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Razmig Keucheyan propose ici une cartographie politique des années 1990, entre clôture du « court vingtième siècle », mondialisation capitaliste, triomphe de l’idéologie néolibérale, recompositions de l’impérialisme et progression de l’extrême droite.

Ce texte est paru dans François Cusset (dir.), Une histoire (critique) des années 1990, Paris, La Découverte/Centre Pompidou-Metz, 2014. Ce volume accompagnait l’exposition 1984-1999 La Décennie, qui s’est déroulée au Centre Pompidou-Metz de mai 2014 à mars 2015.

 

Concernant les années 1960, aucune demi-mesure n’est acceptable. Cette décennie doit être défendue ou rejetée en bloc, sans chercher à trier, dans les événements qui la jalonnent, entre le positif et la déviation. C’est la thèse qu’avance Fredric Jameson dans un texte consacré à cette époque, « Periodizing the Sixties », paru dans le volume collectif The Sixties Without Apologies (1984), titre que l’on pourrait traduire par « Les années 1960 sans concession »[1]. Comprendre une conjoncture historique suppose de se placer du point de vue de ses protagonistes, et non dans la posture du jugement rétrospectif. Or les protagonistes, bien entendu, n’ont pas le loisir de trier : ils sont engagés dans la conjoncture.

Dans son ouvrage Le siècle, Alain Badiou avance la même idée à propos de l’ « expérience communiste » au 20e siècle[2]. Le communisme est un « bloc », affirme le philosophe en s’inspirant pour une fois de Georges Clémenceau, qui dans un célèbre discours refusait de distinguer, parmi les acteurs de la révolution française, les « bons » révolutionnaires des « mauvais ». Badiou déplore notamment les « retours à Marx » qui ont proliféré après la chute du mur de Berlin. Ceux-ci ambitionnent de retrouver par-delà Lénine ou Mao un communisme « authentique », qui serait exempt des catastrophes du communisme « réellement existant ». La critique de ce dernier est certes nécessaire, mais qu’on le veuille ou non, dit Badiou, le 20e siècle a eu lieu.

Oui mais voilà : Jameson évoque les Sixties, et Badiou le 20e siècle, des périodes historiques de longueur différente, mais qui sont denses et consistantes. L’engagement dans les années 1960 ou le 20e siècle, on voit ce que c’est. Mais dans les années 1990 ? Cette décennie a-t-elle seulement constitué une « expérience », dont on pourrait délimiter les contours et esquisser le portrait ? Est-elle un « bloc », auquel dès lors pourrait se référer une « génération » ? Au plan politique, les années 1990 se définissent peut-être avant tout négativement : c’est sur elles que vient s’échouer le 20e siècle. L’ouvrage d’histoire contemporaine le plus lu au monde, L’âge des extrêmes d’Eric Hobsbawm, fixe les bornes du « court 20e siècle » à 1914 et 1991[3]. La Grande guerre est la matrice de ce siècle, la première des boucheries dont il fut le théâtre, et la chute de l’Union soviétique son acte final. Cette décennie se définit donc non par un commencement, mais par une fin : son ontologie est négative.

Mais comment alors parler des années 1990 ? Comment décrire ce qui, de prime abord en tout cas, n’est ni « expérience » ni « bloc » ? Comme nous l’a appris Jameson, quand l’ontologie est impossible parce que son objet reste insaisissable, il convient de lui substituer la cartographie. Les années 1990 sont comme un continent inexploré, dont on ne sait rien ou presque des différentes régions et de leurs rapports. Or, lorsqu’on se trouve en territoire inconnu, il est bon de commencer par dresser quelques cartes. Des cartes géographiques et des cartes « cognitives », inextricablement mêlées.

 

Cartographier les Nineties

Commençons par la plus banale des cartes : celle du monde. Les années 1990, on s’en doute, ne revêtent pas la même signification selon qu’elles sont observées d’Europe ou d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique latine. Qu’en est-il par exemple depuis la Chine ? Celle-ci passe pour être la puissance ascendante en ce début de 21e siècle, le nouvel hegemon qui prendra le relai du « siècle américain ». Le taux de croissance de la Chine atteint lors des années 1990 des niveaux sans précédent, de l’ordre de 9% par an, bouleversant les structures de la société, ainsi que les équilibres géopolitiques.

Selon Wang Hui, l’un de ses penseurs critiques actuels les plus intéressants, les années 1990 chinoises débutent dans la seconde moitié des années 1980, et s’étendent jusqu’à nos jours[4]. Elles durent donc depuis plus de deux décennies, ce qui montre bien que la chronologie (quantitative) et l’histoire (qualitative) sont deux choses très différentes. A la fin des années 1970, Deng Xiaoping engage le tournant capitaliste de la Chine. Le rideau tombe sur le tumultueux siècle révolutionnaire chinois. A la suite des événements de Tienanmen (1989), lors desquels son autorité est ébranlée, Deng entreprend un « voyage dans le sud » (1992), et visite les grands centres urbains du littoral, en développement accéléré: Shanghai, Shenzhen, Canton… Il y vante l’approfondissement des « réformes », et énonce certains de ses mots d’ordre restés fameux, dont la formule « Il est glorieux de s’enrichir ».

