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Pour Contretemps, Laurent Garrouste décrypte l’accord national interprofessionnel signé par le patronat et trois organisations syndicales représentant une minorité des salarié-e-s. Montrant comment cet accord poursuit la réorganisation néolibérale du travail, qui cherche à mettre le droit du travail au service intégral du patronat, il insiste sur la nécessité d’une mobilisation unitaire empêchant la transposition dans la loi de cet accord. 

 

On ne saurait sous-estimer la portée de l’accord national interprofessionnel qui vient d’être conclu le 11 janvier 2013 en France entre le patronat et trois organisations syndicales (CFDT, CFE-CGC, et CFTC). Cet accord intervient dans le cadre de la feuille de route gouvernementale ayant fait suite à la conférence sociale organisée peu de temps après l’élection du président socialiste François Hollande. Pourtant, le contenu de cet accord se situe dans une continuité remarquable avec les réformes sociales menées durant les dix années de gouvernement de droite (2002-2012). Ainsi, malgré le rejet populaire de Sarkozy qui a permis la victoire de Hollande, sa politique se prolongerait. Tel sera le cas si l’accord fait l’objet d’une transposition fidèle dans la loi et la réglementation comme l’ont annoncé sans aucune ambiguïté tant le Président de la République que son Premier ministre au nom d’une certaine conception de la « démocratie sociale ».

Cette situation double l’enjeu social de cet accord d’un enjeu démocratique majeur. Les organisations syndicales signataires ne peuvent prétendre représenter qu’une minorité des salariés. A elles trois elles ont en effet réuni 38.7% des voix lors des dernières élections prud’homales de 2009, et seulement 28.11% lors du référendum de représentativité organisé dans les TPE (très petites entreprises, ayant un effectif inférieur à 11 salariés) en novembre et décembre 2012.

Il faut s’arrêter sur le titre, à valeur programmatique, de l’accord : « pour un nouveau modèle économique et social au service de la compétitivité des entreprises et de la sécurisation de l’emploi et des parcours professionnels des salariés ». Déjà en mai 2011, les mêmes signataires patronaux et syndicaux avaient approuvé un rapport relatif à la compétitivité française, précédé d’une déclaration commune intitulée « Compétitivité : dépasser les approches idéologiques ». On pouvait y lire par exemple : « Pour que nos performances économiques progressent, il faut donc améliorer à la fois ce que les économistes appellent la compétitivité coût (coût des matières premières et de l’énergie, travail,…) et la compétitivité hors coût : qualité de nos produits et services, formation, organisation du travail et management, recherche et innovation, environnement social et fiscal, tissu productif… ». Et un peu plus loin : « C’est dans cette perspective que se pose la question de la structure des prélèvements obligatoires, qui pèsent en France plus qu’ailleurs sur les facteurs de production, en particulier le travail »1. Ce texte, passé relativement inaperçu, n’en marquait pas moins un tournant d’une partie du mouvement syndical français, acceptant, trois ans après l’ouverture d’une nouvelle phase de la crise économique mondiale, de faire corps avec le patronat autour de la promotion de la compétitivité des entreprises françaises, quitte à poser la question du « coût du travail ». Il précédait le rapport Gallois du 5 novembre 2012, remis au Premier ministre et intitulé justement « Pacte pour la compétitivité de l’industrie française ». Le gouvernement s’est immédiatement inscrit dans le cadre général de ce rapport, établi faut-il le rappeler par un grand patron, reprenant un certain nombre de ses propositions. Ce document de commande ne se contentait pas de préconiser des mesures économiques drastiques, il faisait aussi toute une série de préconisations sociales, très proches des dispositions de l’accord du 11 janvier, même si Louis Gallois proposait à maints égards d’aller encore plus loin.

