelle des groupes ? Ou bien cela doit plutôt être entendu comme une question de degré et d’affirmation historique d’un registre civilisationnel particulier au détriment d’autres pourtant concurrents ?

En laissant la réponse aux spécialistes d’aire, il n’en reste pas moins que l’expansion territoriale des États mandala s’accompagne de l’idée d’une « mission civilisatrice » (p. 161). Celle-ci aspire à une double domestication culturelle. Tout  d’abord, elle prend la forme eliasienne de « civilisation des mœurs » des élites, avec par exemple l’importation de la culture brahmanique de l’Inde dans les courts de Cambodge, Java, Birmanie et Siam (p. 156). Puis, elle se manifeste par l’imposition, par les centres politiques, d’une uniformisation ou d’une subordination culturelle et linguistique sur les espaces périphériques (p. 324-334), à l’encontre de leur pluralité et de leur fluidité ethnique. Le cas plus symptomatique de cette acculturation forcée est l’hégémonie ethno-culturelle des Han imposée jusqu’aux frontières de la sphère de pouvoir chinoise.

 

L’espace de la résistance et la place de l’histoire

Entendue comme réaction au développement territorial de l’État, l’histoire des « peuples sans gouvernement » des périphéries est elle aussi interprétée par Scott au prisme de la topographie. L’une des conditions qui ont permis des poches d’autonomie dans la Zomia serait un rapport de production particulier des communautés locales avec les terres et le contexte écologique des collines. Il s’agit de la possibilité d’une subsistance reposant sur la pratique de l’agriculture itinérante (shifting agriculture). Une production itinérante en hauteur, basée sur la mise à repos des terrains, serait beaucoup plus prolifique au niveau nutritionnel qu’un système productif centralisé et concentré sur la monoculture céréalières des vallées, qui expose les populations, non seulement aux travaux forcés et d’autres formes d’aliénation, mais aussi à la menace de famines et d’épidémies (p. 215-218).

Cette possibilité structurelle a permis de développer tout un système dialectique de réactions et réponses à l’avancée de l’État, dont la principale est la fuite (flight) et la création d’espaces-refuges (Chapitre 5. Tenir l’Etat à distance). « L’art de ne pas être gouvernés » – expression qui donne le titre original à l’ouvrage – se manifeste tout d’abord dans la grande mobilité physique de petits groupes éparpillés, une sorte de nomadisme politique qui leur permet de retrouver ailleurs les conditions pour vivre en autonomie. Ce « processus de migration ‘’statofuge’’ » (p. 176) aurait même produit la réalité composite au niveau démographique et ethnique de la Zomia (p. 188-194). Dans une perspective qui se revendique d’un « constructivisme radical » (Chapitre 7. Ethnogenèse), Scott affirme refuser tout essentialisme ethniciste, décrivant les groupes ethniques des collines comme le résultat historique d’une mixité et d’une fluidité identitaire constamment alimentée par la mobilité des groupes fugitifs. Des ethnonymes comme Miao, Hmong ou Karènes (p. 317et ss.) prennent ainsi sens non pas sur la base de quelques caractéristiques communes intrinsèques à ces groupes, mais comme désignations collectives en négatif de groupes divers qui ont réussi à se soustraire à la domination de l’État et dont ce refus constituerait le seul vrai dénominateur commun.

Scott nous offre ainsi une grille de lecture dynamique et dialectique de l’histoire de ces peuples et de l’histoire de l’État. La condition de « non gouvernés » serait non pas une émanation naturelle des choses, mais le produit d’une logue histoire d’avancée de la civilisation et de fuites. Cependant, l’auteur est bien conscient du risque de faire apparaître, dans cette perspective, l’histoire des peuples de la Zomia comme celle d’une humanité passive, simplement rejetée par le moteur de la civilisation. Pour éviter cela, il montre que ces peuples fondent leur anarchisme politique non seulement sur la base des rapports dialectiques avec un État extérieur, mais aussi grâce à des dynamiques sociales internes. Scott compare et applique ici aux sociétés de la Zomia les théories anthropologiques sur les sociétés « acéphales », dont les structures sociales fluides – les dynamiques de fission et fusion des segments lignagers (p. 276), ou l’égalitarisme en termes de richesse et de statut social – empêcheraient l’émergence interne de l’État. Finalement, pour éviter de présenter ces peuples comme les simples rebuts de l’histoire étatique, Scott reprend à son compte une idée bien enracinée dans la pensée anarchiste et libertaire et dans la philosophie politique qui va de Spinoza à Deleuze et au mouvements intellectuels actuels de la Multitude : il invite à interpréter l’autonomie des zomiens comme un choix ou une affirmation, active et délibérée, de refus de l’État. Ce refus trouverait son expression culturelle dans leurs rituels et sa manifestation politique dans les rébellions insurrectionnelles qui prennent la forme – classique pour les sociétés rurales – du prophétisme religieux (Chapitre 8. Prophètes du renouveau, p. 373 et ss.).

