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Une histoire familière… En pire : quelques nouvelles du plan quinquennal de destruction sociale  – dit « d’austerité » –  au Royaume-Uni.

 

Les remarques qui suivent proposent quelques éléments du contexte britannique actuel, à  partir des mobilisations étudiantes qui ont débuté en octobre 2010 et se poursuivaient encore au 29 janvier 2011 (à Manchester et à Londres). Ces mobilisations font suite au rapport de Lord Browne (présenté le 12 octobre) et à l’annonce du budget faite au parlement le 20 octobre dernier par George Osborne, le Ministre chargé du budget (le ‘chancelier de l’échiquier’) du gouvernement de coalition au pouvoir depuis mai dernier. Il s’agit en l’occurrence du budget qui fixe les dépenses des ministères pour les quatre prochaines années [Comprehensive Spending Review]). Cette photographie, nécessairement incomplète, propose d’attirer l’attention sur ce que révèle le mouvement universitaire (compte tenu de l’héritage travailliste d’une part, et d’autre part de la situation du secteur éducatif et de la jeunesse) ; les conséquences plus générales des annonces budgétaires – notamment pour les femmes. On terminera avec quelques remarques succinctes sur les débuts de réponse et de non réponse en cours.

 De la Grèce à l’Irlande.

Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, un préambule paraît nécessaire quant à une certaine place du Royaume Uni dans le contexte de la crise européenne. La crise grecque ne posait finalement pas de problème majeur. Comme le relevait Stathis Kouvelakis en décembre 2008[1], la crise grecque était d’emblée conforme aux représentations du vieux tableau des nations dans lequel le sud resquilleur, dissimulateur, fainéant et dépensier se voyait enfin infliger la correction morale qu’il avait vocation à recevoir. C’était en outre l’occasion  d’importer enfin de ce côté de la Méditerranée le genre ‘d’ajustement structurel’ qui jusque-là avait été réservé aux périphéries post-impériales. Il y avait enfin là la possibilité de pratiquer un peu d’usure sur un Etat tout entier dans le cadre même des mécanismes monétaires européens, et ce avec l’assistance d’un gouvernement communément décrit comme de gauche. Que demander de plus ? Les choses se sont un peu compliquées avec l’extension des menaces à l’Espagne et au Portugal qui, cependant, maintenaient la crise dans l’Europe de ce que la raison bruxelloise devait rapidement baptiser les ‘PIGS’ (Portugal, Italy, Greece, Spain). Il restait encore à l’Europe impériale –la vraie- de se dire qu’elle avait décidément été trop bonne avec cet ‘Orient’ de l’intérieur. Avec l’Irlande, l’affaire se complique. Ce pays parmi les plus pauvres d’Europe il y a encore peu était devenu le miracle européen dont les taux de croissance en faisait la réplique ‘celtique’ des ‘tigres asiatiques’. Après le rachat des dettes de l’Anglo-Irish Bank, l’Irlande en est non pas à 12,7% mais à 32% de déficit budgétaire, avec une dette publique approchant les 100% du PIB. La démission du Premier ministre irlandais[2] de la tête de son parti (Fianna Fail, lui-même en déroute), après le départ de six de ses ministres et la dissolution du parlement, est bien sûr symptomatique de la profondeur de la crise politique irlandaise. Ce rebondissement politique pourra cependant paraître relativement secondaire, voire, dérisoire, au regard du bilan social que laisse ce gouvernement du « tigre celtique », un temps exemplaire, derrière lui : augmentation de la TVA de 21 à 24% d’ici 2014, réduction de 14% des dépenses sociales, de 8% des dépenses pour la fonction publique notamment en procédant à des réductions d’effectifs (de 319 450 en 2008 à 294 700 en 2014), avec réduction de 10% des salaires des nouvelles recrues, abandon du calcul des pensions de retraite à partir du dernier salaire (auquel sera préféré le salaire moyen sur les années de carrière) et retardement de l’âge de la retraite de 65 à 66 ans en 2014, puis à 67 en 2021 et à 68 en 2028 ; le salaire minimum est abaissé de 12% (de 8.65 à 7.65). On notera par ailleurs que le plan de ‘sauvetage’ de l’Europe et du FMI n’a pas jugé opportun d’exiger une remise en cause d’une fiscalité extrêmement favorable aux ‘entreprises’, c’est-à-dire aux patrons et aux actionnaires (12,5%).

Il est apparu en février 2010 que le déficit budgétaire du Royaume-Uni (13%) était finalement supérieur à celui de la Grèce (12,7% et certes, pas la 6e économie du monde) avec en outre une dette nationale à hauteur de 59,9% de son PIB. Le service de la dette est aujourd’hui de 43 milliards de livres (soit plus de 50,1 milliards d’euros) Dans ces conditions, certains stéréotypes ont vocation à être quelque peu malmenés. En effet, comme chacun est censé l’avoir retenu de longue date maintenant, le Royaume-Uni,  et plus encore l’Angleterre, c’est la référence, le modèle, et à ce titre, une arme centrale des discours de légitimation du capitalisme néolibéral. Dans l’imaginaire officiel de la mondialisation néolibérale, c’est le lieu même de l’exemplarité économique et politique : peu ou pas de luttes sociales apparentes, enserrement législatif du syndicalisme, dérèglementation financière et salariale, privatisations massives de grands services publics et soumission de ce qu’il en reste (dans la santé notamment) à des normes managériales (évaluatives et concurrentielles) du privé, et surtout, ralliement idéologique durable de la social-démocratie au bon sens concurrentiel, sécuritaire et militariste. Cette combinaison de vertus était censée jusqu’ici s’incarner dans des taux de chômage faible. En 2007, on considérait encore que le Royaume-Uni était parvenu au quasi-plein emploi avec un taux de chômage de 5,2% (sans, bien sûr, tenir compte de l’inventivité statistique qui préside à la fabrication d’un tel chiffre[3]). La fiscalité réputée avantageuse, l’’excellence’ du système universitaire, mais aussi la vitalité créatrice de la ville de Londres formaient le contrepoint d’une France repliée sur ses acquis sociaux, les privilèges de ses fonctionnaires pléthoriques, ses impôts trop élevés, son système éducatif rigide etc.. D’où, bien entendu, la ‘fuite des cerveaux’, de la jeunesse étudiante en mal ‘d’opportunités’ sur un marché du travail sur-règlementé, de ses entrepreneurs les plus talentueux mais bridés. Il n’est pas bien difficile, certes, de démontrer l’inanité, voire, le caractère manipulateur de ces idylles grossièrement propagandistes (et où se rejouent au rabais des fragments d’une histoire culturelle franco-britannique, certes, autrement plus respectable). Mais l’essentiel à ce stade est simplement de rappeler l’instrumentalité idéologique de la référence au ‘Royaume-Uni’, lieu rêvé de la contradiction résolue entre modernité-dynamisme et tradition-patrimoine, où donc conflits et luttes sociales se seraient dissouts dans un monde de la nouvelle rationalité sociale décollectivisée. 

