Lire hors-ligne :

« Du moment que nous avons admis cette grande violence qu’est la conquête, je crois que nous ne devons pas reculer devant les violences de détail qui sont absolument nécessaires pour la consolider » (Alexis de Tocqueville, Lettre à Lamoricière, 5 avril 1846).

« On crie : extermination ! Mais c’est justement quand on l’extermine qu’il se révolte, le peuple » (Guy de Maupassant, Le Gaulois, 20 août 1881).

Comment le nom d’Algérie pourrait-il infléchir notre compréhension de la philosophie française contemporaine, notamment en ce qui concerne la manière qu’elle a de penser et de nommer la violence ? « Le nom d’Algérie » est le titre de l’oblique et mélancolique préface de Jean-François Lyotard à La guerre des Algériens, recueil paru en 1989 qui regroupe les chroniques politiques et sociologiques de ce dernier ayant trait à la guerre d’indépendance et publiées dans Socialisme ou Barbarie entre 1957 et 1963.

Dans ce bref texte, où il esquisse également un bilan fier bien que distant de l’activité militante du collectif  Socialisme ou Barbarie, Lyotard rappelle – de manière plutôt lyrique – son éveil intellectuel alors qu’il était professeur au lycée à Constantine entre 1950 et 1952. L’expression le « nom d’Algérie » émerge de la réflexion de Lyotard sur la simultanéité entre sa critique intransigeante du bureaucratisme national-populiste du FLN et sa participation au réseau Socialisme ou Barbarie entre 1957 et 1963. Il écrit : « Je n’éprouvais pas le besoin d’ajuster la critique à ma pratique, ni l’envie de renoncer à celle-ci à cause de celui-là. Il est juste, nous disions-nous, que les Algériens imposent au monde que leur nom soit proclamé ; il est indispensable de critiquer la nature de classe de la société indépendante que leur combat prépare »[1].

Insérant cette remémoration dans son discours philosophique de maturité, il la décrit comme un différend intime devant rester irrésolu, sauf à tomber dans l’illusion de la synchronicité – l’« idée fausse et dangereuse que partout l’histoire marche dans le même pas, dans les Aurès et à Billancourt » – ou dans la conception « stupide » selon laquelle les paysans du Tiers-monde ressusciteraient la révolution moribonde dans les centres du capital. Le texte de Lyotard consiste en un geste de validation et de fidélité : Socialisme ou Barbarie avait raison d’identifier un élément intraitable au cœur de n’importe quel système, mais son désir de lier cet intraitable à une alternative socio-politique systémique, celle du pouvoir ouvrier, devait être abandonné (on peut relever ici l’oscillation de Lyotard entre la reconnaissance de la cessation de l’alternative, qu’il lie ici à son analyse de la dépolitisation de la société française en 1960 – un signe avant-coureur du postmodernisme –, et l’impératif de se délaisser du récit marxiste comme des autres).

La question du nom d’Algérie émerge également dans la remarquable réflexion de Sidi Mohammed Barkat concernant les formes de violence physiques et morales inscrites dans l’exclusion totale des « indigènes »  dans les régimes juridiques de l’Algérie colonisée et annexée, continuée du Senatus Consulte en 1865 à l’illusoire « intégration » des Algériens en 1958 et à leur massacre dans les rues de Paris le 17 Octobre 1961[2] – formes de violence ayant pour objet le « corps d’exception » racialisé des Algériens. Écrivant sur le massacre colonial de dizaines de milliers d’Algériens ayant suivi les manifestations du 8 mai 1945 – la célébration de la libération de la France du joug Nazi coïncidant alors avec l’oppression des aspiration nationales de l’Algerie – Barkat relève que ce qui était en jeu n’était pas simplement l’émergence et l’affirmation d’un Algérien derrière le Français. C’était une question de nomination :