L’interprétation de l’anarchie des « barbares » comme pure vocation ou désir de liberté s’inscrit dans l’enseignement de l’anthropologie politique de Pierre Clastres, dont la Société contre l’Etat aurait eu, pour la rédaction de Zomia, « une allure divinatoire » (p. 14). Conçu à l’intérieur de l’échange réciproquement fécond entre l’auteur et le spinozisme libertaire de Deleuze et Guattari et à partir de l’ethnographie des Tupi-Guaranì d’Amazonie, le texte de Clastres proposait une lecture anarchiste de la liberté des « primitifs » comme une condition découlant d’un espace civilisationnel complètement vierge par rapport à tout contact avec l’Etat, soit par distance géographique, soit par prévention contre tout émergence interne grâce au fractionnement tribal. Avec Zomia, Scott essaye alors de reformuler la théorie anarchiste de Clastres non pas dans un espace de liberté en dehors de l’histoire, mais dans un contexte historique où il peut plutôt prendre forme en interaction dynamique avec un État extérieur.

Cette introduction d’une posture constructiviste et historique dans l’interprétation anarchiste de la liberté sauvage est opérée par Scott en associant aux théories de Clastres celles d’Ibn Khaldun – et actualisées par Ernest Gellner – sur les arabo-berbères et l’étude d’Edmund Leach sur les Kachin de Birmanie5. Ces travaux ont rendu compte de systèmes politiques dynamiques entre les deux pôles du pouvoir politique localisés dans des espaces différents. Ibn Khaldun et Gellner ont montré l’interdépendance, quoique conflictuelle, entre les centralisations politiques des villes et l’anarchie tribale arabo-berbères du désert (badyyia), avec une opposition concentrique entre la « terre du gouvernement » (makhzen) et l’espace de la « dissidence institutionnalisée » (siba). Edmund Leach, dans un contexte qui rentre d’ailleurs dans l’aire d’intérêt plus immédiat pour Scott, a montré le passage constant et ininterrompu des populations Kachin entre les aires collinaires, régis par une organisation sociale anarchique et égalitaire (gumlao), et les zones en aval présentant un système politiquement centralisée et socialement hiérarchisé (gumsa) (p. 275-290). D’autres études célèbres auraient conforté davantage l’approche comparatif de Scott, comme par exemple la théorie d’Igor Kopytoff sur l’histoire précoloniale de l’Afrique comme une dynamique perpétuelle de centralisation et de fuite de populations dans les « frontières » ou espaces interstitiels de liberté non encore soumis au pouvoir d’Etat6.

Ces références permettent à Scott de réintroduire la dimension historique dans sa topographie du pouvoir et de la résistance, faisant de l’histoire une affaire d’oscillation spatiale entre les pôles de la domination et de la liberté. Cependant, l’usage que Scott en fait est parfois partiel : les théories de Gellner, Leach ou Kopytoff, en décrivant la dialectique entre espaces étatiques et espaces de liberté, montrent également que les peuples non gouvernés peuvent participer activement au renouvellement du pouvoir central jusqu’à représenter, à certaines conditions, le conflit, la dissidence et la rébellion comme un élément potentiellement constitutif, et non pas seulement alternatif, du pouvoir étatique et de sa régénération.

 

Une place résiduelle ou la place globale pour les peuples non gouvernés au XXI siècle ?

Dans Zomia, Scott réussit à introduire les peuples anarchiques dans l’histoire, en montrant leur « dialectique co-évolutive » avec les Etats. Cependant, la dynamique oscillatoire entre la domination et la liberté s’est montrée possible seulement à condition qu’il y ait de l’espace disponible pour préserver ou reconstituer une zone d’autonomie. La contre-histoire des peuples non gouvernés de la Zomia a été concevable tant qu’il y a eu de la place pour eux dans un monde de plus en plus saturé par les Etats et la civilisation. Fin de l’espace, fin de l’histoire ? L’auteur lui-même l’affirme à plusieurs reprises, identifiant la fin de la deuxième guerre mondiale comme le moment où le développement des technologies et l’avancée des pouvoirs territoriaux a englobé à jamais toute périphérie insoumise (p. 424). Certes, Scott identifie encore des manifestations résiduelles de cette logique dans le monde contemporain : les activités de guérilla dont les mêmes peuples montagnards d’Asie ont été protagonistes lors des guerres indochinoises ; ou plus récemment, le retranchement des taliban sur les montagnes de Tora Bora en Afghanistan (p. 175), pour résister à une guerre hyper-technologique menée par des drones à distance et appuyée par une lecture satellitaire de la topographie. Mais ces expériences étant résiduelles et destinées à disparaître, quelle est l’utilité de réfléchir à la contre-histoire de la Zomia aujourd’hui ? Quelle est leur actualité ?

