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John Berger est mort hier à l’âge de 90 ans. Dans ce court texte publié en 2002, Daniel Bensaïd nous invitait à (re)découvrir l’œuvre de l’auteur de G.

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Les Éditions de l’Olivier1 rééditent le livre de John Berger paru chez Maspero en 1978, accompagné d’un fascicule rappelant les turbulences provoquées par l’attribution à ce livre, en 1972, du Booker Prize, équivalent anglo-saxon des prix littéraires français les plus prestigieux. Ce couronnement de G. devint « une affaire », presque une bataille. Le discours du récipiendaire ne pouvait en effet qu’attiser la controverse.

John Berger s’élevait en effet contre « le conformisme du marché et le consensus du juste milieu » générés par les prix littéraires au détriment de la liberté d’imagination : « Les prix entretiennent un climat de rivalité que j’estime personnellement détestable. Dans le cas qui nous occupe, la publication de la liste des finalistes, le suspense délibérément rendu public, la spéculation sur les auteurs concernés comme s’il s’agissait d’une course de chevaux, l’accent mis en permanence sur les gagnants et les perdants, tout cela m’apparaît comme faux et déplacé dans le contexte de la littérature. » Il rappelait en outre les « sources économiques » qui avaient rendu possible un tel prix : l’exploitation coloniale de la Caraïbe par Booker Mc Connel plus d’un siècle durant.

En conséquence, Berger se proposait « de retourner ce prix contre lui-même en le partageant avec le mouvement des Black Panthers, qui « résistent en tant que Noirs et en tant que travailleurs ». Car, « à la fin comme au commencement, la clarté compte plus que l’argent ».

Ce geste politique n’avait cependant de force que dans la mesure où l’engagement militant était en la circonstance à l’unisson d’une « affaire hautement littéraire », ainsi que l’écrivait à l’époque dans le New Yorker, Georges Steiner, à l’époque membre du jury qui avait décerné le prix. Berger est en effet « un réfractaire insaisissable », en art comme en politique. Marxiste, il s’oppose à l’orthodoxie stalinienne. Critique d’art, il démolit dans ses essais comme dans ses romans le réalisme socialiste. Au-delà des canons romanesques, G. est un collage, une mosaïque, où s’emboîtent la narration, les fragments poétiques, le document historique, les aphorismes philosophiques. L’anti-roman en somme dont le personnage est un anti-héros descendant de L’Homme sans qualités ou de Zeno.

Ayant beaucoup écrit sur Courbet, Cézanne, Picasso, Berger a vu dans le cubisme, ou chaque partie fait palpiter le tout, l’exemple même du matérialisme dialectique en peinture. Passionné par les formalistes et les constructivistes russes, il se vit reprocher cette tentative de cubisme littéraire, où la linéarité chronologique du récit se brise dans le montage, où la psychologie des personnages se dissout dans une sorte de distanciation théâtrale. Au croisement de l’érotique et du politique, G. se tient en équilibre entre (Don) Giovanni et Garibaldi, entre le roman épique où défilent le tumulte des guerres et l’aventure naissante de l’aviation, la reconstruction intimiste de l’enfance, et l’expérience du langage poussée à ses limites.

Si le « roman » comporte, dans ce foisonnement, des réussites, assez rares en littérature, dans l’évocation des mouvements de foule, comme l’insurrection de Milan, en 1898, sa thématique gravite autour du thème de la sexualité. Le livre est d’ailleurs dédié à « Anya et ses sœurs du mouvement de libération des femmes ». Comme le suggère la dédicace du titre, G. est « un roman sur le thème de Don Juan » à l’époque de la réification marchande des rapports sociaux de sexe : un Don Juan qui ne viendrait plus asservir les femmes à son désir, mais les en libérer.

Travaillant sur son projet, John Berger avait déclaré ne pas savoir si, « au final, le livre serait considéré comme un essai, un roman, un traité, ou la description d’un rêve », tant le critique d’art, le romancier et l’essayiste sont indissociables chez l’auteur. La somme de son œuvre en témoigne au demeurant. Et il faut souhaiter que la réédition de G. incite une nouvelle génération de lecteurs à la découvrir.

Elle comprend des essais de critique d’art, comme Art et Révolution (Denoël, 1970), Réussite et échec de Picasso (Denoël, 1968), ou le superbe Voir le Voir où s’élabore une conception matérialiste de la vision (Alain Moreau, 1979) ; les essais sur le monde rural qui forment la trilogie Dans leur travail (rééditée en collection Points Seuil en 1996) ; la contribution en tant que scénariste aux films d’Alain Tanner comme La Salamandre, Le Milieu du Monde, ou Jonas ; des pièces de théâtre. Ces dernières années, Berger a notamment publié Qui va là ?, le roman des années sida ; King, le roman d’un SDF raconté par son chien (L’Olivier 1999) ; ou encore des recueils au vitriol comme Fidèle au rendez-vous (Champ Vallon, 1996) dans lequel on trouvera notamment un texte sur les années Thatcher et la grève des mineurs britanniques. On peut espérer que les éditeurs ne tarderont pas à rééditer un autre grand roman Un peintre de notre temps dont le personnage est un peintre hongrois à l’époque stalinienne.

Dans son discours de réception du Booker Prize, il exposait (en 1972 !) le thème de son prochain travail :

« J’ai mis cinq ans à écrire G. J’ai déjà réfléchi à ce que j’allais faire des cinq prochaines années de ma vie. J’ai commencé un projet sur les travailleurs immigrés en Europe. Je ne sais pas encore quelle sera la forme finale de ce livre. Peut-être un roman. Peut-être un livre qui n’entrera dans aucune catégorie. Mais je suis sûr d’une chose : je veux que, parmi les onze millions de travailleurs immigrés en Europe et la quarantaine de millions de personnes qui composent leurs familles restées pour la plupart dans leur ville ou leur village, je veux que leur voix se fasse entendre dans les pages de ce livre ? Que pensent-ils du monde ? D’eux-mêmes ? De l’exploitation à laquelle ils sont soumis. »

Pour John Berger, la longue marche contre le lepénisme, sous toutes ses formes – politiques, littéraires, culturelles – vient de loin.

 

Texte publié dans Rouge en 2002. Repris sur le site Daniel Bensaïd

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1 Traduit de l’anglais par Élisabeth Motsch, Éditions de L’Olivier, 2002.