L’offensive de « refondation sociale » lancée en 2000 par le MEDEF a été largement couronnée de succès. Les dix années qui viennent de s’écouler ont été fructueuses pour le patronat : retraites, exonérations de cotisations sociales massives, hiérarchie des normes, durée du travail, droit de grève, rupture conventionnelle, etc. L’arrivée de Sarkozy au pouvoir a eu un effet accélérateur marqué. Droit de la sécurité sociale et droit du travail ont été bouleversés avec des conséquences directes importantes pour les salarié-e-s, chômeurs/euses et retraité-e-s. Cette transformation juridique du droit social est intervenue dans un contexte de chômage et de précarité massifs, que, loin de résorber, elle n’a fait qu’amplifier. Les cadres juridiques de cette précarité (contrats jeunes, régime du CDD et de l’intérim, régime du temps partiel) ont été largement édifiés durant les années 80 et 90, en particulier sous les gouvernements sociaux-démocrates, au pouvoir durant la majeure partie de cette période. Citons pour mémoire l’instauration en 1992, sous Bérégovoy, de l’exonération de cotisations sociales pour l’emploi de salariés à temps partiel qui a eu à l’évidence un effet démultiplicateur sur le développement de ce type de contrat, au détriment en particulier des femmes. Prétexte de l’offensive patronale du début des années 2000, la réduction du temps de travail à 35 heures a eu des effets ambivalents. Si elle a permis de créer plusieurs centaines de milliers d’emplois et réduit le temps de travail de millions de salarié-e-s, cela a été au prix d’un développement massif de la flexibilité du travail, permis et facilité par la loi. La défection d’une partie de l’électorat socialiste en 2002 n’est pas étrangère au fait que, pour de nombreux salarié-e-s, la mise en place de la réduction du temps de travail s’est faite en intensifiant le travail et parfois en réduisant la rémunération, les majorations d’heures supplémentaires disparaissant avec l’instauration des dispositifs d’annualisation du temps de travail. Depuis 2002, si la droite n’a pas réussi à revenir sur la fixation de la duré légale à 35 heures, elle a largement émondé les aspects positifs de la loi, démultipliant les dispositifs de flexibilité.

Pourtant, le patronat est loin d’être rassasié. D’autant qu’il est porté par la vague européenne de remise en cause profonde des droits sociaux sur tout le continent européen à la faveur de la crise économique sous les coups de boutoirs de la Commission Européenne, de la BCE et du FMI, dont la Grèce constitue l’exemple paroxystique2. Même si l’application du droit du travail reste souvent virtuelle dans le contexte de chômage massif actuel, il entend faire céder les digues juridiques restantes. Il s’agit ainsi en particulier d’assouplir radicalement le régime juridique du CDI, de parachever l’inversion de la hiérarchie des normes, de se débarrasser de la notion de durée légale du temps de travail, de limiter drastiquement les possibilités de recours et de défense des salariés, d’en finir avec le statut de la fonction publique. Sur plusieurs de ces objectifs, l’accord national interprofessionnel qui vient d’être signé lui donne satisfaction sur des points de grande portée. Sa transposition en loi signifierait une nouvelle avancée vers l’instauration d’un régime néolibéral du travail, extrêmement régressif socialement et politiquement.

 

Poursuite de la réorganisation néolibérale du droit du travail

Décrivons brièvement l’économie de l’accord. La première partie s’intitule « créer de nouveaux droits pour les salariés afin de sécuriser les parcours professionnels ». Sont abordés : la généralisation de la couverture complémentaire des frais de santé ; l’amélioration de l’effectivité de la portabilité de la couverture santé et prévoyance pour les demandeurs d’emploi ; la création de droits rechargeables à l’assurance chômage ; la majoration de la cotisation d’assurance chômage des CDD ; la création d’un compte personnel formation ; la création d’un droit à une période de mobilité volontaire sécurisée ; la facilitation de l’accès au logement ; des dispositions concernant le temps partiel. La seconde partie a pour titre : « renforcer l’information des salariés sur les perspectives et le choix stratégiques de l’entreprise pour renforcer la gestion prévisionnelle de l’emploi et des compétences ». Sont abordés : l’information et consultation anticipée des institutions représentatives du personnel (IRP), la représentation des salariés dans les conseils d’administration des très grandes entreprises avec voix délibérative ; des dispositions sur la mobilité interne dans les entreprises ; des assouplissements relatifs à la mise en place des IRP dans les entreprises venant de franchir les seuils d’effectifs impliquant l’obligation de mise en place de ces institutions. La troisième partie « donne aux entreprises les moyens de s’adapter aux problèmes conjoncturels et de préserver l’emploi ». Sont créés : la possibilité de négocier des accords de maintien de l’emploi ; la facilitation du recours à l’activité partielle ; de nouvelles règles relatives à la procédure de licenciement économique. La quatrième partie vise à « développer l’emploi en adaptant la forme du contrat de travail à l’activité économique de l’entreprise », c’est-à-dire des dispositions visant à développer le recours au contrat de travail intermittent. Enfin, une dernière partie entend « rationaliser les procédures judiciaires » en sécurisant juridiquement la relation de travail, en facilitant la conciliation prud’homale, et en raccourcissant les délais de prescription opposables au salarié pour saisir le juge.