Il faut en effet se demander pourquoi ce livre, comme d’ailleurs le reste de la production intellectuelle de Scott, a attiré l’intérêt d’activistes et de penseurs, surtout de la mouvance libertaire et anarchiste, et circulent dans les places urbaines ou virtuelles de la contestation contemporaine, au point que Scott est considéré comme l’un des auteurs inspirateurs, par exemple, des mouvements d’Occupy et des Indignés dans le monde entier7. La pensée de David Graeber8, un autre anthropologue anarchiste qui a été d’ailleurs collègue de Scott à Yale, peut nous servir pour comprendre l’actualité de ce type d’anthropologie libertaire et de l’expérience des « peuples sans gouvernements ». Graeber, en effet, est considéré comme l’un des principaux inspirateurs et activistes du mouvement Occupy Wall Street et a souvent présenté les sociétés sans État comme l’attestation ethnographique qu’un « autre monde est possible ». Graeber considère qu’il est nécessaire de reconstituer activement, dans les places centrales des villes globales, des espaces de liberté et d’égalité à l’image des « sauvages » et épargnés du capitalisme impérial. Il s’agirait d’expériences alterotopiques9 inspirées des « zones autonomes temporaires » d’Hakim Bey – et que ce dernier a pensé en s’inspirant des « machines de guerre » de Deleuze et Guattari, théorisées à leur tour à partir de la lecture de l’anthropologie classique sur les sociétés acéphales d’Evans-Pritchard et Pierre Clastres.

Ce débat de forte inspiration anthropologique sur les alternatives politiques est marqué par deux interrogations fondamentales. La première consiste à savoir s’il est possible de constituer, aujourd’hui, des formes de vie collective fondée, dans l’organisation des relations sociales, sur l’égalité plutôt que sur la hiérarchie et, dans l’organisation politique, sur la participation directe plutôt que sur la délégation du pouvoir. Cette interrogation, aux teintes libertaires et anti-autoritaires, remet en discussion une vision du politique comme ancré indissolublement à ces figures de la domination que sont l’État et les institutions. Les réponses qui émergent dans les mouvements globaux de contestation et pour la justice sociale, au Sud comme au Nord, proposent de substituer cette politique centrée sur les figures de l’autorité, de la domination et du corps politique détaché par la pratique radicalement démocratique d’une politique immanente, encastrée dans la « société civile » et produite directement par l’agir des multitudes. Dans un contexte de globalisation, qui a saturé et englobé tout espace extérieur à la machine de guerre d’expansion technologique et d’exploitation capitaliste, ce questionnement sur la liberté et l’égalitarisme s’accompagne forcément d’une interrogation de nature géographique : est-il possible, dans ce « temps du monde fini » dont parlait Paul Valéry10, de concevoir et de créer un dehors de la domination, un espace-refuge où vivre l’alternative à la subordination et à l’exploitation de l’État, de la soi-disant civilisation et du capital ?