C’est l’époque de la crise terminale des « valeurs révolutionnaires ». Un « nationalisme consumériste » – l’expression est de Wang Hui – les remplace. L’exode rural suscite l’émergence d’une « nouvelle classe ouvrière », qui s’intègre à la force de travail globale. Au plan intellectuel, nombre de courants de pensée étrangers sont importés en Chine, des débats sur la « théorie de la justice » de John Rawls jusqu’aux cultural studies, en passant bien sûr par les différentes variantes de néolibéralisme.

Wang émet l’hypothèse suivante : la clôture du siècle révolutionnaire chinois permet au « long 19e siècle » de reprendre son cours, après la parenthèse de quelques décennies que représenta le 20e siècle. Le capitalisme qui (ré)émerge en Chine dans les années 1980 et 1990 présente bien des affinités avec le capitalisme ouest-européen de l’époque de la révolution industrielle. Le pays s’intègre de plus en plus au « concert des nations », prolongeant une ouverture amorcée à l’occasion de la visite de Nixon à Pékin en 1972. Alors que le court 20e siècle avait fait dévier la Chine d’une trajectoire de développement « normale » – normale pour un pays dominé de la périphérie, s’entend –, la tendance s’inverse au cours des années 1990.

Dans les années 1990, c’est au demeurant le Japon et non la Chine qui passe pour être le principal rival commercial des États-Unis – puisqu’au plan militaire, le Japon ne dispose pas d’armée conventionnelle, ni de l’arme atomique qui lui permettrait de mener une politique de puissance. Les débats concernant les mérites du modèle productif japonais, le « toyotisme », et le déclin du « fordisme » dans les pays du centre du capitalisme, vont alors bon train. Les deux « décennies perdues » de stagnation économique que connaîtra le Japon par la suite rebattront les cartes en faveur de la Chine. A l’été 1997, une crise financière de grande ampleur touche l’Asie du sud-est, et se propage à d’autres pays émergents, en particulier la Russie. Conséquence parmi d’autres de cette crise, la chute de l’un des plus anciens et des plus sanguinaires dictateurs au monde : l’Indonésien Suharto, qui quitte le pouvoir sous la pression de la rue en 1998, après avoir régné pendant trente ans.

 

Après les dictatures

L’Amérique latine est elle aussi en transition à l’époque. « Transition » est d’ailleurs l’un des maîtres-concepts – des keywords, pour parler comme Raymond Williams – du moment. A tel point que la science politique crée, dans les années 1990, une discipline qui lui est entièrement consacrée : la « transitologie », ou science des transitions, qui s’autorise notamment de Tocqueville (la transition entre « l’Ancien régime et la révolution »), et se donne pour objet tout ce qui ressemble de près ou de loin à une transition politique : en Chine, en Amérique latine, mais aussi dans l’ex-bloc soviétique, qui subit alors les « thérapies de choc » administrées par le FMI depuis Washington, ou encore en Afrique du sud, qui est en train d’abolir l’apartheid – on y reviendra[5].

Le point central est celui-ci : sous la « transition » se trouve le néolibéralisme. C’est ce qu’illustre bien le cas de l’Amérique latine. Sur ce continent, les années 1980 sont une décennie de sortie des dictatures : 1983 pour l’Argentine (après la guerre des Malouines), 1985 pour le Brésil, 1990 pour le Chili d’Augusto Pinochet. Leur succède une vague de « présidences néolibérales », qu’incarnent par exemple Carlos Menem en Argentine, Carlos Salinas au Mexique, ou Fernando Henrique Cardoso au Brésil, qui privatisent et libéralisent à tour de bras. Le néolibéralisme a des racines certes plus anciennes en Amérique latine – on se souvient notamment de l’alliance de Pinochet avec les Chicago boys dès les années 1970. Au cours des années 1990, la frénésie néolibérale est cependant radicalisée par les « plans d’ajustement structurels » du FMI et de la Banque mondiale, bras armés du « consensus de Washington », qui conditionnent l’octroi de prêts à des « réformes de structure ». C’est l’époque où la question de la « dette du tiers-monde », et des demandes d’annulation qui culmineront avec le « Jubilé » de l’an 2000, prend une ampleur inédite.

Cette ingérence croissante d’organisations internationales – privées ou gouvernementales, à vocation économique ou politique – dans les affaires internes des pays est une donnée générale de la période. Les années 1990 donnent lieu à un bouleversement des échelles de la politique. Des instances politiques nouvelles viennent s’ajouter à l’échelon étatique-national dominant depuis le 17e siècle, dans le contexte de ce qu’on commence à appeler, depuis les années 1980, la « mondialisation ». Ces instances sont infranationales, comme les « régions » ou les métropoles (riches centres urbains au Nord, slums au Sud), ou bien supranationales, comme le MERCOSUR (crée au début des années 1990) ou l’Union européenne.

S’appuyant sur une vieille tradition révolutionnaire, que les années 1990 vont renouveler en profondeur, les peuples latino-américains ne tardent pas à réagir. Le 1er janvier 1994, jour de l’entrée en vigueur de l’ALENA (l’accord de libre-échange nord américain liant les Etats-Unis, le Canada et le Mexique), a lieu le soulèvement zapatiste au Chiapas, lors duquel s’illustre l’une des figures politiques majeures de la décennie : le sous-commandant Marcos. Les zapatistes innovent dans au moins trois registres. Ils mettent en œuvre une stratégie politico-militaire distincte de celle des guérillas latino-américaines antérieures, qui étaient d’inspiration principalement guévariste. Ils propulsent aussi sur le devant de la scène politique un acteur collectif jusque-là resté relativement en retrait : les indigènes. L’alliance de l’indigénisme et de la critique du néolibéralisme, que l’on verra s’illustrer dans les années 2000 en Bolivie ou en Equateur, trouve l’une de ses origines chez les zapatistes. Enfin, ceux-ci deviennent vite l’une des références fondatrices du mouvement altermondialiste, qui émerge dans la seconde moitié des années 1990, se révèle au grand jour lors des manifestations de Seattle contre le sommet de l’Organisation Mondiale du Commerce (1999), et qui tiendra son premier « Forum social mondial » à Porto Alegre en 2001. Même s’il est plus discret depuis quelques années, on ne saurait surestimer l’impact du zapatisme sur le champ politique contemporain.

