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John Berger analyse ici la nature des manifestations de masse en les distinguant de l’émeute ou du soulèvement révolutionnaire.

Il montre notamment que la fonction réelle des manifestations de masse n’est pas de faire appel à l’Etat ou à la conscience des classes dirigeantes. Elles apparaissent au contraire comme « des répétitions [au sens théâtral du terme] de la conscience révolutionnaire », permettant de faire exister symboliquement une classe – de manière « visible, audible et tangible » – et d’accroître ainsi parmi ses membres la conscience de sa force (qui, quant à elle, n’est pas seulement ni principalement symbolique).

Comme il l’écrit, « les manifestations expriment des ambitions politiques avant que les moyens politiques nécessaires à leur réalisation aient été créés. Les manifestations prédisent la réalisation de leurs propres ambitions et peuvent ainsi contribuer à cette réalisation, mais elles ne peuvent pas l’assurer par elles-mêmes. La question que les révolutionnaires doivent résoudre dans toute situation historique donnée est de savoir si d’autres répétitions symboliques sont nécessaires. L’étape suivante est la préparation tactique et stratégique de la représentation elle-même ».

Romancier et critique d’art marxiste, John Berger est mort tout récemment. Ce texte est paru initialement, en anglais, dans New Society le 23 mai 1968. On pourra lire sur notre site le court texte que Daniel Bensaïd lui avait consacré au moment de la réédition de son roman G.

 

Il y a 70 ans (le 6 mai 1898) des travailleurs, hommes et femmes, ont manifesté en masse dans le centre de Milan. Il serait trop long de relater ici les événements qui les y avaient menés. La manifestation fut attaquée et dispersée par l’armée commandée par le général Beccaris. À midi, la cavalerie chargea dans la foule ; les ouvriers sans armes essayèrent de construire des barricades ; la loi martiale fut déclarée et, pendant trois jours, l’armée combattit des gens désarmés.

Les chiffres officiels des victimes indiquèrent que 100 ouvriers avaient été tués et 450 blessés. Un policier avait été tué accidentellement par un soldat. Il n’y avait pas de victimes parmi les militaires. (Deux ans plus tard Umberto Ier fut assassiné parce qu’il avait félicité publiquement le général Beccaris, le « boucher de Milan », après le massacre).

J’ai essayé de comprendre certains aspects de la manifestation du Corso Venezia du 6 mai, pour une nouvelle que je suis en train d’écrire. Ce faisant, je suis parvenu à certaines conclusions à propos des manifestations qui sont peut-être susceptibles de s’appliquer de façon plus générale.

Les manifestations de masse doivent être distinguées des émeutes ou des soulèvements révolutionnaires, même si, dans certaines circonstances (à présent rares), elles peuvent devenir l’une ou l’autre. Les objectifs d’une émeute sont généralement immédiats (l’immédiateté correspondant à l’urgence qu’elle exprime) : s’emparer de nourriture, libérer des prisonniers, détruire des biens. Les objectifs d’un soulèvement révolutionnaire sont de long terme et globaux : ils aboutissent à la prise du pouvoir d’État. Les objectifs d’une manifestation, quant à eux, sont symboliques : elle rend manifeste une force qui n’est presque pas utilisée.

Un grand nombre de personnes s’assemblent dans un lieu public visible et annoncé à l’avance. Elles sont plus ou moins désarmées. (Le 6 mai 1898, elles étaient entièrement désarmées). Elles forment une cible pour les forces de répression au service de l’autorité de l’Etat dont elles contestent la politique.

En théorie, les manifestations sont supposées révéler la force de l’opinion ou du sentiment populaire : en théorie, elles sont un appel à la conscience démocratique de l’Etat. Mais cela présuppose une conscience qui, selon toute probabilité, n’existe pas.

Si l’autorité étatique est sensible à l’influence démocratique, la manifestation ne sera guère nécessaire ; si elle ne l’est pas, il est peu probable qu’elle sera influencée par une démonstration de force ne constituant pas une menace réelle. (Une manifestation de soutien à une autorité étatique alternative déjà établie – comme lorsque Garibaldi est entré à Naples en 1860 – est un cas particulier et peut être efficace immédiatement).