Les images des manifestations étudiantes depuis le 12 octobre et l’occupation des locaux du parti conservateur (le 10 novembre) sont donc importantes d’abord comme réponse au chantage convenu selon lequel les divers mouvements étudiants et lycéens en France seraient le produit local et culturel[4]d’une arriération et d’une incompréhension françaises face aux nécessités de la modernisation tant du système scolaire et universitaire que des attentes de la jeunesse en matière d’accès au savoir, à la formation et au marché du travail.  Toutefois, on aura également remarqué que passé le caractère exceptionnel de l’occupation du 10 novembre et après le pittoresque d’une Rolls royale chahutée le 9 décembre, les choses paraitraient presque rentrées dans l’ordre. Les manifestations étudiantes, qui se poursuivent (fin janvier), risquent alors d’avoir été l’arbre qui cache la forêt d’un plan d’austérité d’une ampleur et d’une gravité tout à fait exceptionnelles, ampleur et gravité – on va y revenir – que pour de très mauvaises raisons, si certaines des remarques qui précèdent ont un sens, nous pourrions être portés à sous-estimer de manière coupable .

Réforme des frais d’inscription et manifestations étudiantes.

Comme on peut s’y attendre, il y a plusieurs niveaux de contexte des manifestations étudiantes et de leur élément de radicalité[5]. Le mieux connu, parce que plus médiatisé que les autres, est en même  temps l’explication la plus inadéquate : l’augmentation des frais d’inscription universitaire, qui ne concerne que les universités anglaises. Leur plafonnement passe de 3290 à 6000 livres sterling « en cas de circonstances exceptionnelles » (de 3834 à 6993 euros) et à 9000 livres sterling en 2012 (10490 euros). Pour préciser un peu, les étudiants continueront de ne pas payer le tout d’emblée et continueront d’avoir recours à l’emprunt dont le taux, nul ou faible (1,5% depuis septembre 2010) doit cependant être revu à la hausse[6] en fonction des niveaux de salaires et selon une échelle pouvant aller jusqu’au taux d’inflation majoré de 3%.   Les étudiants ne rembourseront qu’une fois leur niveau de salaire supérieur à 21000 livres par an (près de 24500 euros) au lieu de 15000 livres jusqu’ici.[7] 

La coalition au pouvoir avance sa réforme sous la double bannière de la nécessaire responsabilité budgétaire et du commandement éthique d’équité (« fairness »), conformément à l’affirmation répétée du Premier Ministre selon laquelle « nous sommes tous dans le même bateau » (« we’re all in it together »). Il va de soi que l’on compte sur « la crise » et l’état des finances publiques pour faire tout passer. L’ « équité », voire, la « justice sociale » même, occupe ici, et comme on pouvait le prévoir, une place rhétorique de choix. En l’occurrence, pour le pouvoir,  l’augmentation massive des frais d’inscription et les révisions progressives des taux d’intérêt de remboursement ont vocation à faire payer les riches ; les privilégiés qui pourront prospérer grâce à leur diplôme sont et seront mis plus lourdement à contribution. Et comme il y a là-dedans l’aveu explicite que l’accès aux études supérieures est donc bien globalement réservé aux jeunes gens issus de la bourgeoisie et mieux encore, est alors intégrée à la réforme une autre exigence de justice sociale : les universités qui pousseront les frais d’inscription à plus de 10000 euros devront établir la preuve qu’elles prennent toutes les dispositions possibles pour accueillir des étudiants de milieux modestes et/ou issus des minorités ethniques. Une réforme digne de Robin des bois, en somme. Il faut enfin ajouter à cette version de l’argumentaire le fait que les dirigeants des universités sont dans l’ensemble favorables à cette réforme dans laquelle ils voient une bonne réponse aux besoins financiers de leur établissement, jouant là aussi, entre autres, de l’argument de l’égalité : l’enseignement supérieur s’est massifié et il faut pouvoir accueillir tout le monde en maintenant la qualité de formation[8].

Dette, chômage, exclusion.

La réforme aggrave incontestablement les inégalités déjà profondes en matière d’éducation. Tout d’abord, l’évocation des « circonstances exceptionnelles » devant justifier d’une augmentation à 9000 livres est d’ores et déjà remise en cause par l’annonce selon laquelle plus d’un tiers des universités sont déjà prêtes à pratiquer le tarif maximal.[9] La jeunesse étudiante se voit déjà promise à un alourdissement de sa dette – pour ainsi dire – structurelle. La dette moyenne qui après une licence était jusqu’ici de l’ordre de 18000 livres (près de 21000 euros), approchera les 22000 livres en 2011[10] et devrait passer à 25000 livres (29140 euros) pour les étudiants s’engageant dans les études supérieures cette année.[11] Il faut par ailleurs compter près du triple pour les étudiants en médecine (autour de 70000 livres/81600 euros) qui font plus d’années d’étude, dont les années sont plus longues (45 au lieu de 30 semaines) entre autres.[12] Cette tendance à l’endettement lourd s’accompagne d’un très net accroissement du nombre des jeunes cumulant études à plein temps et emploi salarié. Une étude (du Trade Union Congress et du syndicat étudiant NUS) faisait apparaître qu’entre 1996 et 2006 le nombre des étudiants se finançant par un emploi rémunéré est passé de plus de 408000 à près de 681000, soit une augmentation de 54%.[13] Il faut noter, plus généralement que ce renforcement des mécanismes d’endettement des ménages s’effectue dans un environnement marqué par un niveau moyen d’épargne très faible, voire, inexistant pour de larges segments de la population britannique. En 2006, une étude menée par la Financial Services Authority et l’Université de Bristol faisait apparaître que 42% des adultes n’avaient pas d’épargne retraite et que 70% étaient sans épargne significative. Elle montrait en outre qu’environ un quart de la tranche d’âge 20-39 ans étaient tombés dans des difficultés financières entre 2001 et 2006, les coûts d’accès à l’enseignement supérieur apparaissant comme une des données importantes du problème.[14] En 2007, une autre enquête conduite par l’Office for National Statistics montre que l’épargne des ménages avait atteint son niveau le plus bas depuis un demi-siècle.[15]