(…) nommer, donner un nom à ceux qui n’en ont pas. Exister par le nom. Toute l’affaire algérienne à ce moment crucial de la Libération est là. Deux sous-ensemble sociaux se situent l’un face à l’autre. Il y a ceux qui pensent avoir un nom, reconnu en tant que tel, et qui n’éprouvent nullement le besoin de s’en trouver un autre. Ceux-là sont enfermés dans ce nom et ne s’ouvrent pas aux colonisés, malgré le contexte qui se fait pressant et pousse dans ce sens. Les autres sont déterminés à se doter d’un nom parce qu’on ne leur en reconnaît aucun. Être indigène veut dire ne pas avoir de nom politique. Le mot indigène est un privatif, il marque l’absence de nom, l’exclusion de la nomination. Le nouvel État revendiqué, c’est la garantie du nom. Et le nom est l’expression symbolique de l’égalité. C’est ce qui rend la vie possible.[3]

Les noms choisis pour parler de la violence sont devenus un thème récurrent dans l’historiographie et la réflexion critiques concernant la période 1954-1962, minutieusement inventoriés dans l’ouvrage collectif Guerre d’Algérie dirigé par Catherine Brun. Il nous y est rappelé la difficile histoire des nominations officielles de ce qui serait seulement plus tard fixé sous les termes de « Guerre d’Algérie » d’un côté et de « Révolution » ou de « Guerre d’Indépendance algérienne » de l’autre : ainsi les évènements*, la pacification*, le maintien de l’ordre*, opérations de police* se sont suivis[4], tandis que les Algériens colonisés étaient, en dehors de publications clandestines du FLN, interdits de nommer leur lutte – une lutte dont l’identification à une Révolution, ou thaoura* (plus proche de soulèvement, et moins connoté dans le sens d’une transformation sociale), fait l’objet d’une réflexion critique dans l’ouvrage de Brun[5]. En termes de cibles de la violence coloniale (qui est bien sûr dirigée contre ses propres sujets étatiques, si ce ne sont pas nécessairement ses propres citoyens), les noms anti-politiques fluctuent également, c’est-à -dire les noms qui révoquent la possibilité de la politique et de la subjectivité : indigènes*, musulmans*, Français musulmans d’Algérie* (FMA, même lorsqu’ils sont installés de longue date en France), race Arabo-musulmane*, etc[6].

Ces dernières années, des universitaires anglophones ont essayé de réfléchir à l’influence de l’expérience du colonialisme et de la décolonisation sur ces théoriciens et théories typiquement françaises qui, via un détour qui passe à la fois par les campus américains et l’historiographie ainsi que la théorie critique indienne, sont considérés comme étant à l’origine du postcolonial.  On nous a donc proposé des lectures décrivant la « French theory » comme étant postcoloniale avant la lettre*, avec les origines et les engagements algériens de figures comme Derrida, Bourdieu, Balibar ou même Althusser comme pré-texte, ou avec les dénonciations d’une « politique de l’Autre » qui trouverait ses origines dans la réponse erronée donnée par les intellectuels radicaux à la Guerre d’Algérie et qui aboutirait à nous léguer les jargons de l’authenticité des politiques de l’identité et de l’État postcolonial[7]. Je voudrais suggérer qu’en vue de saisir la spécificité des effets de la guerre d’Algérie sur la conceptualisation philosophique en France, les labels périodisant et classifiant comme le poststructuralisme sont peu opérationnels, comme sont douteuses les causalités intellectuelles qui voudraient voir la phénoménologie sartrienne rétrospectivement mise en accusation par la politique autoritaire de Boumedienne, par exemple. Je veux ajouter deux réflexions rétroactives de plus à celles proposées par Lyotard dans « Le nom d’Algérie », qui pourraient nous permettre de changer quelque peu les termes du débat, et de voir dans quel sens une pensée à nouveaux frais de la politique et de sa relation à la violence est passée par (mais aussi dans un certain sens s’est éloignée) la question de la guerre d’Algérie, « La cause de l’autre » de Jacques Rancière (1996) et « De Charonne à Vitry » d’Étienne Balibar (1981).