Des manifestations ont eu lieu avant que le principe de la démocratie ait été accepté, ne serait-ce que formellement. Les immenses manifestations chartistes ont fait partie de la lutte pour obtenir une telle acceptation. Les foules qui se sont réunies pour présenter leur pétition au Tsar à Saint-Pétersbourg en 1905 faisaient appel – et se présentaient comme cible – à la puissance impitoyable d’une monarchie absolue. De fait – comme dans des centaines d’autres occasions à travers l’Europe – ils furent abattus.

Il semblerait que la véritable fonction de la manifestation n’est pas vraiment de convaincre l’autorité étatique. Un tel objectif est seulement une rationalisation commode.

La vérité est que les manifestations de masse sont des répétitions pour la révolution : pas des répétitions stratégiques ou même tactiques, mais des répétitions (au sens théâtral) de la conscience révolutionnaire. Le délai entre les répétitions et la véritable représentation peut être très long ; leur qualité – l’intensité de la conscience en répétition – peut, à différentes occasions, varier considérablement ; mais toute manifestation dont est absent cet élément de répétition constitue plutôt un spectacle public officiellement encouragé.

Une manifestation, quel que soit le degré de spontanéité qu’elle peut contenir, est un événement créé qui se sépare arbitrairement de la vie ordinaire. Sa valeur est le résultat de son artificialité, car c’est là que résident ses possibilités prophétiques de répétition.

Une manifestation de masse se distingue des autres foules parce qu’elle se rassemble en public pour créer sa fonction, plutôt qu’en réponse à celle-ci : en cela, elle diffère d’une assemblée de travailleurs sur leur lieu de travail – même lorsqu’il est question de grève – ou d’une foule de spectateurs. C’est un rassemblement qui remet en question l’état des choses de par sa simple constitution.

Les autorités étatiques mentent généralement sur le nombre de manifestants. Le mensonge, cependant, n’y change pas grand chose. (Il ne ferait de différence significative que si les manifestations étaient vraiment un appel à la conscience démocratique de l’État). L’importance du nombre de personnes impliquées se trouve dans l’expérience directe de ceux et celles qui participent à la manifestation, ou qui en sont des témoins sympathisants. Pour eux, les nombres cessent d’être des nombres et deviennent l’évidence de leurs sens, les conclusions de leur imagination. Plus la manifestation est grande, plus elle devient une métaphore puissante et immédiate (visible, audible, tangible) de leur force collective totale.

Je dis « métaphore » parce que la force ainsi saisie transcende la force potentielle des personnes présentes, et certainement leur force réelle déployée dans une manifestation. Plus il y a de personnes, plus elles se représentent les unes aux autres et à elles-mêmes celles qui sont absentes. Ainsi, une manifestation de masse étend et donne corps simultanément à une abstraction. Les participants deviennent plus clairement conscients de leur appartenance à une classe. Appartenir à cette classe cesse de signifier un destin commun, et se met à signifier une opportunité commune. Ils commencent à reconnaître que la fonction de leur classe n’est plus nécessairement limitée, qu’elle aussi, tout comme les manifestations elles-mêmes, peut créer sa propre fonction.

La conscience révolutionnaire est répétée autrement à travers le choix et l’effet du parcours. Les manifestations ont pour l’essentiel un caractère urbain, et elles sont généralement prévues le plus près possible d’un centre symbolique, local ou national. Leurs « cibles » sont rarement stratégiques – gares, casernes, stations de radio, aéroports. Une manifestation de masse peut être interprétée comme la prise symbolique d’une ville ou d’une capitale. Encore une fois, le symbolisme ou la métaphore s’adresse aux participants.

La manifestation, événement irrégulier créé par les manifestants, se déroule néanmoins près du centre-ville, qui est destiné à des usages très différents. Les manifestants interrompent la vie normale des rues dans lesquelles ils défilent, ou des espaces ouverts qu’ils remplissent. Ils bloquent ces zones, et, sans encore avoir le pouvoir de les occuper en permanence, ils les transforment en scène temporaire sur laquelle ils jouent la puissance qui leur manque.

