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Revue Agone n° 46, Apprendre le travail, Agone, Marseille, 240 pages, 20 euros. 

Nouveau président, nouveau ministre et quelques mesures rapidement adoptées concernant l’allocation de rentrée scolaire, les congés de la Toussaint et le recrutement en primaire : s’il y a bien quelque chose qui ne change pas avec l’arrivée d’un nouveau gouvernement, c’est l’importance de la question scolaire en France. Après avoir agité la longue séquence électorale qui vient de s’achever, elle va continuer à focaliser l’attention, puisqu’elle occupe une place centrale dans les dispositif de légitimation de l’ordre social, à travers l’une des mythologies les plus profondément ancrées dans l’imaginaire social de notre pays : l’égalité des chances. Dans le même mouvement, l’alternance et l’apprentissage se retrouvent parés de nouvelles vertus pour combattre à la fois l’échec scolaire et le chômage des jeunes. Dans ce contexte où tant de préoccupations s’entremêlent, nous ne saurions trop recommander la lecture de ce numéro de la revue Agone au titre d’actualité : Apprendre le travail. Un volume riche et extrêmement stimulant, qui se donne pour objectif d’approfondir la réflexion sur les liens entre institution scolaire et monde du travail. Paru il y bientôt un an, il n’a pourtant rien perdu de sa pertinence.

 

Revaloriser le travail manuel ?

Signalons entre autres la très bonne contribution de Sylvain Laurens et Julian Mischi sur les politiques de revalorisation du travail manuel mises en place entre 1975 et 1980. Cette analyse approfondie montre bien comment l’Etat s’est efforcé, au travers de vastes campagnes de communication censées transformer la perception du travail manuel, d’affaiblir les bases de la CGT et du PCF et donc d’éroder les capacités de résistance de la classe ouvrière en modifiant les perceptions relatives à la place et à la condition des travailleurs. Face au groupe ouvrier structuré, mobilisé, en lutte, les institutions mettent systématiquement en avant le travailleur manuel, individualisé, non syndiqué et apolitique. Un aspect renforcé par l’insistance avec laquelle le secrétaire d’Etat revient sur la question des conditions de travail, de la nécessité de s’adresser directement au travailleur, de recueillir son avis, d’envisager les évolutions au niveau du poste de travail, de l’atelier1. Et la tournée des usines réalisée dans cette période par Stoléru, secrétaire d’Etat à la condition des travailleurs manuels n’est pas sans rappeler les apparitions de Nicolas Sarkozy aux côtés d’ouvriers, afin de se poser en porte-parole et représentant des intérêts des travailleurs, de la « France qui se lève tôt ». On assiste également dans ces pages au processus d’intégration de représentants syndicaux à l’appareil d’Etat, en particulier dans le cadre du recentrage engagé à la CFDT, ainsi qu’à l’évolution du vocabulaire politique, qui permet d’introduire de nouveaux clivages et briser les solidarités existantes. A cette époque se met donc en place une vraie politique de la droite pour reconquérir les ouvriers, à travers la valorisation du travail manuel et la défense de la main d’œuvre nationale, qui sera ensuite reprise par le FN.

 

Les boulots d’ouvriers pour les fils d’ouvriers ?

Mais cette question de la valorisation du travail correspond aussi à un autre angle d’attaque qui sert de pivot central dans ce numéro : la question du rapport qu’entretiennent les enfants d’ouvriers, et plus largement des couches populaires, à l’institution scolaire. En s’appuyant sur les travaux du sociologue Paul Willis – en particulier à l’occasion de la publication de son ouvrage L’Ecole des ouvriers2, il s’agit de montrer aussi comment les classes populaires peuvent développer une culture distincte de la culture légitime et ne pas vouloir entrer dans le moule culturel dispense dans les filières dites générales. Diverses raisons conduisent à cet état de fait : éloignement culturel, refus des fausse espérances… Ce qui est au cœur de cette discussion, c’est bien de savoir si le fonctionnement de l’institution scolaire telle qu’elle existe aujourd’hui n’est pas un des rouages essentiels de la reproduction des classes sociales, pas seulement du fait de l’exclusion des élèves ou des déterminismes sociaux, mais bien dans le sens où cette institution parvient à « convaincre » de la place que tel ou telle doit occuper. L’article d’Ugo Palheta en particulier revient sur les perceptions qu’ont les jeunes de l’école et sur la façon dont « ils s’orientent au moins autant qu’ils sont orientés vers les filières les moins nobles et les moins payantes du système de formation. » Ce travail permet de saisir toute la pertinence des thèses de Willis en les appliquant au fonctionnement de l’institution scolaire française contemporaine. Ce qui nous semble particulièrement intéressant, c’est bien cette dimension de « résistance populaire » au moule scolaire général, qui permet d’essayer de penser une autre école qui ne soit pas uniquement un outil de domestication des classes populaires. Les articles d’Audrey Mariette, Lucie Alarcon et Séverine Misset viennent compléter et étoffer les éléments d’analyse développés par Willis en les soumettant à l’épreuve de l’enquête. On y retrouve ce que Palheta nomme dans son article le « paradoxe de Willis » : « Les « gars » [fraction des jeunes d’origine populaire rétifs à la socialisation scolaire] finissent par faire advenir un futur que d’autres avaient conçu pour eux. Ils se contentent d’un succès subjectif à l’intérieur d’un échec objectif qui l’englobe. C’est leur propre « culture » qui les conduits à s’accommoder, de bon cœur, d’un certain ordre économique et social, y compris de la position future que cet ordre leur réserve. »