Le texte de Rancière commence par une démarcation d’avec les réponses à la guerre dAlgérie qui liaient directement violence et subjectivation, et qui circonscrivaient la position de la solidarité métropolitaine, pour ainsi dire, à une position affirmant le droit de l’autre à la libération par la violence. Étant donnée la mesure dans laquelle l’axe Fanon-Sartre est devenu un locus classicus dans les débats sur la philosophie et la violence (fréquemment saturés d’incompréhension), je pense qu’il est plus intéressant ici, avant d’examiner la manière qu’a Rancière de lier un type de subjectivation à la guerre d’Algérie, de nous arrêter un moment sur l’autre cible de sa critique – à côté de la fameuse préface de Sartre –, soit sur un article publié en 1961 dans la revue Esprit par Pierre Bourdieu (et réimprimé en postface à l’édition anglaise de Sociologie de l’Algérie), « Révolution dans la révolution ». Sachant que Rancière entretenait de l’animosité envers le sociologue de l’habitus et de la reproduction[8], ceci n’est peut-être pas surprenant, quand bien même le contenu de l’article de Bourdieu pourrait l’être.

Dans l’édition de Sociologie de l’Algérie publiée en 1961, Pierre Bourdieu avait entamé son étude en citant un calife, Omar, qui déclara une fois que « L’Afrique (du Nord), c’est le fractionnement ![9] », continuant de poser le problème de l’unité et de la divergence (sociale, culturelle, linguistique) de l’Algérie à un moment où l’indivisibilité antagoniste était en fait un axiome du FLN, parlant d’un pays idéalement prédisposé à une explosion en particularismes, bien que reconnaissant également les effets paradoxalement unifiant de la déstructuration, de la déculturation et du déracinement colonial. Il est frappant de constater dans les écrits de Bourdieu consacrés à l’Algérie entre 1950 et le début des années 1960 la manière particulière qu’a son analyse sociologique des dévastations dues au capitalisme colonial d’être articulée avec ses prescriptions concernant la possibilité d’une politique révolutionnaire rationnelle, nécessitant d’être ancrée dans les habitus et les horizons d’attente, les calculs temporels et instrumentaux d’un type particulier de sujet social. Dans une polémique à peine dissimulée contre Fanon et le FLN, Sartre et d’autres compagnons de route de la révolution algérienne – également une analyse du type de celle que Rancière interrogerait également dans ses écrits « anti-sociologiques » – Bourdieu présente la paysannerie et le sous-prolétariat comme non préparés à l’action révolutionnaire et en proies au messianisme populiste, à l’inverse de la petite partie du prolétariat qualifiée, moderne et industrielle dont la forme et la stabilité de la vie et de l’emploi constituent « la condition de la formation d’un système cohérent d’aspirations et de revendications et, corrélativement, de la participation à un projet révolutionnaire[10] ».

Dans Les deux Algéries de Pierre Bourdieu, Enrique Martín-Criado a relevé les paradoxes présents dans les écrits de Bourdieu consacrés à l’Algérie et à la Kabylie en particulier, qui associent une attention sociologique aux dévastations dues au capitalisme colonial à un effort anthropologique pour saisir la reproduction des structures « traditionnelles », qui a leur tour se transforment en une forme de « d’image inversée de la France »[11]. « Révolution dans la révolution » représente un cas particulier extrêmement peu caractéristique de la première option, puisqu’il prend les effets destructeurs de la guerre révolutionnaire comme une opportunité pour l’instauration d’une nouvelle politique et d’une nouvelle société. Selon cette représentation, la guerre aurait accéléré l’« apocalypse culturelle » (pour reprendre un terme pertinent à l’anthropologiste Ernesto De Martino) que la colonisation et le système colonial avaient semé au sein des populations colonisées, en brisant les liens issus du passé. Dans un texte non dénué d’accents « fanoniens » ou « sartriens », Bourdieu écrit que toutes les mutations du système coloniale sont sujettes à une loi du tout ou rien, et que l’exigence d’une destruction intégrale du système colonial est un produit de son propre manichéisme racial. Comme il le déclare : « Si la lutte contre le système de castes prend la forme d’une guerre de libération nationale, c’est peut-être que l’existence d’une nation autonome apparaît comme le seul moyen décisif de déterminer une mutation radicale de la situation qui soit capable d’entraîner l’écroulement total et définitif du système des castes »[12]. Tandis que dans la situation coloniale la résistance à la domination ne trouvait qu’une expression symbolique, exigeant une réhabilitation des signes de l’identité et de la tradition (par exemple le voile), la condition révolutionnaire signifie une libération de la relation des Algériens à leur propre héritage symbolique, quelque chose comme un « libre usage » des effets de la modernité coloniale, en particulier de la médecine (et nous pourrions ici penser au texte de Fanon sur « Médecine et colonialisme » dans L’An V de la révolution algérienne). Dans une réfutation remarquablement anticipatrice des fameux arguments de Hannah Arendt concernant le mutisme de la violence, Bourdieu affime :