Scott s’est montré plus pessimiste que son plus jeune collègue Graeber11 sur la création, aujourd’hui, d’espaces en dehors de la domination. Nous l’avons dit, pour lui la saturation du globe par la domination de l’État et de la civilisation capitaliste est désormais irréversible. Dans son dernier ouvrage, Two Cheers of Anarchism12 – écrit comme une sorte de testament intellectuel de son propre positionnement politique et idéologique -, Scott admet croire, pour les sociétés contemporaines, plutôt dans des formes de contestation populaire, même violentes, qui se situent non pas à l’extérieur, mais à l’intérieur de l’État et du rapport de domination. Les émeutes urbaines des banlieues parisiennes ou londoniennes des dernières années constitueraient ainsi la régurgitation occasionnelle de l’ancienne vocation humaine pour l’insoumission,  désormais réprimée à l’intérieur d’un espace entièrement occupé par le pouvoir. Pour Scott, dans un monde « post-zomien » il faudrait réfléchir plus en termes d’infrapolitique – c’est-à-dire à des formes de contournement et de contestation mimétisées à l’intérieur du rapport de pouvoir – qu’en termes d’espaces physiques de liberté, comme il a d’ailleurs montré dans  Domination and the arts of resistance. Mais l’histoire achevée des zomiens reste maintenant dans notre mémoire – sous la forme écrite, grâce à Scott, en dépit des avantages que l’auteur reconnaît plutôt à l’oralité (Chapitre 6 ½. Oralité, écriture, textes) – pour nous rappeler que la servitude volontaire n’est pas la destinée de l’homme. Le lecteur marxiste – dont Scott critique constamment les figures tutélaires telles que Lénine, Mao, Gramsci et Hobsbawm – reprochera au théoricien anarchiste de ne pas offrir de théorie de la prise du pouvoir, de changement structurel politiquement organisé et de sujet révolutionnaire conscient. Mais la pensée de Scott est enracinée dans la critique libertaire, qui a émergé à la fin des années 1960 en opposition au marxisme traditionnel et qui fixe aujourd’hui – un peu paradoxalement, de manière presque hégémonique – les termes du débat sur l’alternative politique dans la pensée critique et les mouvements contestataires.

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Riccardo Ciavolella, anthropologue, est chercheur CNRS à l’Institut Interdisciplinaire d’Anthropologie du Contemporain et membre du Laboratoire d’Anthropologie des Institutions et des Organisations Sociales de l’EHESS, où il enseigne l’anthropologie politique. Il est notamment l’auteur de Les Peuls et l’État en Mauritanie. Une anthropologie des marges (Karthala, 2010) et de Antropologia politica e contemporaneità. Un’indagine critica sul potere (Mimesis, Milan, 2013).

 

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références

références
1 Scott, James C. 1985. Weapons of the weak : everyday forms of peasant resistance. New Haven:Yale University Press ; Scott, James C. 1990. Domination and the Arts of Resistance: Hidden Transcripts. New Haven:Yale University Press.
2 Scott, James C. 1998. Seeing like a state : how certain schemes to improve the human condition have failed. New Haven:Yale University Press.
3 Descola, P. (2005) Par-Delà Nature Et Culture. Paris: Gallimard.
4 Mariano, E. (2002) ‘ La Pulaaku Come Forma Di Umanità’, in F. Remotti (ed.) Forme Di Umanità. Milano: Mondadori.
5 Ibn Khaldun. Discours sur l’histoire universelle (Al-Muqaddima) ; Gellner, Ernest. 1969. The Saints of the Atlas. London, Weidenfeld & Nicholson ; Leach, Edmund R. 1954. Political Systems of Highland Burma. A Study of Kachin Social Structure. London: LSE.
6 Kopytoff, Igor, ed. 1987. The African Frontier. The Reproduction of Traditional African Societies. Bloomington: Indiana University Press.
7 « Professor Who Learns From Peasants », The New York Times, 4 décembre 2012, http://www.nytimes.com/2012/12/05/books/james-c-scott-farmer-and-scholar-of-anarchism.html?pagewanted=all&_r=0 ; http://features.blogs.fortune.cnn.com/tag/james-c-scott/ ; http://umaincertaantropologia.org/2012/02/07/entrevista-con-el-antropologo-estadunidense-james-scott-los-movimientos-autonomos-causan-miedo-a-los-movimientos-sociales-formales-y-al-estado-desinformemonos/
8 Graeber, D. 2004. Fragments of an anarchist anthropology. Prickly Paradigm Press Chicago ; Graeber, David. 2007. Possibilities : essays on hierarchy, rebellion, and desire. Oakland, CA:AK Press ; Graeber, David. 2011. Debt : the first 5,000 years. Brooklyn, N.Y.:Melville House ; Graeber, David. 2013. The Democracy Project : a history, a crisis, a movement. New York:Spiegel & Grau.
9 Ciavolella R. (2014), « Alterotopies or Alterpolitics. A Critique of Nomadology and Resistance (with Reference to West Africa) », Focaal, special issue Inspiring Alterpolitics, article soumis.
10 P. Valéry, Regards sur le monde actuel, Stock, Paris 1931, p. 11.
11 « Anarchist Anthropology », The New York Times, Sunday Book Review, 8 décembre 2011, http://www.nytimes.com/2011/12/11/books/review/anarchist-anthropology.html?pagewanted=all&_r=0
12 Scott, James C. 2012. Two cheers for anarchism : six easy pieces on autonomy, dignity, and meaningful work and play. Princeton:Princeton University Press.