La perspective de l’aggravation de l’endettement croise le problème du chômage des diplômés dont les derniers chiffres de l’office des statistiques nationales montrent qu’il est au plus haut depuis dix ans. Un jeune diplômé sur cinq dans la tranche d’âge 21-24 ans est sans emploi.[16] Au même moment, le budget d’austérité présenté par George Osborne en octobre annonce (i) la suppression de 490 000 emplois de services publics, chiffre sans doute sous-estimé selon de nombreux observateurs. Ainsi, le quotidien The Guardian signalait déjà  fin juin que des évaluations non publiées du ministère des finances donnaient une fourchette comprise entre 500 000 et 600 000 emplois du secteur public voués à la disparition sur les cinq prochaines années.[17] De son côté, le nouvel « Office for Budget Responsibility », créé en mai 2010, envisage un total de 620 000 emplois en faisant le calcul sur une année supplémentaire.[18] De son côté, Dr John Philpott du CIPD (Chartered Institute of Personnel Development, principale organisation professionnelle consacrée aux questions de gestion des personnels),  tablait en octobre-novembre dernier sur une perte de 725 000 emplois (12,5% des effectifs) entre 2009-10 et 2015-16, et de 650 000 dans le privé, induite par la réduction des dépenses publiques. Pertes auxquelles il faut prévoir d’additionner 250 000 emplois privés supplémentaires en conséquence du taux de TVA à 20%.[19] (ii) La coalition supprime en outre le Fond pour les Emplois du Futur (Future Jobs Fund), avec l’ensemble des programmes proposés par le Young Person’s Guarantee. Ce dispositif d’accompagnement vers l’emploi s’adressait aux demandeurs d’emplois de 18 à 24 ans percevant l’indemnité chômage (Jobseeker’s Allowance). Le Fond,  financé à hauteur de 1.2 milliard de livres, proposait des cdd de 6 mois pour des jeunes chômeurs à partir de leur dixième mois d’indemnité. Un autre programme doit être proposé en juin prochain. En dépit de ces analyses venues des milieux les plus modérés, voire, des anticipations du gouvernement lui-même, la coalition persiste à anticiper sur une croissance du secteur privé à même de créer jusqu’à 2,5 millions d’emplois sur la même période (2010-2015), trahissant un rapport au réel étrangement distendu.

Reste l’exclusion induite par la réforme des frais d’inscription. On prévoit aisément l’effet de repoussoir pour toutes celles et ceux issus de familles modestes ou pauvres et peu en mesure de contempler tranquillement des années, voire, des décennies d’endettement pour un diplôme conduisant à un emploi assez hypothétique. Cette dette étudiante est d’autant plus dissuasive qu’elle est généralement appelée à se combiner à la perspective d’une autre dette au moins, immobilière celle-là. Par conséquent, et au mieux, les choix d’études seront dictés par les prix du marché universitaire plutôt que par les préférences disciplinaires et les talents et ce, pour des cursus dont on peut envisager qu’ils soient dans certains cas réduits afin d’en rendre les coûts plus attractifs tout en restant rentables. Au pire, d’une part, tout un segment de la jeunesse abandonnera l’idée même de s’engager dans des études supérieures et d’autre part, du côté des universités, il faut prévoir un effacement des arts, des humanités et des sciences sociales, dès lors que  le « Department of Business and Skills », en charge du supérieur, s’engage à maintenir le financement des disciplines scientifiques et techniques sans rien dire du reste.[20]

L’objet de la colère

Il y a déjà dans tout ceci bien des motifs de conflits. Et sur ce seul registre (parce que les coupes budgétaires frappent toutes les dépenses), il n’est pas difficile de surenchérir : comment pourrait-on tolérer, par exemple, de s’entendre expliquer que « nous sommes tous dans le même bateau » de la part d’une équipe gouvernementale constituée dans sa très large majorité d’individus très fortunés ?  23 des 29 membres du cabinet du Premier Ministre disposent d’avoirs allant de 1 à 10 millions de livres, le jeune Chancelier de l’Echiquier, George Osborne lui-même se classant à la troisième place avec 4,6 millions de livres (5,36 millions d’euros)[21]. De manière comparable, comment s’accommoder du fait que l’auteur du rapport dont s’inspire la réforme, Lord Browne, businessman fétiche du new labour, n’était rien moins que l’ex-dirigeant de British Petroleum, entreprise toute dévouée au savoir et à l’émancipation éclairée de la jeunesse partout dans le monde? Ou du fait que les présidents des universités anglaises, si convaincus de la nécessité impérative d’autoriser le triplement des frais d’inscription[22], – pour la recherche, pour l’excellence –  sont tous assis sur d’épais sacs de billets de banque ? A 254 000 livres par an (un peu plus de 296 000 euros) en moyenne, et avec des hausses allant jusqu’à 20% en période de crise profonde et durable, on voudra bien autoriser ce dérapage  aussi bassement populiste.[23]

On aurait sans doute tort, toutefois, de présumer que le déclenchement des mobilisations s’explique par ce seul tableau. Les causes ne manquent pas, à l’évidence. Il demeure que si les dominés exprimaient leur opposition politiquement à chaque fois qu’ils subissent une injustice, les révolutions seraient faites depuis longtemps. Il vaut la peine de rappeler que les réformes que propose la coalition, en l’occurrence, ne suspendent, ni n’inversent un cours antérieur des politiques de l’enseignement supérieur. Pour préciser, indiquons que Lord Browne à lui-même été nommé par les travaillistes au pouvoir pour établir le rapport. Ce rapport fut d’emblée soutenu par Diana Warwick, Barone Warwick d’Undercliffe, présidente de l’association des présidents d’université (Universities UK) jusqu’à 2009 et membre travailliste de la Chambre des Lords où elle siège à vie depuis 1999. Les présidents d’université ne sont eux-mêmes pas devenus ces prélats avignonnais après l’élection de David Cameron. Et de manière plus cruciale encore, peut-être, les augmentations drastiques de frais d’inscription et les mécanismes d’endettement massif de la jeunesse étudiante n’ont pas commencé en octobre dernier. L’emprunt étudiant est apparu en 1990 tandis que la bourse fut réduite d’année en année jusqu’à disparaître en 1998, année où le gouvernement Blair introduisit le supplément aux frais d’inscription universitaire (1000 livres). Les travaillistes (et en l’occurrence, le ministre David Blunkett) mirent fin au principe de gratuité des études supérieures. En revenant sur leur engagement de campagne de 2001, les néo-travaillistes rehaussèrent le plafond des frais d’inscription à 3000 livres par an en 2006. Outre qu’il s’agissait déjà d’un saut quantitatif considérable, il s’agissait par là de permettre aux établissements de fixer leur propre tarif et de constituer ainsi en bonne et due forme un marché des études supérieures. Mais avec une majorité d’universités optant pour la somme maximale, le plafond se transforma rapidement en plancher mettant alors un terme à toute concurrence marchande sur les prix. Pour les étudiants, les remboursements des emprunts se faisaient déjà après l’obtention du diplôme. Rappelons enfin que c’est en 2009 que la responsabilité ministérielle sur l’enseignement supérieur fut transférée vers un nouveau ministère « for business, innovation, and skills » dont l’intitulé effaçait purement et simplement la référence même à l’université.