Ainsi, l’existence d’hommes qui disent non à l’ordre établi, l’existence d’une organisation rationnelle et durable capable d’affronter et d’ébranler l’ordre colonial, bref, l’existence d’une négation effective, installée au coeur même du système et reconnue, de gré ou de force, par ceux mêmes qui s’acharnaient à la nier, suffit à rendre vaines nombre de conduites par lesquelles la caste dominée exprimait son refus de la domination. La guerre, par elle seule, constitue un langage, elle prête au peuple une voix et une voix qui dit non. (…) Elle a permis (au peuple algérien) de faire l’expérience de la discipline librement assumée parce qu’imposée par des autorités propres et librement reconnues, bref, l’expérience de l’autonomie.[13]

À quoi s’adresse l’objection de Rancière dans l’article de Bourdieu ? Au lien entre la guerre (c’est-à-dire la violence) et la vérité au cœur de ce schéma de subjectivation. La violence de la guerre « dit la vérité d’un processus historique » – dans un lien entre vérité, histoire et langage ou désignation auquel Rancière est profondément opposé. Mais le texte de Bourdieu est également symptomatique d’un certain « régime d’altérité », dans lequel « le peuple arraché à  son identité par l’oppression coloniale devient dans la lutte l’autre de cette altérité. (…) Vérité dévoilée et retournée de l’oppression, la guerre en parachève l’oeuvre de rupture avec l’identité première. Au terme de la négation coloniale, la guerre vaut comme négation de la négation. ». Dans les écrits de Fanon, Sartre et Bourdieu consacrés à la guerre d’Algérie, Rancière discerne un « système de rapports entre la vérité, le temps, l’identité et l’altérité » (et, pourrions-nous ajouter, la violence et ses noms ou ses langages) :

« Dans ce système la guerre est la constitution d’un devenir-peuple ; le devenir-peuple s’identifie à la voix propre d’une vérité ; l’histoire est un temps de la vérité qui avère la clôture d’une forme historique (le colonialisme) à travers le devenir-voix et le devenir-peuple du sujet qu’elle avait arraché  à lui-même »[14].

Quel régime d’altérité et sa politisation, disloquant le vecteur de l’histoire et sa violence, Rancière oppose-t-il à ceci ? Dans ce qui est également une puissante définition de sa propre pensée du politique, Rancière le définit ainsi :

Or la cause de l’autre comme figure politique, c’est d’abord cela : une désidentification par rapport à un certain soi. C’est la production d’un peuple qui est différent du peuple qui est vu, dit, compté par l’État, un peuple défini par la manifestation d’un tort fait à la constitution du commun, laquelle construit elle-même un autre espace de communauté. Une subjectivation politique implique toujours un « discours de l’autre », en un triple sens. Premièrement, elle est le refus d’une identité fixée par un autre, une altération de cette identité, la rupture donc avec un certain soi. Deuxièmement, elle est une démonstration qui s’adresse à un autre, qui constitue une communauté définie par un certain tort. Troisièmement, elle contient toujours une identification impossible, une identification avec un autre auquel, en même temps, on ne peut être identifié : « damnés de la terre » ou autre. En l’occurrence, il n’y avait pas d’identification à ces combattants dont les raisons n’étaient pas les nôtres, à ces victimes dont les visages même nous étaient invisibles. Mais il y avait inclusion dans une subjectivation politique – dans une désidentification – de cette identité impossible à assumer.[15]