La perception par les manifestants de la ville qui entoure leur scène se modifie aussi. En manifestant, ils démontrent une plus grande liberté, une plus grande indépendance – une plus grande créativité, même si le résultat est seulement symbolique – que ce qu’ils pourraient jamais connaître individuellement ou collectivement en continuant leur vie normale. Dans leurs activités normales, ils modifient seulement les circonstances ; en manifestant, ils opposent symboliquement leur existence elle-même aux circonstances.

Cette créativité peut avoir une origine catastrophique, et le prix à payer élevé, mais elle modifie temporairement leur vision des choses. Ils deviennent collectivement conscients que ce sont eux ou ceux qu’ils représentent qui ont construit la cité et qui la font vivre. Ils la voient avec des yeux différents. Ils la voient comme leur création, comme une confirmation de leur potentiel plutôt que comme sa réduction.

Enfin, la conscience révolutionnaire est une répétition d’une autre manière. Les manifestants s’offrent comme cible aux soi-disant forces de l’ordre. Pourtant, plus la cible est grosse, plus ils se sentent forts. Cela ne peut pas s’expliquer par le principe banal de « la force du nombre », pas plus que par les théories vulgaires de la psychologie des foules. La contradiction entre leur vulnérabilité réelle et leur sentiment d’invincibilité correspond au dilemme qu’ils imposent à l’autorité étatique.

Soit l’autorité doit abdiquer et permettre à la foule de faire ce qu’elle veut : dans ce cas, le symbolique devient soudainement réel, et, même si le manque d’organisation et de préparation de la foule l’empêche de consolider sa victoire, l’événement démontre la faiblesse de l’autorité. Soit l’autorité doit contraindre et disperser la foule avec violence : dans ce cas, le caractère antidémocratique de cette autorité est exposé publiquement. Le dilemme imposé est celui entre la faiblesse visible et l’autoritarisme visible. (La manifestation officiellement approuvée et contrôlée n’impose pas le même dilemme : son symbolisme est censuré ; c’est pourquoi je la considère un simple spectacle public).

Presque invariablement, le pouvoir choisit d’utiliser la force. Son degré de violence dépend de nombreux facteurs, mais presque jamais de l’ampleur de la menace physique constituée par les manifestants. Cette menace est essentiellement symbolique. Mais en attaquant la manifestation le pouvoir fait de l’événement symbolique un événement historique : un événement dont on se rappellera, dont seront tirés des leçons, qu’il faudra venger.

Il est dans la nature d’une manifestation de provoquer la violence sur elle-même. Sa provocation peut aussi être violente. Mais en fin de compte elle va forcément recevoir plus de coups qu’elle n’en infligera. Ceci est une vérité tactique et historique. Le rôle historique des manifestations est de montrer l’injustice, la cruauté, l’irrationalité de l’autorité étatique existante. Les manifestations sont des protestations d’innocence.

Mais l’innocence est de deux sortes, qui ne peuvent être traitées comme si elles étaient semblables à un niveau symbolique. À des fins d’analyse politique et de planification de l’action révolutionnaire, elles doivent être distinguées. Il y a une innocence à défendre et une innocence qui doit être enfin perdue : une innocence qui découle de la justice, et une innocence qui est la conséquence d’un manque d’expérience.

Les manifestations expriment des ambitions politiques avant que les moyens politiques nécessaires à leur réalisation aient été créés. Les manifestations prédisent la réalisation de leurs propres ambitions et peuvent ainsi contribuer à cette réalisation, mais elles ne peuvent pas l’assurer par elles-mêmes.

La question que les révolutionnaires doivent résoudre dans toute situation historique donnée est de savoir si d’autres répétitions symboliques sont nécessaires. L’étape suivante est la préparation tactique et stratégique de la représentation elle-même.

 

Traduit par Sylvestre Jaffard.

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