Ainsi, qu’il s’agisse de la mise en place du mécanisme d’endettement, de la construction d’une logique de marché, du rapport à l’origine de la réforme, de l’idée d’une nécessaire soumission des universités à des priorités industrielles et commerciales plutôt qu’éducatives et scientifiques, les travaillistes ont très largement et très activement ouvert une voie devant laquelle ne se dresse aucun obstacle politique déjà constitué. La nouveauté est venue du parti Liberal-Démocrate qui s’est en bonne partie singularisé pendant la campagne électorale sur cette question des frais d’inscription, paraissant plus à gauche que le Labour en s’engageant à refuser toute augmentation en la matière et allant jusqu’à proposer que les frais soient progressivement abolis pour les étudiants de licence. Or, un sondage de 2009 faisait apparaître que 79% des étudiants étaient susceptibles de déterminer leur vote sur ce critère. C’est donc peut-être du côté de cette trahison éclatante et de « l’économie morale »[24] qu’elle met en jeu que l’on peut chercher un facteur de déclenchement.

Captations capitalistes du secteur éducatif : Guerre aux pauvres et super-assistanat au privé.

S’il est vrai que la vie politique britannique est plus diverse que ce que le parlement de Westminster donne à voir et à entendre, il demeure que la domination institutionnelle et électorale  des trois partis ‘de gouvernement’ pèse comme un énorme poids mort sur les alternatives possibles. De leur côté, les conservateurs mènent –et incarnent- une politique de restauration du pouvoir de classe assumée avec décontraction, quitte à ce que la répétition des clichés thatchériens les plus séniles sur la « culture de l’assistanat » des pauvres prennent un tour auto-parodique au moment même où des membres du cabinet –et parmi eux, George Osborne –  sont eux-mêmes pris à parti pour leur contribution à une évasion fiscale massive.[25]

EMA,  « academies », PFIs, formation continue.

La diminution de 40% des finances[26] destinées aux universités sur les quatre prochaines années n’est qu’un aspect particulier d’une attaque sans précédent menée contre l’ensemble de la société. A peu près tout y passe, des pensions de retraites jusqu’au budget de la justice. A un niveau intermédiaire, la question universitaire s’inscrit elle-même dans une offensive contre l’ensemble du secteur éducatif et de la formation.

La mobilisation étudiante a fait apparaître, avec la question des frais, une autre mesure gouvernementale des plus indigestes ; la suppression de l’EMA (Educational Maintenance Allowance), modeste et néanmoins utile allocation hebdomadaire allant de 10 à 30 livres versée aux 16-19 ans de milieux défavorisés afin de les encourager à rester scolarisés. Selon le mensuel Labour Research, « dans certains secteurs de Birmingham, Leicester et de la région Nord-Ouest, jusqu’à quatre lycéens ou étudiants sur cinq reçoivent cette allocation ». LR rapporte également que selon un récent rapport de l’OCDE, le Royaume-Uni a l’un des plus mauvais taux d’insertion des 15-19 ans dans le secteur éducatif. [27] La suppression de l’EMA a fait l’objet d’une campagne regroupant organisations étudiantes, grands syndicats de la fonction publique et syndicats enseignants du secondaire et du supérieur. La campagne « Save EMA » se poursuivait en janvier tandis que de nouvelles enquêtes indiquaient que jusqu’à 7 adolescents sur 10 se disent prêts à abandonner leur études en cas de disparition de l’EMA.[28] Le parlement a néanmoins voté en faveur de sa suppression le 19 janvier. Or, là encore, il s’agit d’un engagement (de janvier 2010) piétiné par le Premier Ministre lui-même au motif que le déficit est toujours plus grave que ce que l’on pensait.[29]

La formation continue est également touchée. S’il est vrai que l’accès à l’apprentissage gratuit progresse pour des remises à niveau pour adultes étant sortis du système scolaire sans maitriser la lecture, l’écriture et le calcul, la formation continue est aussi promise à l’augmentation des frais d’inscription et les bénéficiaires d’allocations sociales risquent de perdre leur droit à la gratuité des formations dont ils pouvaient jusqu’ici bénéficier. Aussi les formations de plomberie, du bâtiment ou de technologie de l’information pourraient coûter jusqu’à 9000 livres (10500 euros environ). Le motif invoqué (en l’occurrence par le ministre de la formation professionnelle, John Hayes) étant toujours le même : qui a accès à une formation continue qualifiante peut compter sur un supplément de revenu allant jusqu’à 100 000 livres  sur l’ensemble de son existence.[30]

La coalition s’est également empressée de reprendre et développer le programme des « academy schools » lancé par Blair en 2002. Les « Academies » furent initialement présentées comme une innovation visant à faire progresser les résultats scolaires des élèves les plus désavantagés. La nouvelle loi de 2010 sur les « academies » permet d’étendre le dispositif à tous les établissements qui le souhaitent, ce qui, en l’occurrence, veut dire  que leur budget ne passe plus par une instance publique locale dont il est alors déduit et dont elle ne maitrise donc plus l’utilisation (à ajouter aux coupes budgétaires multiples des budgets municipaux, bien entendu) ; les conditions d’embauche n’y sont encadrées par aucune des conventions collectives existantes au niveau national ou même par des accords négociés localement ; la coordination des écoles d’un secteur pour l’accueil et la gestion des élèves n’est plus possible ; les directeurs de ces écoles, nommés et non plus élus par personne, ne sont aucunement tenus de consulter qui que ce soit, qu’il s’agisse de parents, de personnels ou d’une quelconque instance locale. Il apparaît d’ores et déjà que les écoles souhaitant passer dans ce nouveau régime  ont généralement une population d’élèves de milieux plus favorisés.[31] Mais en dépit de l’argument de l’amélioration du niveau du fait d’une compétition accrue entre écoles, l’expérience semble indiquer exactement le contraire. Et enfin, l’Anti Academies Alliance indique que les grandes entreprises privées du secteur éducatif sont déjà sur les rangs pour faire main basse sur les nouvelles « academies ». l’Association rappelle dans ce cadre qu’ « en 2002, Edison USA fut emporté dans la tourmente boursière et ses actions dégringolèrent de 21 à 1 dollar. L’entreprise régla le problème en vendant ses livres, les ordinateurs, ses installations de laboratoire et ses instruments de musique ! Edison gère déjà plusieurs écoles en Angleterre. »[32]