Les victimes dont Rancière dit qu’elles nous sont « invisibles » (un nous qu’une curieuse note de bas de page nous indique qu’il désigne « simplement une génération politique saisie dans sa globalité »[16]) sont les manifestants algériens pro-FLN (tous des citoyens français, cela devrait être relevé) battus, touchés par les balles et noyés lors du fameux massacre du 17 octobre 1961. Le changement de régime d’altérité est également spatial, du théâtre de la guerre d’Algérie aux « opérations de police » dans la métropole. C’est un tournant vers une pensée de la politique, non plus comme solidarité dotée d’un horizon révolutionnaire qui serait à la fois national et planétaire, mais en termes d’articulations de la citoyenneté qui organisent « un système défini des rapports entre le même et l’autre[17] ». Ceci découle de la conviction selon laquelle la croyance en un « régime de vérité » (comme celui de l’entrée dans l’histoire d’un peuple grâce à la violence) est autant l’effet que la cause d’un mode de subjectivation politique. C’est le tournant vers l’« ici » d’une pratique politique pacifiste qui a eu de la visibilité ainsi que la police, et non la libération historique avec la guerre pour paramètre et qui promettait, contre la préface de Sartre aux Damnés de la terre, une « inclusion politique de l’autre qui n’est pas celle de la morale et qui n’est pas non plus son opposé[18] ».  Ce tournant a le 17 octobre 1961 pour catalyseur traumatique :

 Cette journée, avec son double aspect manifeste et caché, a été un point tournant, un moment où les apories éthiques du rapport entre le mien et l’autre se sont transformées en subjectivation politique d’un rapport d’inclusion de l’altérité. (…) Ce qui a éclairé alors une scène politique ici, ce n’est pas cet aveuglant soleil. C’est plutôt, à l’inverse, une invisibilité, une soustraction produite par l’opération de la police. À  partir de là était possible une subjectivation politique qui ne fût pas une aide extérieure à la guerre de l’autre ou une assimilation de sa cause guerrière à la nôtre. Cette subjectivation politique, elle était faite d’abord d’une désidentification par rapport à l’État français qui avait fait cela en notre nom et soustrait cela à notre vue. Nous ne pouvions nous identifier à ces Algériens brutalement apparus et disparus comme manifestants dans l’espace public français. Nous pouvions en revanche nous désidentifier par rapport à cet État qui les avait tués et soustraits à tout compte.[19]

Rancière écrit que, par son action de répression brutale :

« [L’État] avait rendu possible la subjectivation d’une différence à soi de la citoyenneté, d’un écart entre citoyenneté juridique et citoyenneté politique. (…) Il ne créait plus de politique pour les Algériens. Mais il créait ici une subjectivation politique, un rapport de l’inclus à l’exclu, sans nom spécifique de sujet. ».

Peut-être en est-il ainsi, mais il est difficile de ne pas mentionner la manière peu commode par laquelle le texte de Rancière, tout en reconnaissant le délitement crucial d’une notion unifié de la citoyenneté (bien que ne reconnaissant pas entièrement son caractère fondateur pour la politique française) redouble une partie de cette invisibilité en agissant comme si les « Algériens » (qui étaient d’un point de vue juridique Français à ce moment) avaient simplement « disparu », étaient devenus invisibles. Comme si aucune relation politique avec les autres citoyens n’était possible sinon via l’Etat – négativement, comme une désidentification. Le « nous » politique-générationnel n’inclut jamais, sinon idéalement, ces autres citoyens, si bien que le régime concret d’altérité est tel que la petite minorité de militants français blancs impliqués dans le travail de solidarité avec le FLN – comme Lyotard avec son différend critico-politique – eut une relation à l’altérité beaucoup plus réelle, non comme identification mais comme solidarité, ce qui dans certains cas comme celui de Lyotard n’impliquait pas d’identification.

En d’autres termes, ils avaient une relation politique plus intense à l’autre Algérien que celle que la génération de Rancière pouvait avoir à ceux qui juridiquement mais non politiquement ou plutôt affectivement étaient des citoyens français ayant de longue date habité la même cité qu’eux. Il ne s’agit pas d’accuser Rancière de répéter le processus d’invisibilisation puisque beaucoup de ce qu’il dit est sans aucun doute un effet très réel de la ségrégation politique et raciale extrême des citoyens français algériens durant cette période, mais d’interroger ce qui est en jeu dans une liaison de la citoyenneté, de l’altérité, de la violence et de la subjectivation dans laquelle les manifestants organisés du 17 octobre 1961, leur pensée et leur action politique, sont réduits aux visages invisibles des meurtris, devenant l’occasion d’une désidentification qui continue, quoique négativement, à être absorbée par le « Grand » Autre, l’État.