Comme le montre cette énumération, la présentation de l’accord cherche à accréditer l’idée que serait intervenu un compromis dont chacune des parties pourrait se féliciter : nouveaux droits individuels et collectifs pour les salariés contre souplesse accrue pour les entreprises. Cet emballage ne résiste pas à une analyse détaillée, comme cela a été montré déjà à diverses reprises3. Les nouveaux droits, en effet, sont soit de portée limitée et aisément contournables, ou encore assortis de multiples dérogations, soit masquent des reculs. Dire qu’ils conduisent à une sécurisation de l’emploi et des parcours professionnels relève de la tromperie. Ainsi par exemple, la taxation des CDD courts ressemble à un couteau sans lame : d’ampleur limitée, on peut douter qu’elle dissuade bon nombre d’employeurs de continuer tout simplement leurs pratiques. Surtout, son contournement est aisé : soit en allongeant un peu la durée des contrats, ce qui dans bien des cas ne présentera pas d’inconvénients, soit tout simplement en ayant recours à des contrats d’intérim, non visés eux par la taxation. On est là dans l’affichage pur et simple. Tel n’est pas le cas pour développer d’autres formes de précarité comme le recours au travail intermittent ou encore la possibilité d’augmenter par avenant temporaire jusqu’à huit fois dans l’année la durée du travail des salariés à temps partiel, sans forcément garantir le droit au paiement d’heures complémentaires sur le complément d’heures. Cette dernière disposition vient d’ailleurs de connaître une première application puisqu’un accord de branche vient d’être signé le 17 janvier 2013 en ce sens dans le secteur de la propreté4. Parallèlement, ce qui est présenté comme d’importantes avancées pour le régime du travail à temps partiel (durée minimale de 24 heures, majoration de 10% dès la première heure complémentaire) sont assorties de multiples dérogations. Parmi elles, est ouverte pour l’employeur la possibilité de déroger aux dispositions plus favorables…sous réserve de l’accord du salarié. A croire que celui-ci ne se trouve pas sous la subordination de l’employeur, et négocie sur un pied d’égalité avec lui. Seule avancée un tant soit peu tangible : la généralisation de la couverture complémentaire santé. Reste que cette avancée mérite d’être pondérée : d’une part, sa mise en œuvre va s’étaler dans le temps jusqu’au 1er janvier 2016, ensuite elle ne sera financée qu’à 50% par l’employeur – l’autre moitié restant à la charge du salarié –, soit moins que dans beaucoup de contrats collectifs actuellement en vigueur, et va couvrir un panier de soins limité. D’autre part, la prise en charge de sa gestion est ouverte aux assurances privées, pour lesquelles un nouveau marché juteux émerge. Enfin, cette mesure était manifestement dans les tuyaux du gouvernement comme l’a montré l’annonce du plan pauvreté du gouvernement quelques jours plus tard, dont l’un des axes est la garantie d’accès de tous à une complémentaire santé5. On conviendra que la concession patronale est donc toute relative.