Dès la fin de la décennie, la résistance au néolibéralisme revêt en Amérique latine une autre forme, plus institutionnelle. Changer le monde sans prendre le pouvoir, disait le titre de l’ouvrage de l’un des intellectuels organiques du zapatisme, John Holloway[6]. C’est cependant par les urnes qu’Hugo Chavez accède au pouvoir en 1999 au Venezuela. Son élection constitue le coup d’envoi de l’émergence de gouvernements de gauche sur le continent : Lula au Brésil (2003), Nestor Kirchner en Argentine (2003), Tabaré Vazquez en Uruguay (2005), Evo Morales en Bolivie (2006), Michelle Bachelet au Chili (2006), ou encore Rafael Correa en Equateur (2007). Cette vague électorale, qui constituera un point d’appui important pour la gauche internationale tout au long des années 2000, ne se comprend que comme contrecoup des politiques néolibérales menées lors de la décennie précédente. Avant que la révolution prenne ses quartiers dans le monde arabe dès 2010, l’Amérique latine est alors le seul continent qui croie encore en l’histoire.

 

L’Afrique fantôme

Après l’Asie et l’Amérique latine, l’Afrique. A elle seule, l’année 1991 enregistre deux événements retentissants sur ce continent. D’abord, la fin de l’apartheid en Afrique du sud, suivie de la libération de Nelson Mandela, et de son élection à la tête du pays en 1994. L’événement marque la disparition du dernier grand système ségrégationniste au monde, après que les Etats-Unis ont renoncé au leur lors du Civil Rights Act voté en 1964. Il existe encore à ce jour des pays qui discriminent juridiquement entre leurs ressortissants sur une base « ethnique », par exemple la Malaisie, mais de façon plus limitée. Et il y a bien sûr la Palestine, où la ségrégation était jusqu’ici de facto plutôt que de jure, mais où l’accès à certaines lignes de bus est depuis peu interdit aux Arabes, à l’initiative du ministère des transports israélien. Il n’y a décidément pas d’irréversibilité en histoire. La signature en 1993 des « accords d’Oslo » entre Yitzhak Rabin et Yasser Arafat, sous les auspices de Bill Clinton, suivie de l’assassinat du premier en 1995, n’a pas empêché que la condition des Palestiniens ne cesse d’empirer depuis vingt ans. L’idée que sévit en Israël une forme d’apartheid est même aujourd’hui ouvertement évoquée par les plus hautes autorités israéliennes, par exemple l’ancien premier ministre Ehud Olmert[7].

L’autre événement marquant de l’année 1991 est l’annulation, par le gouvernement (et l’armée) algérien, des élections législatives à la suite de l’arrivée en tête au premier tour du Front islamique du salut (FIS). La guerre civile qui s’ensuit – et fera au moins 50 000 morts, peut-être le double – s’étend sur l’essentiel de la décennie. Cette guerre préfigure la « guerre globale contre le terrorisme » consécutive aux attentats du 11 septembre 2001, qui généralisera la lutte contre l’ « islam radical » à l’ensemble de la planète. Elle en constitue une sorte d’avant-goût limité à un seul pays. D’autant qu’au cours des années 1990, des attentats avaient frappé une première fois le World Trade Center de New York (1993), ainsi que les ambassades américaines à Nairobi et Dar es Salam (1998).

Evoquée rétrospectivement dans le contexte plus récent des « printemps arabes », l’annulation des législatives algériennes, vingt ans tout juste avant le commencement de ces derniers, sonne bien étrangement. En Tunisie et en Egypte, les deux principaux pays où a eu lieu le soulèvement de 2011, le peuple a porté au pouvoir, lors des premières élections libres, des partis se réclamant de l’islam politique. Ennahda occupe encore le pouvoir deux ans plus tard, mais dans un contexte marqué par des tensions politiques croissantes, alors que les Frères musulmans égyptiens, après une année de gouvernement à tous égards désastreuse, s’en sont fait chasser par une coalition emmenée par l’armée, qui a déchaîné au passage une répression féroce faisant des centaines de morts. L’histoire bégaie: en ce sens, peut-être les années 1990 doivent-elles être conçues comme la répétition générale d’événements politiques appelés à se reproduire par la suite à une échelle plus grande.

L’Afrique est à la même époque le théâtre d’un autre événement : le génocide rwandais (1994). C’est le dernier des génocides perpétrés au 20e siècle, une liste longue et tragique qui commence avec le génocide des Arméniens en 1915. La fin du « siècle des extrêmes » n’implique certes pas la disparition d’événements extrêmes. On ne sait si le génocide rwandais préfigure des épisodes comparables à venir au 21e siècle. Ce qui est certain, c’est qu’il est comme un récapitulatif des tragédies du siècle passé : violence de masse, racialisation de la politique sous l’effet de la colonisation, usage des médias pour inciter au passage à l’acte (la radio des « Milles collines »), tribunaux internationaux, etc. Le démembrement de l’ex-Yougoslavie tout au long de la décennie donnera lieu à des épisodes de « purification ethnique » (le terme apparaît à cette époque) comparables.