Pour interroger plus en avant cette question des formes de subjectivation politique liées à la guerre d’Algérie, à son nom et à ses violences, je voulais conclure en réfléchissant aux remarques sur le 17 octobre 1961 présentes de « De Charonne à Vitry » d’Étienne Balibar, texte dont la publication dans Le Nouvel Observateur déclencha l’expulsion du PCF[20]. Un regard en arrière sur deux décennies au PCF, commençant par une violente raclée durant une manifestation soutenue par les communistes à laquelle il participait en tant que membre du « service d’ordre » des Jeunesses Communistes*, et s’achevant avec le racisme honteux à l’encontre des travailleurs immigrés des cadres du PCF à Vitry et ailleurs. Le récit raconté par Balibar est par de nombreux aspects celui d’une subjectivation ratée, d’une identification qui demeure au mieux partielle, et dont le régime d’altérité est profondément limité par l’incapacité à penser vraiment la racialisation de la citoyenneté française et de l’appartenance de classe. En réfléchissant à comment le PCF (mais également beaucoup parmi la gauche et l’intelligentsia) en était arrivé là, Balibar dirige son regard au-delà de l’« anti-colonialisme » officiel du parti, vers un déplacement critique de ses objets de commémoration. Ce n’est pas après le massacre du 17 Octobre 1961 que le parti a fait volte-face, mais après les morts de manifestants du PCF aux mains de la police à la station de métro Charonne en 1962. La lutte anti-coloniale commémorée par le Parti fut « abstraite et mythique ». Et cependant :

Nous sommes nombreux à pouvoir en témoigner d’une mémoire lucide : s’il y eut le 8 février 1962 [la date des morts de Charonne], et avant lui le 19 décembre 1961 [la manifestation lors de laquelle Balibar lui-même fut blessé], ces manifestations unitaires où furent mis de côté les divisions et les sectarismes de tous, c’est seulement parce qu’il y avait eu auparavant le terrible 17 octobre 1961 dont le Parti ne parle jamais, ni personne d’autre d’ailleurs.[21]

Loin d’être présenté comme le catalyseur d’une subjectivation et d’une désidentification générationnelle, le régime de désignation et d’altérité dominant au sein de la gauche française dans l’après-17 octobre 1961, et à la fin de la guerre d’Algérie, est celui d’une opportunité manqué qui aurait directement résolu les divisions internes à la fois à la citoyenneté et à la classe ouvrière, notamment en disloquant un régime colonial racial qui n’était pas en dehors de la métropole, mais qui était constitutive de celle-ci. Dans la formulation également plus classiquement marxiste de Balibar :

L’occasion a été manquée de forger entre les travailleurs français et les travailleurs immigrés une unité organique dans les luttes [NB : légalement, sinon politiquement, ces travailleurs immigrés étaient des citoyens français]. Pour les uns et pour les autres, l’internationalisme est resté, sauf exceptions, un calcul d’intérêts convergents, non une pratique commune dans laquelle on apprend peu à peu à se connaître, à surmonter les contradictions, à envisager un même avenir.[22]

Ceci nécessiterait non (seulement) un changement de régime de subjectivation politique, mais de formes organisationnelles :

Une politique qui favorise, et développe, les formes de mobilisation autonomes des immigrés, surgies de leur exploitation, de leur concentration, de leurs traditions communautaires maintenues envers et contre tout.