Ajoutons enfin le cas d’un autre dispositif lancé par les néo-travaillistes (et promu maintenant en France). La construction de nouvelles écoles, de nouveaux hôpitaux, de routes et autres édifices publics est depuis plusieurs années promue dans le cadre de « Private Finance Initiatives » (PFIs) qui consistent à transférer à des investisseurs privés l’édification et la gestion d’édifices publics, investisseurs auxquels les autorités publiques remboursent l’investissement dans cadre de contrats pouvant s’étendre sur trente ans. D’une manière générale, on peut difficilement imaginer une méthode plus caricaturale d’assistance publique au capital (sous une forme particulièrement parasitaire). Il apparaît aujourd’hui que, pour les contribuables britanniques, la note totale des PFIs s’élève à 229 milliards de livres (268 milliards d’euros) pour des nouveaux hôpitaux ou écoles représentant un investissement de capital de seulement 56 milliards. Certains contrats sont signés pour les soixante prochaines années et certains contrats prévoient des retours sur investissement à hauteur de 71 %.[33] Selon une étude menée par le syndicat GMB, la dette correspond à une somme de 9300 livres pour chaque contribuable. En outre, on apprend en janvier 2011 que des écoles construites dans ce cadre ont dû fermer par manque d’effectifs d’élèves, écoles que les autorités publiques devront cependant continuer de rembourser jusqu’en 2035.[34] Il semble cependant que le plan ‘d’austérité’ ait peu à redire sur ces « bourgs pourris » new age issus de l’exemplaire modernisation blairiste. Ce qui nous conduit aux ‘bonnes nouvelles’.

De vastes pans du secteur éducatif, au-delà de la seule question –grave, certes- des frais d’inscription, sont donc captés dans un grand mécanisme de distribution du bas vers le haut, des pauvres vers les riches, du public vers le privé. A ce titre, l’austérité n’est bien sûr que l’envers d’une immense prospérité de propriétaires fonciers d’ancien régime. Il vaut quand même la peine d’indiquer, sur ce registre, les quelques détails suivants.

George Osborne s’est engagé dès fin mai à promouvoir l’impôt sur les sociétés le plus bas du G20. Or, JP Morgan Chase évaluait en juin dernier qu’une baisse à 25% représenterait un gain de 336 millions de livres pour les cinq principales banques britanniques.[35] Il a en outre ajouté 400 millions de livres  au milliard annoncé en juin à destination du Regional Growth Fund dont la vocation est d’assister les projets du secteur privé. Mais l’assistanat direct ou indirect au patronat prend d’autres formes encore. Par exemple, le ‘monde de l’entreprise’ pourra enfin échapper de manière quasi-totale à toute surveillance du Health and Safety Executive, l’organisme d’Etat en charge des questions de santé et de sécurité au travail. Le HSE doit en effet voir son budget réduit de 35% d’ici 2015 dans un contexte où le nombre des poursuites enclenchées suite à des décès sur les lieux de travail a chuté de 39% en six ans ; un contexte où 49% des lieux de travail du Royaume-Uni n’ont jamais reçu la visite d’un inspecteur de l’hygiène et de la sécurité ; enfin, un contexte où le nouveau rapport de Lord Young sur la santé et la sécurité au travail dénonce la « culture du dommage et intérêt » (en faveur des salariés, bien sûr) et évacue les questions pourtant centrales aujourd’hui de stress et de violence au travail pour ne se concentrer que sur une compréhension étroite de la sécurité.[36] Aussi doit-on craindre que s’accroisse plus dramatiquement encore la mise en invisibilité de la souffrance au travail au moment où la destruction massive d’emplois publics et privés se traduira inévitablement par des reports de charge de travail sur des collectifs restreints et, par conséquent, plus pressurés encore.  

Par ailleurs,  l’évasion fiscale comme institution financière, couverte par un régime de confidentialité parfaitement officiel, se voit aujourd’hui un peu trop. Les enquêtes rendues publiques début 2009 envisageaient des pertes pouvant aller jusqu’à 13 milliards de livres. Aujourd’hui, ces estimations semblent devoir être fortement révisées à la hausse : de l’ordre de 30 milliards par an avec un volume d’évasion fiscale 15 fois supérieur à la fraude aux allocations. Et le problème implique maintenant certains des principaux membres du gouvernement. Il était donc urgent de concéder quelques annonces, « austérité » oblige. Reconnaissons qu’il y avait bien quelque audace à nommer conseiller du gouvernement sur les questions fiscales un individu, Philip Green, neuvième fortune d’Angleterre, qui avait récemment réussi à ne pas payer un penny sur  les 1.2 milliards de  livres de dividendes reçus du groupe Arcadia en les transférant directement à son épouse domiciliée à Monaco. Du côté des banques, cela dit, les choses paraissent plutôt sereines. Dès juin, George Osborne annonçait une contribution des banques au renflouement du déficit : un prélèvement sur les passifs des banques qui, à 0,07%, représente moins de la moitié de ce que le gouvernement états-unien envisageait déjà (0.15%). « Le prélèvement équivaut à 7 % des 28 milliards de livres de profits combinés que les analystes pensent que HSBC Holdings Plc, Barclays Plc, Royal Bank of Scotland Group Plc, Lloyds Banking Group Plc et Standard Chartered Plc devraient annoncer en 2011 ».[37] Somme à laquelle il faut donc ajouter l’aubaine engendrée par la baisse de l’impôt sur les sociétés.