 

Inquiétante étrangeté

De la périphérie du système dominant – Asie, Amérique latine, Afrique – revenons à présent au centre. A propos de la culture des années 1990, l’historien des idées Martin Jay a employé l’expression de « Uncanny Nineties »[8]. « Uncanny » est la traduction anglaise d’un terme allemand, auquel Freud a consacré en 1919 un essai célèbre : « unheimlich », l’essai de Freud s’intitulant « Das Unheimliche »[9]. Il n’existe pas de réel équivalent français pour ce terme, « inquiétante étrangeté » étant la périphrase célèbre retenue par le traducteur, qui s’empresse d’ajouter que « étrange familiarité » et même « non-familiarité » saisiraient également quelque chose de ce concept. « Heim » désigne en allemand le « chez soi », la « maison », et par extension le « familier ».

Chez Freud, le « unheimlich » est « cette variété particulière de l’effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier »[10]. C’est une forme d’épouvante qui trouve son origine non dans l’inconnu ou la nouveauté, comme c’est généralement le cas, mais au contraire dans le banal ou le quotidien. Exemples évoqués par Freud : un personnage de cire, dont on ne parvient pas à déterminer tout de suite s’il s’agit ou non d’une personne vivante ; passer à plusieurs reprises au même endroit dans une ville ou une forêt où l’on s’est perdu, sans être sûr qu’il s’agit bien du même endroit ; ou encore, voir quelqu’un dans une glace et s’apercevoir soudain que l’on est soi-même cette personne au visage étrangement familier. La littérature, notamment fantastique, fait grand usage de l’ « inquiétante étrangeté ». Freud se livre dans son essai à une analyse du conte L’homme au sable d’E.T.A. Hoffmann. La dimension de répétition est cruciale dans le « unheimlich », c’est elle qui fait « dévier » le familier et le rend étrange. Cette dimension renvoie bien sûr chez Freud à la problématique du « retour du refoulé », à « l’histoire de l’évolution du sentiment du moi » composée de différentes strates inconscientes. Sans se confondre avec elle, et sans qu’elle s’y réfère, l’analyse de Freud rappelle – étrangement – la fameuse première phrase du 18 Brumaire de Karl Marx, selon laquelle les événements historiques se produisent toujours deux fois : la première comme tragédie, la seconde comme farce. Pour Marx comme pour Freud, auxquels ici s’ajoute Nietzsche, la répétition est une catégorie analytique décisive.

Martin Jay applique ce concept freudien à la culture des années 1990. Dans les approches « postmodernes » alors dominantes en philosophie et dans les arts, la question de la « citation » et du « détournement » est centrale. Cette analyse peut cependant être étendue aux événements politiques de la décennie, en particulier à ceux survenus au centre du système capitaliste. La fin de la guerre froide était supposée donner lieu à une période de paix et de prospérité, un nouvel âge d’or. Or, au cours des années 1990, les Etats-Unis multiplient au contraire les expéditions impériales. Jamais au cours de son histoire l’Amérique n’est intervenue militairement aussi fréquemment : première guerre du Golfe (1991, celle dont Jean Baudrillard écrira qu’elle n’a « pas eu lieu »), Somalie (1993-1994), Haïti (1994), Bosnie (1995), à nouveau Irak (1998), Soudan (1998), Kosovo (1999), puis Afghanistan (2001), Irak encore (2003), et Lybie (2011). Ceci sans compter les – nombreuses – opérations undercover, dont la CIA reconnaît en général la réalité plusieurs décennies plus tard, comme récemment concernant le renversement de Mossadegh en Iran en 1953. Ainsi que le relève le politiste John Mearsheimer, depuis la fin de la guerre froide les Etats-Unis ont été en guerre deux années sur trois, et au vu des développements récents dans le monde arabe, il y a peu de chances pour que cette proportion s’amenuise[11].

Refoulez l’impérialisme, il revient donc au galop. Bien sûr, dans les années 1990 les expéditions impériales se font au nom des « droits de l’homme » et de l’ « ingérence humanitaire », et en obtenant – mais ce point reste facultatif – le soutien de la « communauté internationale ». On assiste à l’apparition d’un « nouvel humanisme militaire », pour reprendre l’expression pénétrante de Noam Chomsky[12]. C’est toute la différence avec l’impérialisme d’antan, et notamment avec la guerre du Vietnam de récente mémoire, au cours de laquelle on ne s’embarrassait guère de telles précautions rhétoriques. D’où le caractère « étrangement familier » de ces expéditions. C’est ce qui explique aussi que ces guerres ne suscitent en général pas le même type de protestation que la guerre du Vietnam, ou avant elle la guerre d’Algérie. L’inquiétante étrangeté, en l’occurrence, est génératrice de passivité politique. La « démocratie de l’abstention » s’installe, qui combine abstention électorale et contraction de l’espace public[13].