En contrepartie de ce butin poids plume, c’est du plomb qui a été mis sur l’autre plateau de la balance. Un exemple : les accords de maintien de l’emploi. Il s’agit à strictement parler de la mesure promue sous le nom d’accord de compétitivité-emploi par Nicolas Sarkozy au cours de sa campagne présidentielle, et combattue alors par le Parti Socialiste. Un employeur pourra « en cas de nécessité de sauvegarder la compétitivité de l’entreprise » négocier un accord à durée limitée prévoyant sur cette durée une baisse de rémunération, ou de jours de congés, en échange d’un maintien de l’emploi. Le fait que l’accord puisse être négocié pour un tel motif économique et non seulement et strictement en cas par exemple de graves difficultés économiques, ouvre grande la porte au chantage patronal généralisé. D’autant que la notion de nécessité de sauvegarder la compétitivité laisse une marge de flou considérable. Enormément de plans sociaux sont déclenchés dans des entreprises faisant de coquets bénéfices mais affirmant néanmoins que leur compétitivité est menacée. L’exemple actuel de Renault qui menace de fermer un ou plusieurs sites en France si un accord de ce type n’est pas signé avec les organisations syndicales est symptomatique de ce point de vue. Mais la grande innovation consiste dans le fait de permettre le licenciement automatique pour motif économique de tout salarié qui refuserait une modification de son contrat de travail qui résulterait de l’accord ainsi signé. Formellement, le salarié peut certes toujours refuser, mais sous peine d’être viré. On conviendra qu’il s’agit d’une curieuse manière de garantir la prééminence des clauses du contrat de travail plus favorables que celles d’un accord collectif. De fait, on a là une nouvelle atteinte à la hiérarchie des normes et au principe de faveur, déjà largement dilacérés par la loi Fillon de 2004 et loi sur le temps de travail de 2008. La même technique audacieuse (le coup de pistolet du licenciement sur la tempe) est utilisée une seconde fois dans l’accord, s’agissant cette fois-ci de dispositions relatives à la mobilité interne dans l’entreprise. Tout salarié qui refuserait l’application des dispositions d’un accord fixant les modalités de la mobilité interne dans l’entreprise en se basant sur la clause plus favorable de son contrat de travail se verrait licencier pour motif personnel. Le patronat peut également se féliciter des dispositions sur les licenciements économiques collectifs et les plans de sauvegarde de l’emploi (« plans sociaux »). Il pourra désormais, sous réserve d’un accord collectif, échapper à l’ensemble des dispositions du code du travail sur la procédure et le contenu du plan. A défaut d’accord collectif, procédure et plan seront homologués par l’administration du travail. Le patronat qui a maintes fois exigé à corps et à cri la fin de l’intervention de l’Etat l’a cette fois-ci réclamée dans cette négociation. Une procédure d’homologation peut en effet avoir plusieurs avantages : déplacer le contentieux du juge judiciaire vers le juge administratif, et surtout ce faisant remplacer le contentieux d’une contestation directe de la procédure suivie et du plan devant le juge judicaire par celui d’une contestation de l’homologation de l’administration, celle-ci se voyant reconnaître une marge d’appréciation pour donner sa décision. La manœuvre réussira-t-elle ? Tout dépendra de la loi et de ses décrets. Reste que le patronat, qui ne cesse de protester contre les jugements annulant plans sociaux et procédures, a marqué un nouveau point important.

Les reculs ne s’arrêtent pas là. Ils visent également les droits collectifs et individuels de « défense » des salariés, les armes juridiques dont ils disposent face au patronat. S’agissant des premiers, l’accord dans diverses dispositions réduit les délais impartis aux institutions représentatives du personnel ou leurs moyens. Les délais maxima pour mener une procédure de licenciement collectif économique sont ainsi restreints. Or on sait qu’ils sont décisifs pour permettre l’organisation d’une éventuelle mobilisation des salarié-e-s. Le droit à l’expertise des comités d’entreprise est également sérieusement écorné avec l’introduction d’une stricte limitation dans le temps et d’un plafond financier. Autre attaque décisive : celle concernant les délais de prescription pour saisir le juge d’une réclamation. Sous prétexte de sécuriser la relation de travail, le salarié voit ses droits réduits. Le délai pour contester les conditions d’exécution ou de rupture du contrat de travail passe de cinq ans à deux ans. Les réclamations en paiement de salaire ne peuvent plus être exercées que dans un délai de trois ans au lieu de cinq ans.