« Austérité » ou production de population « en trop » ? Retraités, enfants, femmes

Tout peut donc continuer comme avant, en pire. Les coups de haches budgétaires frappent les retraités et les personnes âgées déjà largement paupérisées (en recul, 2,3 millions de retraités vivent dans la pauvreté au Royaune-Uni, quatrième au classement européen de la pauvreté des plus de 65 ans). On mesure d’ailleurs l’éclatante rationalité des choix lorsque que l’on découvre qu’ils risquent de remettre en cause l’assistance qu’apportent les grands parents dans l’éducation de leurs petits-enfants. L’association caritative Grandparents Plus  avance que 200 000 « aidant » familiaux (« family carers »), voisins, amis, mais la plupart étant des grands-parents, s’occupent d’élever jusqu’à 300 000 enfants que les parents ne peuvent élever (pour raisons médicales, d’alcoolisme ou de toxicomanie). Il en va d’une économie chiffrée à 12 milliards de livres pour le l’Etat. Les deux tiers de ces aidants dépendant eux-mêmes de minima-sociaux, la perte des quelques aides locales existantes (et attribuées de façon discrétionnaire) risque fortement de condamner une bonne partie de ces solidarités informelles.[38]

Le rapport de Grandparents Plus fait directement écho au problème de la pauvreté infantile. Près de 4 millions d’enfants vivent dans la pauvreté au Royaume-Uni après avoir vu leur proportion passer de 1 sur 10 en 1979 à 1 sur 3 en 1998. Les gouvernements travaillistes avaient pris l’engagement en 1999 de réduire cette pauvreté de moitié à l’horizon 2010 et de la faire disparaître d’ici 2020. Malgré quelques progrès, les objectifs sont très loin d’être remplis (600 000 de moins que ce qui était prévu pour 2010) et le Royaume-Uni garde l’un des pires taux de pauvreté infantile parmi les pays riches. En décembre dernier, l’Institute For Fiscal Studies publiait une étude selon laquelle la politique budgétaire en cours condamnait 200 000 enfants supplémentaires à basculer dans la pauvreté en 2013-2014.[39]

De manière caractéristique, cette politique budgétaire frappe en particulier les femmes. Un premier détail est assez éclairant : l’article 78 de l’Equality Act (loi sur l’égalité, adoptée par le parlement précédent en 2010) permettait au gouvernement d’imposer à tous les employeurs de plus de 250 salariés de produire leur bilan sur l’inégalité salariale dans leur entreprise à partir de 2013. La coalition propose aujourd’hui que cette démarche se fasse sur la base du volontariat. Chacun peut deviner ce qu’il en sera dans un contexte déjà marqué par des disparités profondes : l’écart moyen de salaires entre hommes et femmes travaillant à plein temps est de l’ordre de 19% (sur la base du revenu médian hebdomadaire). Si l’on tient compte de ce que seulement 58% des femmes travaillent à temps plein (88% pour les hommes), l’écart se creuse au point de doubler : entre le salaire horaire des femmes à mi-temps et celui des hommes à plein-temps, le décalage est d’environ 39%. En distinguant entre secteur privé et public (sur la base du salaire horaire médian), les écarts moyens sont alors respectivement de 21% et 12%. Enfin les femmes qui travaillent dans le public gagnent en moyenne près de 40% de plus que celle travaillant dans le privé.

Sur la base de ces quelques repères, on perçoit rapidement la dimension de genre que prend l’impact de la politique budgétaire en cours. Le salariat du secteur public étant à 65% féminin (68% dans les administrations locales), l’emploi des femmes est  sérieusement remis en cause par la suppression programmée de centaines de milliers d’emplois publics et la réduction gigantesque de 28% des budgets des administrations locales. Il y a plus pervers : la décision de geler les salaires est censée ne par concerner les salaires inférieurs à 21000 livres par an (mais dont l’augmentation reste sensiblement inférieure à une inflation qui progresse). Cependant, les femmes à mi-temps en dessous de ce seuil (nombreuses dans la fonction publique) n’échapperont pas au gel des salaires dès lors qu’au pro-rata du plein-temps, leur revenu excède la limite des 21000 livres. L’augmentation des cotisations des salariés du public (et le recul de l’âge de la retraite à 66 ans, avant de passer à 67 puis  68), de fait, affaiblit un peu plus le salariat féminin.

Les femmes représentent par ailleurs la majeur partie (plus de 60%) de la population des très précaires (« vulnerable workers ») dont le nombre est aujourd’hui estimé à 2 millions.[40] La combinaison du chômage, des bas salaires et des responsabilités et contraintes de la maternité qui continuent de leur incomber très majoritairement, signifie enfin qu’une grande partie de l’effet négatif des coupes sur les budgets sociaux se concentrent sur les femmes, que l’on parle des dépenses sociales en général (-18 milliards de livres, combinés entre le budget de juin et la Spending Review d’octobre). Ces coupes touchent notamment les allocations enfants et crédit d’impôt, mais aussi les subventions maternité (fermetures de centres d’accompagnement « Sure Start » qui accueillent les enfants de familles modestes) et santé et grossesse (-2,4 milliards). George Osborne supprime aussi le Child Trust Fund et donc ses deux versements de 250 livres chacun à la naissance et à l’âge de 7 ans. Les parents isolés, à 90% des femmes, risquent de perdre jusqu’à 19% de leur revenu net.[41]

Le saut qualitatif le plus évident est peut-être celui qui concerne les pensions de retraite. Les femmes qui jusqu’ici partait à la retraite à 60 ans (65 pour les hommes) devaient d’ores et déjà prévoir de partir à 63-64 ans et avaient été encouragées à prendre les dispositions financières  dans ce cadre. Le gouvernement de David Cameron a finalement décidé de repousser le départ à la retraite de 5 ans pour passer à  6 ans d’ici 2020. Ce recul, qui ‘égalise’ femmes et hommes devant l’âge du départ à la retraite, prend effet à partir de 2016 tandis que l’âge de départ pour les hommes passera de 65 à 66 en 2018. Par conséquent, tous les britanniques qui n’auront pas  atteint l’âge de 57 ans au 6 avril 2011 devront attendre 66 ans pour partir. Les moins de 40 ans devront, eux, partir à 68 ans. Mais les membres du gouvernement  discutent également de la possibilité d’un recul jusqu’à 70 ans ou plus dans les décennies à venir.

L’impopularité croissante de la réforme des retraites annoncée est suffisante pour que les organisations syndicales envisagent des mobilisations coordonnées et pour que le gouvernement accepte des rencontres et envisage de ne pas adopter la réforme dès le mois de mars (une journée nationale de mobilisation le 26 mars  contre les coupes budgétaires étant déjà prévue de longue date). 

Quelles réponses ?