Les Etats-Unis connaissent, à la même époque, d’autres formes de « retour du refoulé ». En 1991, l’automobiliste noir Rodney King est arrêté et passé à tabac par des policiers à Los Angeles. Ils seront acquittés quelques mois plus tard, ce qui déclenche les plus importantes émeutes qu’ait connues le pays depuis les années 1960, rappellant celles de Watts survenues trente ans plus tôt. Etrange familiarité, là encore, car la condition des Noirs est supposée s’être améliorée au cours des décennies écoulées. Bill Clinton, alors présenté par l’écrivain Toni Morrison comme le « premier président noir » (du fait de sa popularité dans l’électorat africain-américain… et de ses talents de saxophoniste), s’apprête à remplacer Georges Bush père en 1993. Depuis lors, un président (réellement) noir a été élu à la tête du pays, avec Barack Obama en 2008. Il n’empêche, le refoulé est toujours à l’œuvre aujourd’hui: en juillet 2013, le meurtrier du jeune Noir Trayvon Martin est acquitté par un jury à majorité blanche, cette fois-ci sans que l’événement ne suscite d’émeutes.

En Europe, le refoulé se nomme extrême-droite. Les premières percées électorales du Front national français datent du milieu des années 1980 (élections municipales partielles de 1983, puis Européennes de 1984, en même temps que première invitation de Jean-Marie Le Pen à l’émission L’heure de vérité). De 1989 à 1993, Marie-France Stirbois siège à l’Assemblée nationale. Le FN ne cesse de monter en puissance, jusqu’à la scission des « mégrétistes » en 1998, avec notamment la conquête de plusieurs mairies importantes à l’occasion des municipales de juin 1995 (Jean-Marie Le Pen obtient 15% des voix aux présidentielles en avril). 1995, c’est aussi l’année où François Mitterand quitte le pouvoir après quatorze ans de règne, et où Jacques Chirac lui succède. Loin de « changer la vie », les deux septennats socialistes auront été aussi ceux de la « lepénisation des esprits ».

En Italie, le Mouvement social italien de Gianfranco Fini, rebaptisé Alliance nationale, participe à la coalition au pouvoir emmenée par Silvio Berlusconi en 1994. Dans le sillage de l’opération « Mains propres », celle-ci balaye le vieux système des partis, et en finit avec l’hégémonie de la démocratie chrétienne sur la politique italienne. Le Parti communiste italien – le parti de Bordiga, Gramsci et Togliatti, plus grand parti communiste d’Europe de l’ouest, qui compta jusqu’à deux millions et demi de membres, et exerça une influence considérable sur la culture du pays dans l’après-guerre – se saborde alors du jour au lendemain. En Autriche, en 1999, le conservateur Wolfgang Schüssel passe un accord de gouvernement avec le FPÖ de Jorg Haïder, s’attirant pour un temps les remontrances de la communauté européenne.

Ces organisations d’extrême-droite combinent une vision du monde raciste avec des programmes économiques néolibéraux, qui les rapprochent des autres partis de gouvernement, et permettent parfois la formation de coalition avec eux. Le néolibéralisme les distingue en revanche sensiblement du fascisme historique, qui était davantage « corporatiste ». Aujourd’hui, en 2013, alors que le parti néo-nazi Aube dorée fait régner la terreur dans certains quartiers d’Athènes, dans un pays dévasté par la crise, les effets de cette alliance historiquement inédite entre le fascisme et le libéralisme économique sont visibles aux yeux de tous. Le traité de Maastricht, signé en 1992, entérine la construction d’une Europe du marché « libre et non faussé », qui échappe de plus en plus à la souveraineté populaire. A chaque fois que celle-ci menace de contrevenir à la liberté de mouvement du capital, les élites continentales tranchent en faveur de cette dernière. Alors que les Etats-Unis connaissent au cours des années 1990 huit années de croissance économique, l’Europe stagne, et voit son taux de chômage exploser.

 

Le retour des classes dangereuses

Des émeutes avaient déjà eu lieu dans les années 1980. A la cité des Minguettes, par exemple, à Vénissieux, en 1981. Ces « rodéos » et autres dégradations urbaines sont à l’origine, en 1983, de la « Marche pour l’égalité et contre le racisme » dite « Marche des beurs », qu’organisent des jeunes issus des banlieues de Marseille et de Lyon notamment, deux ans après l’arrivée de la gauche au pouvoir, et en même temps que les premières percées électorales du Front national. Les Trente glorieuses – qui ne le furent pas pour tout le monde – ne sont alors plus qu’un lointain souvenir. Un sentiment de colère face à l’ « exclusion » – autre keyword de la décennie – s’exprime ainsi, celui de n’être « représenté » par aucune des organisations politiques en présence. Comme vont le révéler les années 1990, le problème dit « des banlieues » est un problème typiquement postcolonial, en ce qu’il témoigne de la persistance du colonial, sous une forme certes altérée, au coeur des sociétés contemporaines[14].

Les émeutes de Vaulx-en-Velin, du Val-fourré et de Mantes-la-Jolie en 1990 et 1991 constituent un tournant[15]. La cité du Mas-du-Taureau à Vaulx-en-Velin, par exemple, passe jusque-là pour être un exemple de rénovation urbaine réussie. Or les émeutiers s’en prennent à un mobilier urbain dont ils sont par ailleurs (au moins potentiellement) des usagers, à des « symboles de la République », comme disent alors les médias. Le problème n’est pas uniquement économique ou urbanistique, même s’il l’est également. La dimension de reconnaissance, ici, est déterminante. La catégorie de « violences urbaines » est employée par les pouvoirs publics et la police, et entre alors dans le langage commun. La logique de ghettoïsation, que l’on croyait réservée aux métropoles étatsuniennes, s’enracine en France[16]. Le plus important mouvement social de la décennie, les grandes grèves de novembre-décembre 1995 – les plus grandes grèves qu’ait connues le pays depuis mai 68 –, ne parvient pas à faire la jonction avec la question politique soulevée dans les quartiers. Une rencontre manquée, parmi d’autres à venir, entre la gauche et ces derniers.