Pour conclure : laissant de côté les cas sui generis de Camus et de Derrida – dont les lettres à Pierre Nora publiées de manière posthume dans Les Français d’Algérie précédemment cité le montrent comme ayant une sympathie considérable pour l’auteur des Chroniques Algériennes –, une hypothétique « histoire algérienne de la philosophie française » induit un tableau bigarré mais par de nombreux aspects opaque. En dépit de l’implication de nombreux représentants du panthéon philosophique français dans des débats et interventions liés à la guerre d’Algérie – pas seulement Sartre dialoguant avec Fanon, mais également Merleau-Pony, Blanchot, Barthes, Aron, etc. – il n’est d’aucune manière évident que cet engagement fut réellement différent de l’engagement des intellectuels plus globalement, déchiré qu’il apparaît par de familières divisions de la gauche et de la scène politique plus généralement concernant le colonialisme, la violence et le devenir de l’État français.

Sans doute sont-ce seulement les membres de la génération ayant atteint la majorité politique à la fin des années 1950 ou au début des années 1960 – la génération de Balibar et de Rancière – qui, avec un délai considérable, ont incorporé les questions soulevées par la décolonisation de la France et de l’Algérie dans leurs pensées, cependant quand ils le firent ce ne fut pas selon les termes de la problématique de la violence révolutionnaire anticoloniale (comme chez Sartre-Fanon, voir chez le Bourdieu de 1961) mais en termes d’antinomies de la citoyenneté, avec pour fait majeur non les massacres de Sétif de 1945 ou la bataille d’Alger en 1957 mais le massacre des citoyens algériens de France dans les rues de Paris le 17 octobre 1961.

La difficulté à nommer, voire à reconnaître cette violence joue une sorte de rôle paradigmatique, oscillant entre une analyse des régimes d’appartenance racialisés qui structurent la citoyenneté française et une pensée à nouveaux frais de la subjectivation politique autour de la question de l’in/visibilité ou de la re/présentation, deux questions qui ont défini certains débats parmi les plus significatifs dans le contexte français, spécifiquement celui de la philosophie post-althussérienne, des années 1980 à nos jours.

 

Traduit de l’anglais par Lambert Clet. 

Ce texte est paru dans le numéro 32 de Contretemps, en janvier 2017.

 

Notes

[1]   Jean-François Lyotard, « Le nom d’Algérie », La Guerre des Algériens. Écrits 1956-1963, Paris, Galilée, 1989, p. 36.

[2]   Sur les massacres du 17 octobre 1961 comme « moment fondateur de la condition endocoloniale », voir Mathieu Rigouste, La Domination policière. Une violence industrielle, Paris, La Fabrique, 2012 ainsi que son écrit antérieur suivant : L’Ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, Paris, La Découverte, 2009.

[3]   Sidi Mohammed Barkat, Le Corps d’exception. Les Artifices du pouvoir colonial et la destruction de la vie, Paris, Amsterdam, 2005, p. 51.

[4]   Catherine Brun, « Introduction. Les mots en partage », in Guerre d’Algérie. Les mots pour la dire (dir. Catherine Brun), Paris, CNRS Éditions, 2014, p. 11. Également Pierre Guyotat, « Désignations d’une guerre en cours » dans le même volume.

[5]   Voir Messaoud Benyoucef, « La révolution saisit la langue » et Gilbert Meynier, « La « révolution » du FLN (1954-1962) », in Guerre d’Algérie, op.cit.

[6]   Selon Yves Benot « Musulman » et « non-Musulman » deviennent des termes officiels seulement à la fin du conflit. Voir Massacres coloniaux, Paris, La Découverte, 2001, p. 55 note 10.

[7]   Voir Pal Ahluwalia, Out of Africa. Post-Structuralism Colonial Roots, Londres, Routledge, 2010 ; Muriam Haleh Davis « Algeria as Postcolony ? Rethinking Colonial Legacy of Post-Structuralism », Journal of French and Francophone Philosophy – Revue de la philosophie et de langue française, vol. XIX, n° 2, 2011, p. 136-152 ; James D.  Le Sueur, Uncivil War. Intellectuals ans Identity Politics During the Decolonization of Algeria, Lincoln, University of Nebraska Press, 2005.

[8]   Voir Le Philosophe et ses pauvres. J’ai essayé de traiter ceci dans « Anti-Sociology and its Limits » in Reading Rancière, Londres, Continuum, 2011, p. 217-237.

[9]   Pierre Bourdieu, Sociologie de l’Algérie, Paris, PUF, 2012, p. 7.

