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1. La déferlante populaire que l’Algérie a vécue ce vendredi 1er mars [2019] a indéniablement changé la situation politique du pays, du moins au niveau des consciences. Certes, les rapports de force sur le terrain n’ont pas encore bougé. La revendication principale qui a déclenché ce raz de marée humain est le refus de la candidature du président sortant Bouteflika pour un cinquième mandat, du fait de sa maladie et de son infirmité. Ce refus traduit d’abord une attitude morale à l’encontre d’un régime qui se « cache » derrière un vieillard malade. C’est un rejet, sur le terrain même de l’éthique, de ce régime « voleur et corrompu » qui revendique sa chute immédiate. Mais l’ampleur nationale de ce mouvement place déjà la révolte au-delà de ce refus du « 5e mandat » pour s’inscrire dans une revendication politique et sociale profonde et globale. Pour en saisir la portée, il convient de comprendre sa nature, ses composantes et sa dynamique.

2. Ce mouvement n’est pas spontanément « tombé du ciel ». Les barricades, les protestations sociales, culturelles et politiques n’ont jamais cessé sous le règne de Bouteflika. L’annonce de la candidature du président malade a mis en branle la contestation qui est montée crescendo à l’approche de la date fatidique du 3 mars qui est celle de la clôture des candidatures. De ce fait, l’issue et l’orientation que prendra ce mouvement dans un avenir proche dépend en première instance de l’issue de ces élections. Son devenir à plus long terme dépendra en dernière instance de son niveau d’organisation, de la nature de la direction qui en sortira et du poids qu’y auront acquis les diverses forces sociales et politiques. Celui-ci sera le fruit d’une lutte acharnée qui a déjà commencé « discrètement » par une lutte autour des mots d’ordre et des revendications immédiates.

3. Au niveau organisationnel, le mouvement a pris une forme que l’on peut rapporter à celle des « Gilets Jaunes ». Suite à des appels anonymes sur les réseaux sociaux, les manifestations ont commencé le 22 février, se sont étendues au cours de la semaine parmi les étudiant·e·s et ont repris ce vendredi 1 mars. Le mouvement n’a donc pas de direction. Il refuse toute ingérence politique. Mais il est superbement organisé et discipliné. Sociologiquement, c’est un mouvement populaire au sens où il est composé de personnes de toute catégorie sociale et classe d’âge. Il faut toutefois noter la forte présence de jeunes qu’on pourra désigner par le terme « de jeunes des quartiers populaires », essentiellement lycéen·ne·s et étudiant·e·s. Ils rythment les marches par leurs chants inspirés des stades de football. Il y a aussi la présence de ce qu’on pourrait appeler « les couches moyennes ». C’est dans cette catégorie qu’on trouve une forte présence féminine. La présence des travailleurs est évidement très forte, mais non comme une catégorie distincte à part. Il s’agit d’une « composante sociologique » et non d’une présence « sociale » ou professionnelle distincte. Les mots d’ordre socio-économiques sont pour l’instant absents. C’est ce qui explique l’absence d’échos à l’appel à la grève générale pour le 0 mars. Mais dans ce melting-pot sociologique, il y a fusion et harmonie des marcheur·se·s : « Tou·te·s contre le gouvernement immoral, voleur et corrompu ».

4. Au niveau politique, la crise peut être définie comme une crise politique du régime. Le régime est soutenu par une coalition de quatre partis (FLN, RND, TAJ (Fraction issue des Frères Musulmans) et MPA, (fraction issue du RCD  « démocrate-kabyle »),tous libéraux. Cette coalition est bien entendu soudée par l’institution militaire, la police, l’UGTA et l’organisation patronale FCE. Cette crise était latente depuis un certain temps. Elle s’est exprimée par des règlements de compte dans les institutions : coup de force contre le président de la APN (Assemblée Populaire Nationale), affaire de trafic de drogue, réglements de compte au sein de l’armée et de la police. L’opposition à cette coalition vient d’une autre fraction de politiciens libéraux, voire ultralibéraux. Celle-ci n’a pas d’expression politique visible. Elle s’exprime économiquement par le nouvel « oligarque » Rabrab, à travers les médias, par certains partis de faible poids et par un récent candidat à la présidentielle, Ali Ghediri, un général à la retraite. L’issue de cette contradiction prend la forme d’une réforme constitutionnelle post-Bouteflika. La coalition au pouvoir a avancé la tenue d’une « conférence inclusive » après les élections du 18 avril. Avec la réélection de Bouteflika, elle assure la direction de cette « réforme ». Voyant le piège, l’opposition « libérale », désunie, réclame des élections sans Bouteflika. Cela permettra, de son point de vue, d’affaiblir la coalition présidentielle en crise latente. C’est là où réside l’enjeu du « 5e mandat ». Cette crise est cependant passée de l’état latent à un état manifeste du fait de l’intervention des masses populaires comme troisième acteur de l’équation.