Plusieurs revendications patronales majeures ont été satisfaites par cet accord : pouvoir faire échec au contrat de travail par un accord collectif moins favorable, accélérer les procédures de licenciements économiques et réduire les possibilités de recours contre les plans sociaux, restreindre étroitement les délais ouverts au salarié pour réclamer en justice ses droits et au CE pour ester en justice dans certains cas, restreindre le recours à l’expertise économique du CE. En guise de nouveaux droits, l’accord organise en réalité une réduction des droits individuels et collectifs des salariés. Il approfondit le démantèlement déjà bien entamé du régime juridique actuel du travail en opérant selon les lignes de forces caractéristiques de l’offensive néolibérale :

  • Affaiblir le cadre du contrat à durée indéterminée : nouvelle tentative de développer le contrat de travail intermittent ; affaiblissement des garanties contractuelles sur la mobilité
  • Développer les possibilités de dérogation de gré à gré entre employeur et salarié comme si les deux parties étaient dans une situation d’égalité (clauses d’opt out des anglo-saxons) : avenant temporaire au contrat de travail d’augmentation de la durée du travail et accord pour réduire la durée minimale du temps de travail dans le régime du temps partiel
  • Faciliter les procédures de licenciement collectif : raccourcissement de la durée de la procédure ; restriction des délais de contestation des procédures ; possibilité de déroger par accord à la législation ; procédure d’homologation administrative
  • Inverser la hiérarchie historique des normes en droit du travail et supprimer le principe de faveur : remise en cause de la primauté de la clause du contrat de travail plus favorable sur celle de l’accord collectif moins favorable
  • Limiter les droits collectifs de défense des salariés : limitation du droit à l’expertise et restriction de certains délais de saisine du juge par le CE
  • Limiter les droits individuels de défense des salariés : raccourcissement des délais de prescription pour saisir le conseil des prud’hommes d’une contestation salariale ou relative à la rupture du contrat de travail
  • Restreindre le pouvoir du juge : restriction des délais de saisine ; mise en place d’une procédure d’homologation administrative des procédures de licenciements collectifs

 

Sécurisation des parcours professionnels ou filet minimal de sécurité ?

Voit-on s’esquisser pour autant, fût-ce timidement, une sécurisation des parcours professionnels ? Le moins que l’on puisse dire est que, pour l’heure, cela relève du mirage. Le patronat lâche quelques éléments au compte-goutte, d’accord national interprofessionnel en accord national interprofessionnel. Mais les plats de lentilles sont payés à prix d’or par les syndicats signataires. Ces éléments dessinent plus un filet social minimal de sécurité qu’une réelle sécurisation des parcours professionnels, sans parler d’une véritable sécurité sociale professionnelle. On a vu ce qu’il en était de la garantie de couverture complémentaire santé. Le compte personnel de formation est transférable, mais limité à 120 heures, plafond du DIF (droit individuel à la formation introduit en 2009) inchangé par l’accord, c’est-à-dire moins d’un mois. Ce droit ne peut être utilisé qu’avec l’accord de l’employeur, ou s’agissant d’un chômeur si la formation choisie correspond aux priorités fixées par Pôle emploi. On est loin de la garantie du droit à une formation de reconversion par exemple. La durée maximale de la portabilité de la couverture de frais de santé et prévoyance passe de 9 mois à 1 an pour les chômeurs. Les chômeurs de longue durée attendront.