[10] Ibid., p. 136. Cette description des préconditions socio-génétiques de la subjectivité révolutionnaire, non dénuée d’échos normatifs avec une certaine tradition marxiste ouvriériste (quoique sur des terrains différents) est articulée dans Algérie 60 (version revue et abrégée de l’œuvre collective Travail et travailleurs en Algérie publie en 1963) en termes d’habitus de classe : « Intériorisation de la situation objective, l’habitus de classe est la structure unificatrice de l’ensemble des dispositions qui supposent la référence pratique à l’avenir objectif, qu’il s’agisse de la résignation ou de la révolte contre l’ordre présent ou de l’aptitude à soumettre les conduites économiques à la prévision et au calcul ». Pierre Bourdieu, Algérie 60. Structures économiques et structures temporelles, Paris, Minuit, 1977, p. 115. Un concept clé ici est celui d’« avenir objectif ». L’impossibilité d’un sujet révolutionnaire sous-prolétarien (ou d’un lumpenprolétariat révolutionnaire, dans les termes de Fanon) est l’objet de cette démonstration : « Les sous-prolétaires produisent, tant dans leurs représentations conscientes que dans leurs pratiques, la situation dont ils sont le produit et qui enferme l’impossibilité d’une prise de conscience adéquate de la vérité de la situation: ils ne savent pas cette vérité, mais ils la font ou, si l’on veut, ils la disent seulement dans ce qu’ils font. Leurs propos irréalistes ne contredisent qu’en apparence la réalité objective que leurs actes expriment si clairement : l’illusion elle-même n’est pas illusoire et il faut se garder de voir un phantasme arbitraire dans ce qui n’est que l’effet objectif objectif de leur position impossible dans le système économique et social » (p. 116). Au niveau de leur propre « cartographie cognitive » de leur situation, la « quasi systématisation affective » des sous-prolétaires tombe bien en-dessous d’une « véritable totalisation », militant contre quelque modèle mécanico-explosif de subjectivation révolutionnaire que ce soit. C’est pourquoi « il faut admettre que la révolte contre la situation présente ne peut s’orienter vers des fins rationnelles et explicites que lorsque sont données les conditions économiques de la constitution d’une conscience rationnelle des fins, c’est-à-dire lorsque l’ordre actuel enferme la virtualité de sa propre disparition et produit de ce fait des agents capables de le projeter » (p. 116).

[11] Enrique Martín Criado, Les Deux Algéries de Pierre Bourdieu, trad. Hélène Bretin, Bellecombes-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2008, p.111.

[12] Pierre Bourdieu, « Révolution dans la révolution », Esprit, n° 291, jan. 1961, p. 30.

[13] Ibid., pp. 33-34.

[14] Jacques Rancière, « La cause de l’autre », Lignes, n° 30, 1997/1, p. 36-49.

[15] Ibid., p. 43-44.

[16] Ibid., p. 42. Rancière, né à Alger mais l’ayant quitté pour la France alors qu’il était un très jeune enfant, rappelle la place occupée par l’Algérie dans sa formation et le tournant décisif des manifestation des 1961-62 dans un récent livre d’entretien : Jacques Rancière, La Méthode de l’égalité. Entretien avec Laurent Jeanpierre et Dork Zabunyan, Paris, Bayad, 2012, p. 19-20.

[17] Ibid., p. 37.

[18] Ibid., p. 40.

[19] Ibid., p. 41-43.

[20] Balibar écrit ailleurs avoir été éveillé à la connaissance du monde par les guerres coloniales, ainsi qu’au besoin de réfléchir à la réciprocité intrinsèquement asymétrique entre la France et l’Algérie. Voir Daho Djerbal et Étienne Balibar, « Pour une nouvelle épistémê », in Guerre d’Algérie. Les Mots pour la dire, op. Cit., p. 274. Voir également son article sur l’Algérie et la France dans Droit de cité.

[21] Étienne Balibar, « De Charonne à Vitry », Les Frontières de la démocratie, Paris, La Découverte, 1992. Initiallement publié dans Le Nouvel observateur, n° 852, mars 1981.

[22] Ibid., p. 25.

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