5. Poser le problème dans les termes de l’alternative entre révolution et réforme est une démarche formaliste qui relève d’une vision statique, voire scolastique, de l’histoire. Les ruptures politiques ne se décrètent pas et ne se décident pas a posteriori. Il n y a pas de « grand soir ». La forme que prennent les changements politiques, au-delà des ruptures ponctuelles, est le résultat des processus de construction ou s’alternent dialectiquement la conscience spontanée et la conscience critique. Tout se joue donc, pour l’instant, au niveau des revendications immédiates qui sont liées à l’issue des élections présidentielles. Il ne s’agit pas non plus de situer le débat comme un choix entre revendications dites « minimum » et revendications « maximales ». Ce serait tomber dans le piège assimilant la nécessaire rupture révolutionnaire à une posture utopique. Il s’agit de partir d’une critique du réel et de penser en termes de transition vers une issue qui ne peut être que le fruit des luttes, avec sa part de hasard et d’imprévu. Sur ce plan, l’enjeu reste le devenir des élections présidentielles du 18 avril qui concentre toutes les critiques. Trois hypothèses s’offrent à nous :

  • La coalition présidentielle choisit l’affrontement et maintient Bouteflika comme son candidat. C’est ce qu’elle semble faire, mais seulement au niveau de la forme. Ce qui voudra dire la non-tenue des élections, car elles ne pourront pas se tenir vu le nouveau rapport de force imposé par la rue. L’issue serait dans ce cas l’intervention de l’institution militaire pour instaurer un état d’exception, le temps d’organiser « la transition » à partir d’une position d’arbitre. Cette issue peut facilement recueillir un large consentement, y compris parmi les masses, compte tenu du niveau actuel de conscience et d’organisation.
  • La démission (ou le retrait) de Bouteflika avant les élections (Bouteflika est encore à Genève, et il n’a pas encore déposé son dossier de candidature à l’heure où je vous écris) en qualité de président en exercice. Cela créerait un « vide juridique », et annulerait de fait les élections. Celles-ci seront donc reportées sans intervention de l’armée. Ce serait en quelque sorte la reprise du scénario de Chadli Benjedid en 1991, avec moins de pression.
  • D‘autres scénarios intermédiaires vont dans le sens d’une transition négociée au moyen d’une conférence nationale de réforme de la constitution précédent de nouvelles les élections.

Mais le temps presse. Les masses dans la rue font pression. Dans ces conditions, l’histoire s’accélère.  Les enjeux se concentrent pour l’instant dans une guerre de mots d’ordre : « Contre le cinquième mandat » qui a comme fonction affaiblir la coalition présidentielle, à défaut de l’éliminer. Deuxième mot d’ordre : « la réforme de la constitution », après ou avant les élections. Il a comme fonction d’organiser une transition douce sous la direction du pouvoir actuel. Un troisième mot d’ordre : « une assemblée constituante ». Ce dernier a comme fonction de maintenir la brèche ouverte et empêcher un consensus total entre libéraux sans voix discordante.