D’autres mesures de l’accord dessinent les contours de ce filet minimal. Les droits rechargeables à l’assurance chômage annoncés devraient permettre à un certain nombre de salariés enchaînant des petits boulots d’être mieux couverts, étant entendu que le financement de cette mesure se fera à coût constant, donc en réduisant les droits d’autres chômeurs. Mais en l’absence de réelle mesure de lutte contre la précarité, ce type de dispositif permet simplement d’amortir les rouages de l’instabilité de l’emploi pour la frange de salariés enfermés dans le précariat. Il s’agit d’une forme de reconnaissance de la légitimité de la précarité. La même remarque peut être faite s’agissant des mesures destinées à faciliter l’accès au logement. Outre que les sommes sont dérisoires rapportées aux besoins, elles visent en grande partie à financer des formes de logement typiquement précaires : résidences collectives temporaires ou encore meublés pour colocation. Il faut insister d’autre part sur le fait qu’une part substantielle de ces mesures est financée pour partie par les salarié-e-s : c’est le cas des droits rechargeables ou encore de la généralisation de la complémentaire santé.

La mise en place du régime néolibéral du travail a besoin de s’appuyer sur la légitimation d’une partie du mouvement syndical. Incapables de dessiner une perspective de sortie de crise susceptible de trouver l’adhésion d’une part substantielle de la population, les classes dominantes doivent trouver les relais permettant de faire considérer leur politique de démantèlement des acquis sociaux et démocratiques comme inévitable sinon souhaitable. Tel est le sens de la politique de « partenarisation » du mouvement syndical poursuivi tant à l’échelle européenne qu’en France, non sans succès. Les termes de « partenaires sociaux » figurent dans les traités européens, ceux de « dialogue social » constituent les premiers mots du code du travail français6. Ces locutions ont à tel point saturé le discours politique et social qu’il est devenu très difficile de ne pas les employer. Mais ce ne sont pas que des mots, ce sont aussi des politiques et des dispositions de droit positif. Incontestablement, cet accord constitue un acquis de la politique de dialogue social telle que conçue par le patronat. Il ne s’agit pas d’un accord signé dos au mur, mais d’un texte s’appuyant sur une vision commune par une partie du mouvement syndical et le patronat des enjeux de la défense de la compétitivité française et de la nécessité de l’accompagner socialement. Evidemment, les contradictions auxquelles ces organisations syndicales sont et vont être confrontées n’ont pas disparu, et peuvent refaire surface brusquement. Remarquons que l’orientation suivie par la direction confédérale CFDT, pour être constante depuis de nombreuses années, n’a pour l’heure guère été payante lors des élections professionnelles nationales.

 

Vers la transmutation d’une minorité sociale en majorité politique ?

L’enjeu démocratique est tout aussi décisif que l’enjeu social. Quelques explications techniques sont indispensables pour le comprendre. Juridiquement, l’accord signé est majoritaire au jour de la signature puisque signé par trois des cinq organisations actuellement reconnues représentatives au niveau national. Toutefois l’accord est inapplicable car ses dispositions impliquent la modification de dispositions légales et réglementaires. Nulle part dans le droit actuel, il n’est dit que dès lors que trois organisations syndicales sur cinq paraphent un accord avec le patronat, cela a pour effet d’imposer des modifications légales et règlementaires. C’est le premier tour de passe-passe sur lequel est fondée la tonitruante campagne actuelle sur l’accord majoritaire. Certes l’accord est majoritaire mais il est inapplicable. La représentation politique nationale recouvre donc tous ses droits pour décider ou non d’en transcrire telle ou telle disposition dans le droit positif. Rappelons ainsi que la loi du 31 janvier 2007 dite Larcher relative à la modernisation du dialogue social (codifiée aux articles L1 à L3 ouvrant le code du travail) n’implique nullement que le Parlement soit lié par les dispositions d’un accord majoritaire entre patronat et syndicats. L’article L2 prévoit simplement que les textes législatifs et réglementaires soient rédigés « au vu des résultats de la concertation et de la négociation », c’est-à-dire qu’il en soit tenu compte.