La société britannique croulera-t-elle sous le poids mort de trois partis de droite ? On sait ce qu’il en est des conservateurs. Le parti Libéral-démocrate vient de réapparaitre au pouvoir pour probablement en disparaître bientôt et pour longtemps tant son prometteur dirigeant, Nick Clegg, aujourd’hui vice-Premier Ministre, est détesté, et ce pour les raisons que l’on vient de voir. Reste le parti travailliste qui a récemment placé l’un des deux frères Miliband, Ed Miliband[42], à sa direction. L’adhésion travailliste à l’idéologie du marché est si profonde et zélée qu’elle contraint aujourd’hui le nouveau porte-parole à quelques ajustements. Son discours inaugural lors de la conférence du parti fin septembre 2010 proposait quelques réserves explicites sur la confiance excessive accordée par le parti au pouvoir de 1997 à 2010 aux institutions financières à l’origine de la crise. Réserves accompagnées d’une remise en cause du choix de la guerre en Irak. C’est peu d’autant que l’hommage à Brown et Blair, bien que rituel, reste appuyé. Le fait que le même Ed Miliband fut lui-même membre du cabinet du Premier Ministre de 2007 à 2010 et son frère, David, lui aussi membre de l’ex-gouvernement et de peu battu par Ed dans la course à la direction du parti. Parmi les mots clés que propose le nouveau dirigeant dans son discours inaugural, on trouve la « famille », la « communauté », des « espaces verts », « l’amour et la compassion », « le pub contre le supermarché et ses ventes d’alcools à prix cassés » et « nos troupes en Afghanistan, le meilleur de notre pays ». Inutile de commenter ici. Au programme de défense de ses « valeurs », Ed Miliband, admirateur déclaré de Keynes, Lloyd George et William Beveridge, apporte cependant une utile précision en déclarant de manière ferme que si les syndicats ont un rôle à jouer, il reste profondément hostile à « l’inflation rhétorique irresponsable en faveur des grèves de masse » et demande de son auditoire qu’il partage ce bon sens. [43] De ce point de vue, et à cette occasion du moins, le vocabulaire du jeune dirigeant travailliste n’est en rien différent de celui du Premier Ministre ou du maire Tory de Londres (Boris Johnson qui souhaite durcir un peu plus les restrictions existantes depuis Thatcher[44]). A croire que l’on s’est passé le mot : une grève ne peut semble-t-il qu’être aujourd’hui « irresponsable ».

Il n’est pas impossible cependant que la multiplication des mécontentements contribue à travailler l’ambivalence, voire, les contradictions, du lien entre parti travailliste et une gauche syndicale relativement visible depuis quelques années parmi les porte-parole de certaines organisations comme par exemple PCS (Public and Commercial Service Union) ou RMT (National Union of Rail, Maritime and Transport Workers). Reste à voir le rôle que peut également continuer de jouer la jeunesse étudiante, mais aussi les nombreuses associations de campagnes spécifiques et les luttes locales. Dans tous les cas, les axes de revendications prennent forme autour de la question des retraites, les frais d’inscription universitaire et l’éducation, la question plus générale des services publics, enjeux auxquels semble devoir s’ajouter la revendication de justice fiscale dans une forme peut-être comparable à l’ampleur qu’elle a prise en France dans le mouvement contre la réforme des retraites. La chose n’est guère étonnante si l’on tient compte du fait qu’aujourd’hui, la question fiscale devient un détour nécessaire du contre argumentaire au chantage stratégique à la dette et aux déficits «  que devront payer nos enfants » etc… Cette question devient à ce titre une importante médiation de l’exigence de redistribution des richesses et c’est ici que vient se loger une partie du refus du fatalisme face aux grandes fabrications des paniques officielles en cours depuis des années et agitées par les responsables de la situation actuelle, résultat en effet désastreux de trente ans de « trop d’impôts » et de destruction du salaire auquel on a prétendu substituer le crédit. De là, quelques éléments de conclusion.

Premièrement, et pour insister un peu sur ce point, l’endettement des Etats apparaît enfin pour ce qu’il est : une arme de guerre sociale, depuis longtemps infligée aux économies nationales de l’ex-Tiers-monde et réimportée aujourd’hui en Europe sous une forme apparemment assez rodée. Les défiscalisations des entreprises et des hauts revenus, les baisses de salaires et le chômage massif et prolongé contribuent chacun à leur manière au creusement d’un abime que l’on utilise ensuite comme arme d’intimidation contre toute demande sociale. Il va alors de soi que la seule manière de mettre en œuvre les politiques correspondantes doit reposer sur la peur et/ou sur la coercition.

Du point de vue plus restreint de la réforme universitaire, cela dit, il apparaît assez nettement que l’endettement étudiant (quand il sera encore possible) prolonge et accentue une logique de marchandisation et de mise en concurrence entre les institutions. Mais de manière plus cruciale encore, il s’agit de créer les conditions contraignantes d’une mise en conformité idéologique : l’étudiant doit devenir un petit capitaliste, entrepreneur de lui-même, en prenant le risque d’investir dans une formation-produit qu’il lui reste à faire fructifier. En cela, le capital culturel manifesté par le diplôme se distingue alors de moins en moins du capital tout court dans un mouvement généralisé de subsomption réelle de tout une espace relativement autonome (de l’université, des études, du savoir) à la logique du profit. On notera, en l’occurrence, qu’en dépit du chantage permanent à « l’utilité » des formations, la priorité est ailleurs : la société a-t-elle besoin de médecins, de linguistes, de mathématiciens, d’explorateurs de formes, d’expériences et de conjonctures sociales différentes dans l’espace ou dans le temps ? Peu importe en vérité : les « libres choix » (contraints financièrement et idéologiquement) en décideront.

Le mal nommé « plan d’austérité » correspond assez bien à ce que Naomi Klein a décrit sous l’appellation de capitalisme du désastre dans une sorte de vaste grammaire historique du néolibéralisme planétaire[45]. Ici, le choc « thérapeutique » vient de la crise et de la dette traitée comme phénomène naturel, grande vague venant du large sur l’océan de la mondialisation. Peuvent alors commencer ou s’aggraver les destructions qui permettront toutes les dépossessions et transferts de tout ce qui peut encore ressembler à un bien public. L’inégalité et l’écrasement social engendrés n’ont au bout du compte pas grand-chose à voir avec une quelconque « austérité » et ce qu’elle suggère d’âpreté vertueuse dans l’épargne, la maîtrise des ressources et l’anticipation de long terme. « Le plan d’austérité » nomme pour une part un processus exactement inverse de vandalisation irrationnelle dans une logique d’accumulation primitive renouvelée et de restauration inconditionnelle d’un pouvoir de classe digne de l’ancien régime. Pour une autre part, complémentaire, l’expression euphémise le basculement de populations entières dans une condition surnuméraire, autant de « en trop » à mettre au compte du mépris de la vie humaine comme nouveau signe de reconnaissance des dominants « nouvelle génération ».  Reste à savoir quand et comment les coups seront rendus. L’expérience récente nous dit bien qu’il ne faut pas trop compter sur l’immuable  torpeur des peuples face à leur tyran.