Parallèlement, la première affaire dite « du voile » a lieu en 1989. Elle est suivie de plusieurs autres. L’anthropologue Emmanuel Terray avance le concept d’ « hystérie politique » pour désigner l’atmosphère qui en résulte[17]. Nous n’en sommes de toute évidence pas sortis. Une partie significative de la gauche délaisse la lutte des classes pour la « défense de la laïcité », et la justice sociale pour ce qu’elle nomme les « valeurs républicaines ». Guerre civile algérienne, banlieues, affaires du voile, puis 11 septembre 2001 : tout au long des années 1990, les ingrédients qui feront bientôt des musulmans les nouveaux « ennemis de l’intérieur » se mettent ainsi peu à peu en place.

 

Bataille des idées

Passons des cartes géographiques aux cartes « cognitives », c’est-à-dire à la bataille des idées, qui fait rage en cette fin de siècle. Le néolibéralisme est alors l’idéologie la plus puissante de l’histoire moderne. C’est la thèse que défend Perry Anderson dans un éditorial de l’influente New Left Review en l’an 2000, à la clôture de la décennie[18]. Jamais depuis la Réforme au 16e siècle une doctrine n’avait régné à ce point sans partage. L’emprise du néolibéralisme, ajoute Anderson, est plus importante encore que celle des grandes religions monothéistes. La portée de ces dernières, en effet, a toujours été régionale, jamais globale, quoiqu’aient pu imaginer leurs adeptes. Au cours des années 1990, en revanche, on trouve des partisans du néolibéralisme dans toutes les capitales du monde, des Amériques à l’Asie, en passant par l’Europe et l’Afrique. Si cette idéologie a perdu de son lustre depuis la crise financière de 2007-2008, les politiques qui s’en réclament continent à être mises en œuvre aux quatre coins de la planète.

Le néolibéralisme est donc, au cours des années 1990, la colonne vertébrale du champ intellectuel international. L’événement marquant de la décennie n’est sans doute pas tant la chute de l’Union soviétique et la défaite du marxisme que celle du keynésianisme, qui passe désormais pour être complètement dépassé. Le keynésianisme est une doctrine du compromis de classe, du « partage de la valeur ajoutée » entre le capital et le travail – on oublie souvent que l’objectif de Keynes était de sauver le capitalisme de sa propre déraison. L’éclipse de ce courant dans les années 1990 témoigne de ce que les classes dominantes sont dorénavant hostiles à toute forme de compromis, et de ce que le rétablissement du taux de profit, par l’involution des conquêtes sociales des décennies précédentes, se fera désormais sans la moindre concession. En cette fin de siècle, le champ politique n’a plus de centre. Ou plutôt, le centre se trouve à droite.

Cette colonne vertébrale n’exclut pas la présence d’autres éléments. Simplement, c’est elle qui donne les impulsions d’ensemble, qui articule ou surdétermine les éléments en question. Les années 1990 voient ainsi l’apparition d’un éphémère « moment social-démocrate ». C’est la « troisième voie » théorisée par le sociologue britannique Anthony Giddens, qui vise à arrimer la gauche au consensus néolibéral[19]. Tony Blair accède au pouvoir en 1997, Gerhard Schröder et Lionel Jospin quelques mois plus tard. Ils formeront la « troïka néolibérale » dénoncée par Pierre Bourdieu dans un article du Monde d’avril 1998, intitulé « Pour une gauche de gauche ». Une quatrième figure complète ce trio, puisque Bill Clinton est élu aux Etats-Unis en 1992 et réélu en 1996.

La « troisième voie » de Giddens est une pensée de la fin de la politique, ou de la « post-politique », qui renonce à l’idée que le monde social est traversé par des antagonismes, et en particulier des antagonismes de classe. L’opposition entre la gauche et la droite issue de la révolution française est réputée caduque. Une stratégie électorale promise à une riche postérité est mise en œuvre par les partisans de la troisième voie : la stratégie dite de la « triangulation ». Elle consiste à s’installer dans l’espace politique de l’adversaire, en l’occurrence la droite, et à exploiter les thèmes constitutifs de son identité politique. Exemple : la prise en charge des thématiques « sécuritaires » par la gauche dès cette époque, ou encore sa volonté de « moderniser » l’Etat social. Cette stratégie permet non seulement de prendre pied dans l’électorat adverse, mais davantage encore de se présenter comme étant au-delà des clivages partisans. Clinton et ses conseillers sont les principaux concepteurs de cette stratégie, qui subordonne toute différenciation politique à l’objectif de l’accession au pouvoir.