En l’espèce, tenir compte de cet accord, c’est forcément partir du fait premier qu’il est signé, comme nous l’avons expliqué en introduction, par des syndicats ne représentant qu’une minorité des salarié-e-s, sans compter que les organisations patronales, elles, ne sont soumises à aucune procédure de validation de leur représentativité. S’ajoute à cela un argument supplémentaire : le droit actuel de la négociation collective change en cours d’année 2013 en application de la loi de 2008 relative à la représentativité syndicale. Va être déterminée d’ici le mois d’août, sur la base de la compilation des résultats des élections professionnelles de ces dernières années, la nouvelle liste des organisations syndicales représentatives au niveau national. A partir de ce moment un accord national interprofessionnel ne pourra être considéré comme majoritaire que s’il est signé par une ou des organisations syndicales représentant au moins 30% des suffrages des salarié-e-s. Rien ne dit que les actuels signataires seront tous représentatifs à la fin de l’année 2013, et s’ils le sont qu’ils représenteront 30% au moins des suffrages. Le seraient-ils et dépasseraient-ils les 30% sans atteindre les 50 que nous retomberions dans la situation actuelle.

Il faut ici signaler combien cette majorité à 30% pose un problème démocratique. Il se pose avec d’autant plus d’acuité que les accords interprofessionnels ne tendent pas à améliorer le droit existant pour les salarié-e-s, mais à détricoter les acquis sociaux. La logique démocratique voudrait que ne puisse être considéré comme majoritaire qu’un accord signé par une ou des organisations syndicales représentant au moins 50% des suffrages exprimés. On pourrait penser que le rôle d’un gouvernement de gauche serait de faire évoluer la loi en ce sens, ce qui constituerait une garantie de légitimité des accords signés.

Pour autant, un accord signé par une ou des organisations syndicales représentant au moins 50% des salariés doit-il s’imposer à la représentation politique nationale ? La question se pose évidemment si cet accord implique de modifier la législation, d’autant plus si c’est dans un sens défavorable aux salarié-e-s. Répondre favorablement revient à considérer que la négociation collective surpasse démocratiquement la délibération politique parlementaire. Nous sommes les premiers à critiquer cette dernière pour de multiples raisons, à commencer par le fait que les député-e-s ne représentent que très imparfaitement le corps politique. Cependant il y a une différence radicale entre la négociation sociale et la délibération politique démocratique. La première est une confrontation d’intérêts sur la base d’un rapport de forces aujourd’hui éminemment défavorable aux intérêts des salarié-e-s. Surtout, sa logique est étrangère à la délibération politique. Il s’agit d’échanger des concessions en sanctionnant un rapport de force à un moment donné. Cette logique ne saurait prendre le pas sur la délibération politique sans affaiblir le cadre démocratique. Le député est censé trancher en fonction non d’intérêts particuliers mais d’un « intérêt général ». La conception de cet intérêt général est évidemment enjeu de combat politique et oppose des visions du monde différentes (intérêt de la majorité du peuple ou intérêts des puissants ?), mais cela n’efface pas la logique propre au mode de délibération. Parler de démocratie sociale pour qualifier la négociation collective relève d’un abus de langage, car il n’y a pas de cadre de délibération démocratique. Représentants patronaux et représentants syndicaux ne sont pas à égalité. Les uns représentent ceux qui détiennent le pouvoir économique, les autres ceux qui sont sous leur subordination. Tout accord doit être signé par le patronat, qui aurait donc un droit de veto sur toute modification de la législation sociale. Si la négociation participe de la démocratie, elle ne saurait à elle seule la résumer.

La déclaration tant du Président de la République que du Premier ministre affirmant que l’accord serait et devait être transposé fidèlement pose donc un problème démocratique majeur. Cela équivaut en effet à déposséder la représentation politique de son pouvoir de décision sur les sujets sociaux dès  lors qu’un accord majoritaire est intervenu. Cela signifie la reconnaissance que les « partenaires sociaux » sont plus compétents que les représentants élus des citoyens pour décider des questions sociales, qui sont pourtant in fine aussi évidemment des questions politiques. Cette prise de position met en jeu une conception fondamentale de la démocratie. Peu importe de ce point de vue les critiques radicales que l’on peut apporter au parlementarisme, qui plus est au parlementarisme « rationalisé » version cinquième République, là n’étant pas la question. Une société révolutionnée devra être caractérisée par une extension sans précédent de la démocratie, plaçant en son cœur la délibération politique, quel que soit le schéma que l’on puisse retenir. Dépolitiser le social est une orientation fondamentale du néolibéralisme, révélateur de sa tendance antidémocratique fondamentale. Il est ainsi de plus en plus clair que l’orientation social-libérale développe un tropisme purement libéral non seulement sur les questions sociales mais aussi sur les questions démocratiques. De ce point de vue, la constitutionnalisation du dialogue social promise par François Hollande se dessine comme un enjeu politique majeur. Rappelons que dans une tribune publiée dans Le Monde le 14 juin 2011, l’actuel Président de la République indiquait : « la Constitution devrait garantir à l’avenir une véritable autonomie normative aux partenaires sociaux (…) Concrètement, le gouvernement et le Parlement seraient juridiquement liés par le contenu de conventions signées entre partenaires sociaux sur des sujets bien précis et avec la vérification des mécanismes de représentativité. »7