(fin janvier, début février 2011)

 


[1] Stathis Kouvelakis, « la Grèce en révolte », https://www.contretemps.eu/interventions/stathis-kouvelakis-grece-en-revolte :  « ‘Bon pour l’Orient… ?’ L’explication est toute trouvée : les émeutes qui se sont déclenchées à Athènes et dans les villes de Grèce après le meurtre d’Alexis Grigoropoulos par un policier, le 6 décembre dernier, renvoient fondamentalement à un archaïsme. Celui d’une société, et de son État, qui, à peine sortis de leur arriération balkanique, peinent à faire face aux défis de la « modernité » et de la ‘mondialisation ‘. » 

[2] Brian Cowen, le 22 janvier dernier

[3] Cf l’analyse proposée dans le rapport de 2009 de l’Industrial Communities Alliance, « The Impact of Recession on Unemployment in Industrial Britain »,

 http://www.industrialcommunitiesalliance.org/uploads/2/6/2/0/2620193/impactofrecesssion.pdf. On pourra également se référer, pour une perspective plus générale sur la production de statistiques sur le chômage, à Margaret Maruani, Les mécomptes du chômage, Bayard, 2002.

[4] Rappelons ici la violence contenue dans l’un des arguments gouvernementaux contre le mouvement d’opposition à la réforme des retraites. La protestation est affaire de « tradition », de « culture », fatalité dérisoire qui faut écouter « quand même » au titre de la difficulté de communication qu’elle induit : « Que les gens descendent dans la rue le 7, c’est bien normal. S’il n’y avait pas de manifestation sur les retraites, on ne serait plus en France au fond, c’est assez normal », a-t-il [Mr Woerth] dit. « C’est notre culture, notre tradition (…) et en même temps, il faut écouter » ». http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2010/09/03/97001-20100903FILWWW00468-woerth-manifestations-assez-normales.php

[5] « direct action », ou initiative visant à satisfaire des revendications sans passer par les médiations politiques et institutionnelles existantes.

[6] Un nouveau projet de loi propose des taux variables selon les niveaux de revenu des étudiants une fois sur le marché du travail. http://www.telegraph.co.uk/education/educationnews/8284556/Debt-fears-over-rise-in-student-loan-interest-rates.html

[7] Cf par exemple, les explications du site de l’université de Bristol : http://www.uwe.ac.uk/money/tuition-fees-2012.shtml#topup

[8] Cf l’entretien de Wendy Piatt, directrice du Russell Group, (regroupant les 20 universités au sommet du classement des établissements http://www.youtube.com/watch?v=IpQyW1BAkIc&feature=player_embedded#

[9] Cf. The Independent,  30 janvier 2011, “More than a third of English universities ready to charge maximum fees”: http://www.independent.co.uk/news/education/education-news/more-than-a-third-of-english-universities-ready-to-charge-maximum-fees-2198458.html

[12] Pour le detail, cf le compte rendu que propose la British Medical Association :  http://www.bma.org.uk/press_centre/presstuitionfees.jsp

[13] Enquête citée dans Alex Callinicos, Universities in a Neoliberal World, Bookmarks, 2006, p. 32

[14] The Guardian, “Money worries hit 18- to  40- year-olds”, reproduit dans China Daily, 29 mars 2006

[15] The Guardian, Savings rate hits 47-year low”, 29 juin 2007, http://www.guardian.co.uk/business/2007/jun/29/creditanddebt.money

[16] The Guardian, 26 janvier 2011, «20% of graduates out of work », http://www.guardian.co.uk/education/2011/jan/26/fifth-graduates-unemployed-ons

[17] The Guardian, 29 juin 2010, “Budget will cost 1.3 million jobs – Treasury”, http://www.guardian.co.uk/uk/2010/jun/29/budget-job-losses-unemployment-austerity

[18] Labour Research, Novembre 2010, vol. 99 n°11, p. 5

[19]CIPD estimates 1.6 million extra private sector jobs needed by 2015-16 simply to offset full impact of Coalition Government’s spending cuts and VAT rise”, 1 novembre 2010 , http://www.cipd.co.uk/pressoffice/_articles/Treasuryselectcommittee011110.htm  

[20] Times Higher Education, “Fears made Flesh”, 20 octobre 2010, http://www.timeshighereducation.co.uk/story.asp?storycode=413956

[22] The Guardian, 3 novembre 2010, “Elite universities welcome flexibility to triple students’ fees”

 http://www.guardian.co.uk/education/2010/nov/03/universities-welcome-flexbility-triple-fees

[23] D’autres détails pleins de pittoresque dans l’article de The Telegraph, 21 janvier 2011, http://www.telegraph.co.uk/education/educationnews/8274663/Row-over-hike-in-university-vice-chancellors-pay.html

[24] Pour reprendre  un célèbre argument de l’historien Edward Palmer Thompson dans son « The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century » [1971], reproduit dans Customs in Common, New Press, 1993.

[26] Soit une baisse de 2,9 milliards de livres (près de 3.4 milliards d’euros) d’ici 2015.

[27] Labour Research, Janvier 2011, vol. 100 n°1, p.4

[28] The Guardian, « EMA day of action: students fight for grant », 18 janvier 2011. http://www.guardian.co.uk/education/2011/jan/18/ema-day-of-action-students-fight

[29] Pour entendre D Cameron énoncer distinctement qu’il n’a pas l’intention de supprimer l’EMA, cf. http://www.youtube.com/watch?v=VBr4AqFJ2hU

[30] Labour Research, décembre 2010, vol 99 n°12, p.25

[31] Cf. Labour Research, Septembre 2010, vol 99 n°9, p.13-15

[32] Anti Academies Alliance : What does the Academies Act 2010 mean for state education ? http://www.antiacademies.org.uk/Home/literature/briefings- 2/whatdoestheacademiesbillmeanforstateeducation

[35] Bloomberg businessweek, 23 juin 2010, “Uk banks find liabilities levy better than expected” http://www.businessweek.com/news/2010-06-23/u-k-banks-find-liabilities-levy-better-than-expected.html

[36] Labour Research, decembre 2010,vol 99, n°12, p.15-16 & 23

[37] Ibid.

[38] Grandparents plus, Survey Findings Report, october 2010 http://www.grandparentsplus.org.uk/publications_files/Findings2010_ONLINE_NEW.pdf

[39] Institute For Fiscal Studies, “Child and Working-Age Poverty from 2010 to 2013”, 2010, p.2 http://www.ifs.org.uk/bns/bn115

[40] Hard Work, Hidden Lives. The Short Report of the Commission on Vulnerable Employment, TUC, mai 2008

[41] Labour Research, Janvier 2011, vol 100, n°1, p.28

[42] Fils du célèbre marxiste Ralph Miliband.

[45] Naomi Klein, La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre. Trad. L. Saint-Martin & P. Cagné, Acte sud, 2008

 

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