6. Parmi les forces politiques qui mettent traditionnellement en avant le mot d’ordre d’Assemblée constituante, il y a comme une hésitation. Si ces forces passent leur temps à galvauder ce mot d’ordre juste en le mettant en avant lorsqu’il n’y a pas d’enjeux, elles semblent aujourd’hui l’abandonner, ou le mettre en sourdine, devant de réels enjeux. Car s’étant engouffré derrière une ligne cherchant le consensus de tout le peuple algérien pour certaines, ou encore des soutiens critique au pouvoir de Bouteflika pour d’autres, elles se retrouvent aujourd’hui piégées par leurs propres lignes où de nouveaux consensus se préparent et se jouent sans eux. Les appareils politiques qui ont décidé de ne pas se présenter aux élections car « les conditions ne sont pas réunies pour participer de manière transparentes » sont hors-jeu. Ceux qui appellent à l’organisation de comités populaires dans les quartiers, les communes et les universités pour préparer une constituante restent aussi dans un formalisme abstrait. Car, si la réussite d’une constituante souveraine est en effet liée à l’existence de comités populaires et d’un contre-pouvoir conséquent, encore faut-il s’assurer du caractère démocratique et progressiste de ce contre-pouvoir pour éviter le cas iranien de Khomeiny, quand l’histoire s’accélère les masses font émerger leurs propres structures représentatives à leurs rythmes que les organisations politiques peuvent accélérer en montrant la voix. Ceux qui demandant la « démission de Bouteflika », montrent en réalité la voix pour un report de l’élection qui fera l’affaire du pouvoir en place. L’échéance présidentielle, la maladie du candidat clé du pouvoir, la sortie des masses sont des événements qui ne sont pas prévus par l’histoire ou un « calendrier historique » du peuple ou de la classe ouvrière, comme ce fut le cas d’ailleurs pour tous les changements révolutionnaires du 20e siècle ! Alors il faudra pour une dynamique démocratique conséquente saisir cette opportunité pour laisser la brèche ouverte avant que les néolibéraux la ferment.

7. À un autre niveau d’analyse, parmi les candidats en lice, un personnage sort du lot : Ali Ghediri, ancien militaire en retraite se présentant comme un possible plan B. Il est certes venu sur scène un peu tard, mais son apparition laisse entrevoir un projet. Ghediri représenterait une fraction des militaires qui veulent en découdre ; un peu à la « portugaise » [référence au rôle joué par les capitaines lors de la Révolution portugaise dite « révolution des œillets »], toute proportion gardée. C’est donc une fraction du pouvoir qui serait derrière ce projet. Une sorte de révolte du sérail, mais un sérail plus large que la famille de Ben Ali en Tunisie ou encore le clan Assad en Syrie. C’est un sérail bureaucratique qui s’est embourgeoisé et qui dispose d’une grande clientèle, une bureaucratie plus ancrée dans la population que la bureaucratie égyptienne et moins élitiste que la famille royale marocaine. Il lui est donc difficile de tout manipuler et de tout contrôler. Quoi qu’il en soit, une brèche s’est ouverte dans le système du pouvoir, qui peut bénéficier à l’acteur le plus tacticien entre la coalition au pouvoir et l’opposition libérale. Il nous faudra donc suivre de près l’itinéraire de Ghediri. Pour l’instant, le pouvoir ne joue pas l’affrontement. Il peut facilement faire exhiber dans la rue sa clientèle, qui est réelle. S’il ne l’a pas fait, c’est que des tractations sont en cours. Mais le mouvement s’est élargi. Il a dépassé les « initiateurs », s’ils existent. De toute façon, quelles que soient les tractations de coulisses, la pression des manifestants fait monter la tension. Tout va se jouer entre, d’un côté, l’option des  » réformes », et de qui va les organiser, et, de l’autre, celle d’une l’assemblée constituante, avec toujours la question de savoir qui va l’organiser.

8. Au niveau régional et géopolitique, peut-on inscrire cette révolte comme un moment du cycle ouvert par la Tunisie et la « révolution arabe » ? Ou doit-on l’appréhender dans le cadre d’une crise plus large du capitalisme ? Il serait peut-être plus adéquat de lire ces événements à partir de l’histoire algérienne, qui est pleine de rebondissement. Cette révolte peut déclencher une onde de choc qui atteindra les territoires voisins : la Tunisie, où la brèche de la révolution de 2011 ne s’est pas encore refermée, et le Maroc, où la révolte du Rif en a ouvert une autre. Par ailleurs, les tractations et conciliabules en cours ne se limitent sûrement pas aux coulisses du pouvoir algérien, sans parler de la crise sociale et économique qui demeure structurante et continuera à produire ses effets, qu’il faudra travailler.

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Il faut espérer et agir pour que l’Algérie ne se dirige pas vers un autre gouffre. Il y a chez les Algériens et Algériennes d’aujourd’hui, une sorte de dignité retrouvée, une joie de se retrouver et de penser à l’avenir sans défaitisme, de préparer les luttes futures en commençant par le 8 mars prochain. Un hasard du calendrier ?

 

Le 03 mars 2019.         

Nadir Djermoune est architecte-urbaniste et enseignant au département d’architecture à l’université de Blida. Il est l’auteur de plusieurs articles pour Contretemps.

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