 

Retournement du droit du travail et perte de substance démocratique

Le mouvement est loin d’être achevé mais les tendances lourdes à l’œuvre sont redoutables et elles se nourrissent l’une de l’autre : l’affaiblissement du droit du travail comme droit protecteur des salarié-e-s, « partie faible au contrat » comme disent les juristes, va de pair avec une perte de substance démocratique générale. Le projet patronal ultime est de faire du droit du travail un droit avant tout au service du patronat, un outil de gestion sociale des entreprises. Ce processus est loin d’être achevé, en France comme ailleurs, mais on aurait tort de minimiser la portée des bouleversements en cours. Il s’agit de dépolitiser les questions économiques et sociales, ce qui passe par une entreprise de laminage méthodique des droits sociaux.

Pour qui douterait de l’importance de l’enjeu, l’exemple grec devrait ouvrir les yeux. Au moment où ces lignes sont écrites se discute la suppression générale des conventions collectives. Les classes dominantes se déchaînent. Elles utilisent la moindre faiblesse pour prendre l’avantage et occuper une nouvelle position qu’elles s’empressent de fortifier.

Faire échec à cette offensive est évidemment l’œuvre du mouvement syndical mais aussi d’une gauche politique digne de ce nom. Ce constat pose la question de la coordination nécessaire de ce combat qui ne sera possible que dans le strict respect de l’indépendance syndicale. Comment construire un front commun qui permette de résister puis de reprendre l’offensive ? Avancer dans cette voie est incontournable.

 

 (5 février 2013) 

 

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références

références
1 CFDT, CFE-CGC, CFTC, et CGPME, MEDEF et UPA, Approche de la compétitivité française, juin 2011, en ligne par exemple sur le site internet du MEDEF.
2 Voir le dossier détaillant l’évolution notamment dans plusieurs pays européens dans la revue Droit ouvrier, n°763, février 2012.
3 Voir par exemple l’analyse exhaustive de la Fondation Copernic : Denis Auribault, Guillaume Etiévant, Laurent Garrouste, Pierre Khalfa, Patrick Le Moal, Plus de flexibilité pour le patronat, plus de sécurité pour le patronat, Fondation Copernic, janvier 2013, www.fondation-copernic.org.
4 Lire l’article : « Avec la reconnaissance du « complément d’heures », le secteur de la propreté rénove le temps partiel », Le Monde, 29 janvier 2013.
5 Lire : « Le Premier ministre présente un plan contre la pauvreté et l’inclusion sociale », Liaisons sociales quotidien, n°16269, mercredi 23 janvier 2013.
6 L’article 151 du titre X consacré à la Politique sociale du Traité relatif au fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) fixe le dialogue social comme « objectif » de l’Union et des Etats membres. Il précise que les mesures de politique sociale doivent tenir compte « de la nécessité de maintenir la compétitivité de l’économie de l’Union. » L’article 152 dispose : « L’Union reconnaît et promeut le rôle  des partenaires sociaux à son niveau, en prenant en compte la diversité des systèmes nationaux. Elle facilite le dialogue entre eux, dans le respect de leur autonomie. »
7 Voir Le Monde, 14 juin 2011, François Hollande : « Il faut avoir confiance en la démocratie sociale ».