 

Une perspective de classe

Le sociologue britannique revient sur cet aspect, parmi d’autres, dans un entretien et apporte des éclaircissements essentiels sur les thèses qu’il développe et sur leur actualité, ce qui constitue une excellente introduction à son ouvrage et une invitation à se plonger dans une lecture des plus stimulantes car elle vient percuter de plein fouet un certain nombre de convictions au sujet de l’école et de sa dimension progressiste. Il estime ainsi que l’école publique « essaie de rééduquer la classe ouvrière à laquelle on laisse une place minuscule pour en faire un « groupe internationalement compétitif ». C’est pour cela que les notions de méritocratie et d’individualisme sont encore plus mobilisées que par le passé dans le système scolaire et universitaire. » Et ce qui nous semble important dans le contexte actuel de multiplication des « post », c’est que cette remise en cause se fait sans rien concéder quant aux principes et références élémentaires, en particulier l’importance de maintenir une analyse sur une base de classe. Il ne nie à aucun moment l’importance des questions liées au genre ou à l’origine : « Il est impossible de comprendre la classe sans prendre en compte les relations de genre ou de race mais – et vous pouvez penser que c’est politique – j’argumenterai toujours pour dire que la classe et la capital constituent la structure dynamique. » Il ressort des propos du sociologue une invitation à saisir le réel dans toute sa complexité, un défi posé à la fois à la recherche mais aussi aux organisations qui se donnent pour objectif de transformer la société.

 

Dans les débats qui agitent la question de l’éducation, présentée comme la condition élémentaire de l’ascension sociale, ce numéro d’Agone vient nous rappeler que cette école est également une très vaste entreprise de sélection et de domestication sociales, et que la question des seuls moyens ne sauraient en aucun cas résoudre cette contradiction. Et comme pour démontrer à la fois la nécessité de rester rigoureux sur les principes tout en restant ouverts aux potentialités existantes de transformation de l’ordre social, on lira avec beaucoup de profit les articles composant les deux rubriques finales de ce numéro. La première s’intéresse à deux figures artistiques qui furent d’ardents staliniens, Tina Modotti et Vittorio Vidali. Le texte de Claudio Albertani vient remettre en ordre un certain nombre d’éléments biographiques et « rappeler quelques vérités d’évidence au sujet du stalinisme et de ses conséquences sur le mouvement révolutionnaire international », comme l’écrit fort justement Charles Jacquier. Enfin, la seconde est constituée d’une très riche note consacrée à Perry Anderson et de la traduction de l’article que ce dernier a consacré à l’analyse du « printemps arabe », une sorte d’avant-goût du numéro à venir en fin d’année et constitué entièrement d’articles traduits de la New Left Review, publication britannique qui par sa rigueur et sa longévité fait figure de référence. Cette collaboration Agone/NLR est une bonne nouvelle et, nous l’espérons, annonce la mise en place de nouveaux chantiers ambitieux.

 

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références

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1 Cet aspect, qui fait partie des politiques mises en place par le patronat, est bien mis en évidence par Pierre Morville dans Les nouvelles politiques sociales du patronat, coll Repères, La découverte, 1985, p. 40 et 41. Ces politiques sont pour partie à l’origine cet « individualisme négatif des classes populaires » analysé par Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot dans leur ouvrage Sociologie de la bourgeoisie.
2 Paul Willis, L’Ecole des ouvriers. Comment les enfants d’ouvriers obtiennent des boulots d’ouvriers, Agone, 2011