Au cours de cette période le conflit subsiste, mais sous une forme feutrée ou sublimée. Il se limite le plus souvent aux domaines de la « culture » et de la « morale ». La « théorie de la justice » de John Rawls fait l’objet de débats multiples de par le monde (l’ouvrage est traduit en français en 1987). Le succès de cette théorie ne se conçoit qu’en rapport avec l’ambiance « post-politique » de l’époque. Charles Taylor et Michael Walzer lui opposent un point de vue « multicuturaliste », ce qui donnera lieu au – soporifique – débat entre « libéraux » et « communautariens », qui occupe une bonne partie de la décennie. « Multiculturalisme », au passage, est un autre keyword de la période. Le déclin du marxisme et la répudiation de toute perspective critique suscite la résurgence de la « philosophie morale et politique ». Gilles Deleuze, dans son « Abécédaire » diffusé sur Arte en 1996 (un an après son suicide), fera du retour de celle-ci une critique dévastatrice.

Le néolibéralisme s’hybride également à l’époque avec un autre corpus : le néoconservatisme en matière de relations internationales. Jusque dans les années 1990, un tiers de la planète vit au sein de régimes non capitalistes. Les Nineties voient le monde basculer dans ce que Charles Krauthammer appelle le « moment unipolaire »[20]. Après avoir terrassé son adversaire, l’OTAN s’élargit à l’est. C’est alors qu’une série de penseurs étatsuniens publient des ouvrages qui rencontrent un succès planétaire. Ces ouvrages tâchent de penser le « nouvel ordre mondial » issu de la fin de la guerre froide. Les deux plus connus sont Francis Fukuyama et Samuel Huntington. Le premier publie en 1992 La fin de l’histoire et le dernier homme, alors que le second fait paraître Le choc des civilisations en 1996 (chacun de ces livres est précédé par des articles dans des revues politiques influentes).

Les deux thèses sont en apparence éloignées. Fukuyama recycle le vieux thème hégélien de la « fin de l’histoire », et défend l’idée que les démocraties libérales sont la forme d’organisation politique optimale des sociétés humaines. Il ajoute que le plus grand défi devant lequel se trouvent les sociétés qui ont atteint ce stade est la gestion de l’ennui, des « siècles d’ennui à la fin de l’histoire », pour reprendre son expression. Le moins que l’on puisse dire est pourtant que l’on ne s’est pas ennuyé depuis la parution de l’ouvrage. En même temps, on aurait tort de sous-estimer l’émergence au cours de cette décennie de nouveaux affects ou émotions politiques, étroitement liés à l’évolution des institutions démocratiques et de l’espace public.

Huntington soutient, quant à lui, que les conflits à venir ne seront pas de même nature que ceux du passé. Leur composante « civilisationnelle » – toujours cette obsession des années 1990 pour la culture et la religion – sera prédominante. En réalité, Fukuyama et Huntington font alors tous deux l’hypothèse que la vieille politique de puissance, le système interétatique moderne qui naît en Europe au moment du traité de Westphalie (1648), est en train de disparaître sous nos yeux, et que se mettent en place des paramètres géopolitiques nouveaux. De ce point de vue, la décennie 1990 est non seulement celle sur laquelle vient s’échouer le 20e siècle, mais une époque qui voit s’achever un cycle historique beaucoup plus long.

Dans les années 1990, le néolibéralisme, plus qu’une doctrine qui structure le champ intellectuel, est une idéologie omniprésente qui s’enracine dans les consciences. Pour reprendre une expression de Luc Boltanski et Eve Chiapello dans leur ouvrage de 1999 Le nouvel esprit du capitalisme, le capitalisme s’est doté avec lui d’un nouvel esprit[21]. Organisation réticulaire de la firme, mobilité accrue du capital (notamment financier) ainsi que des couches supérieures du salariat, valorisation de l’ « autonomie » des travailleurs, de leur « créativité » et de la prise de « risque » individuelle, comptent parmi les éléments constitutifs de cet esprit. Si, comme on l’a vu, les politiques néolibérales continuent à être mises en œuvre à travers le monde aujourd’hui, il est clair que cet esprit-là, avec ses relents « libertaires », a cessé d’opérer. Des formes agressives de néo-taylorisme sont réapparues dès la fin de la décennie dans l’entreprise. En outre, la thèse de Boltanski et Chiapello ne valait déjà à l’époque que pour les pays du centre du capitalisme. Car c’est au contraire un très vieil « esprit » du capitalisme que subissent quant à eux les ouvriers chinois ou mexicains qui travaillent dans des usines d’assemblage informatique quatorze heures par jours. Depuis qu’il existe, le capitalisme combine et articule l’ancien et le nouveau, selon des modalités propres à chaque époque. Si le nouveau occupe le devant de la scène au cours des années 1990, il est inexorablement rattrapé par des « conditions héritées du passé ». Comme l’écrivait Marx, « La tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants »…

 

Commencements

En 1995 paraît en France Le Passé d’une illusion de François Furet, l’un des ouvrages les plus célébrés de la décennie. Son titre est une référence au livre de Freud – encore lui ! – L’avenir d’une illusion (1927). L’influence de Furet s’était déjà donnée à ressentir quelques années auparavant, lors des célébrations du bicentenaire de la révolution française. Elle n’a cessé de se renforcer depuis, chez les historiens mais aussi bien au-delà, du fait notamment de sa participation aux travaux de la Fondation Saint-Simon, dont il fut le cofondateur en 1982 – ce think tank à la française, dont l’ambition selon un autre de ses cofondateurs, Pierre Nora, était de réunir « des gens qui ont des idées avec des gens qui ont des moyens », s’autodissout en 1999 estimant avoir « achevé » sa mission. L’ouvrage collectif Le Livre noir du communisme paraît en 1997, couronnant une décennie d’anticommunisme viscéral. La préface de Stéphane Courtois crée la polémique, qui assimile génocide nazi et stalinisme. Les jugements historiques à l’emporte-pièce sont une des tendances de fond de la période.

Si l’opposition au capitalisme atteint son niveau historique le plus bas au cours des années 1990, deux autres fronts progressent. L’amélioration de la condition des femmes, d’abord, qui à la fin du 20e siècle est le seul mouvement social qui a incontestablement réussi. Et d’autre part, l’écologie. En juin 1992 se tient à Rio de Janeiro le premier Sommet de la Terre. Le protocole de Kyoto, qui ambitionne de réduire les émissions de gaz à effet de serre, est signé en 1997. Vu de 2013, le bilan de ces deux événements est désastreux. Aucun des modestes objectifs qu’ils avaient fixés n’a été atteint par la « communauté internationale ». Les années 1990 voient aussi la normalisation des partis verts partout en Europe. Les « Grünen » de Joschka Fischer participent à la coalition « rouge-verte » dirigée par Gerhard Schröder en Allemagne. Ils rompent à cette occasion avec un élément constitutif de leur identité politique : le pacifisme, en engageant la Bundeswehr dans sa première guerre depuis 1945, au Kosovo (Fischer est alors ministre des affaires étrangères). Il n’empêche, ces évolutions n’étaient pas jouées d’avance. Et de surcroît, la prise de conscience de la gravité de la crise écologique a indéniablement progressé pendant cette période au sein de la population, formant un terreau solide pour les mobilisations à venir.

Cette fin de siècle n’est à vrai dire pas aussi défavorable à la critique du système qu’on pourrait le penser rétrospectivement. En 1993, paraissent coup sur coup deux ouvrages promis à une importante postérité : La misère du monde, dirigé par Pierre Bourdieu, et Spectres de Marx, de Jacques Derrida. Chacun de ces livres contribuera à sa façon à la relance de la critique théorique et politique. Au plan international, les pensées radicales fleurissent : postcolonialisme, théories du genre, néo-marxismes, écologie politique…[22] Seule une perspective étroitement franco-centrée peut laisser croire que les années 1990 seraient une époque de recul des théories critiques.

Ce qui caractérise bien plutôt les années 1990, c’est l’absence de « sujets de l’émancipation », autrement dit d’acteurs collectifs qui puissent constituer les vecteurs du changement social. Au cours du 20e siècle, la classe ouvrière fait figure de principal « moteur de l’histoire ». Pour des raisons aussi bien démographiques, politiques que culturelles, sa centralité a décliné dans le dernier tiers du 20e siècle. A commencé alors la longue quête, encore loin d’être achevée, de substituts à la classe ouvrière, de nouveaux sujets collectifs de l’émancipation. De ce point de vue, les années 1990 ressemblent à certains égards aux décennies qui précèdent la formation du mouvement ouvrier moderne, au début du 19e siècle. Des décennies où, en même temps que l’aspiration à la justice sociale, c’est la politique qui renaît.

 

Notes

[1] Fredric Jameson, « Periodizing the Sixties », in Sohna Sayres et al., The Sixties Without Apologies, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1984.

[2] Alain Badiou, Le siècle, Paris, Seuil, 2005.

[3] Eric Hobsbawm, L’âge des extrêmes. Histoire du court 20e siècle, Bruxelles, Complexe, 2003.

[4] Wang Hui, The End of the Revolution. China and the Limits of Modernity, Londres, Verso, 2009, p. xi.

[5] Sur la « transitologie », voir par exemple Michel Dobry, “Les voies incertaines de la transitologie : choix stratégiques, séquences historiques, bifurcations et processus de path dependence« , in Revue française de science politique, vol. 50, n°465, 2000.

[6] John Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir. Le sens de la révolution aujourd’hui, Paris, Syllepse, 2008.

[7] Voir sa tribune dans le quotidien Haaretz, 29 novembre 2007.

[8] Martin Jay, “The Uncanny Nineties”, in Salmagundi, n° 108, automne 1995.

[9] Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté, et autres essais, Paris, Folio / Gallimard, 1985.

[10] Idem, p. 215.

[11] John Mearsheimer, “Imperial by design”, in The National Interest, n° 111, janvier/février 2011, p. 16-17.

[12] Noam Chomsky, Le nouvel humanisme militaire, Lausanne, Page deux, 2000.

[13] Voir Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, La démocratie de l’abstention, Paris, Gallimard, 2007.

[14] Achille Mbembe, “La république et sa bête », 7 novembre 2005, disponible sur le site de la revue Multitudes, à l’adresse : http://multitudes.samizdat.net/La-republique-et-sa-bete

[15] Michel Kokoreff et Didier Lapeyronnie, Refaire la cite. L’avenir des banlieues, Paris, Seuil, 2013, p. 22.

[16] Didier Lapeyronnie, Ghetto urbain. Ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd’hui, Paris, Robert Laffont, 2008.

[17] Emmanuel Terray, « La question du voile : une hystérie politique », in Mouvements, n° 32, 2, 2004.

[18] Perry Anderson, « Renewals », New Left Review, 1 (nouvelle série), janvier-février 2000.

[19] Anthony Giddens et Tony Blair, La troisième voie. Le renouveau de la social-démocratie, préface de Jacques Delors, Paris, Seuil, 2002.

[20] Charles Krauthammer, « The Unipolar Moment », in Foreign Affairs, hiver 1990/1991.

[21] Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

[22] Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, Paris, la Découverte / « Zones », 2010.

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