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C’est une campagne réactionnaire d’une très grande violence qui est à l’œuvre actuellement, visant à faire taire et à marginaliser des figures – Danièle Obono, Houria Bouteldja, etc. – incarnant publiquement l’antiracisme politique, mais aussi à empêcher des initiatives syndicales ou universitaires posant les questions du racisme d’État, de l’islamophobie et des moyens de s’y affronter.

La multiplication des calomnies ne se comprend qu’en raison des progrès de celui-ci, qui ne s’en tient pas à de grandes proclamations de fraternité universelle ou à de belles promesses de « vivre-ensemble », bien faites pour ne rien bouleverser de l’ordre des choses, mais a engagé une lutte sur tous les plans contre les structures mêmes du racisme, dans ses dimensions matérielles et idéologiques, en pointant le rôle central de l’État et du racisme d’État (en particulier sous la forme de l’islamophobie et des violences policières).

C’est un retour sur cette campagne que propose dans cet entretien Houria Bouteldja, porte-parole du Parti des Indigènes de la République (PIR), tout en avançant quelques pistes sur les rapports entre l’antiracisme politique et la gauche radicale. 

 

Ce n’est pas la première fois que tu subis des attaques calomnieuses de la droite comme de la gauche, mais celles-ci sont particulièrement violentes. Pourrais-tu revenir sur ce qui a provoqué la salve d’attaques à laquelle tu dois faire face actuellement ?

La campagne précédente, qu’on peut aujourd’hui analyser comme un ballon d’essai, a eu lieu en juin dernier avec comme acteurs principaux Danièle Obono, Jean Birnbaum du Monde, les milieux laïcards et islamophobes et moi-même. Le point d’orgue a été une tribune de soutien signée par des intellectuels et parue dans le Monde. Elle a mis le feu aux poudres. Le petit monde des médias aux ordres s’est jeté sur cette tribune comme une meute. Certains des signataires en ont gardé un souvenir traumatisant. Là, nous venons de traverser une campagne de même nature, mais de plus haute intensité : elle a duré quasiment 3 semaines sans interruption, une véritable chasse à la femme, et a commencé avec un mot : « Camarade », sur lequel il est important de s’appesantir, car il renferme tous les enjeux de l’affaire.

D’abord, le mot « camarade » me respectabilise et me sort de la marginalité dans laquelle on veut confiner le PIR. Si je suis reconnue désormais par la principale force d’opposition à gauche qu’est la FI (France Insoumise), cela consacre non seulement la réussite de l’antiracisme politique, mais aussi sa figure la plus diabolisée. Ce qui rend caduque ladite diabolisation puisque son objectif c’est précisément l’isolement total. Or, effectivement, depuis l’élection de Macron, c’est le camp identitaire national-républicain qui va de Valls à Fillon qui a perdu. Macron s’en tient pour le moment à une ligne ultra-libérale, mais qui n’appuie pas sur les ressorts idéologiques du néoconservatisme. Pour ses adversaires, il est quasiment notre allié ce qui, à l’évidence, est une analyse grossière. En revanche, ils ont raison de voir en Danièle Obono, une expression tangible des progrès de l’antiracisme politique, car bien que sommée de se distinguer de nous, elle vient objectivement des luttes contre le racisme d’État et l’impérialisme. Et ce qui les rend hystériques, c’est à la fois le rejet par Macron des thèmes identitaires et l’arrivée dans l’hémicycle de figures nouvelles et échappant à la doxa pourtant bien nationale-républicaine du mélenchonisme.

Ce qu’il faut retenir de cette offensive sans précédent, c’est qu’elle a marché puisque Danièle Obono s’est clairement démarquée, des ténors de la FI, parmi lesquels Mélenchon, Corbière et Coquerel, étant montés au créneau pour réaffirmer le crédo républicano-universaliste. Quant à Clémentine Autain, qui représente la frange la plus radicale, elle s’est appuyée sur une ligne progressiste (lutte contre l’antisémitisme, le sexisme et l’homophobie) pour créer un contraste entre elle et nous et bannir l’idée qu’on puisse me confondre avec une « camarade ». On est en train d’assister à un repli communautaire blanc : la FI, qui a tenté une ouverture opportuniste pendant les élections présidentielles, opère un reflux vers son centre de gravité : le national-républicanisme.

 

Comment expliques-tu ce qui apparaît comme une incapacité à lire tes textes que ce soit par des militants, des journalistes ou des chercheurs? Il semblerait que tes écrits ne soient que rarement lus — alors que c’est souvent sur cette base que tu es attaquée.

Oui et non. Ils sont lus par les indigènes politisés et par une bonne partie de la gauche radicale. Je serais tentée de dire que je suis parfois bien lue et bien comprise.

Examinons la chose de manière méthodique et commençons par expliquer que la pensée décoloniale est révolutionnaire et que le PIR a largement contribué à la développer dans le cadre de la contre-révolution coloniale qui se joue à l’échelle planétaire et dans le contexte plus spécifique de la république française. Cette pensée bouleverse les catégories dans lesquelles la gauche et toutes ses composantes ont l’habitude de penser le réel, la politique et les rapports de force. Nous remettons en question les dogmes de la pensée progressiste sans pour autant rompre avec un objectif stratégique qui a pour horizon l’alliance avec la gauche. Notre démarche est toute contenue dans ce principe : « Parce que la gauche est notre allié privilégié, elle est notre adversaire premier ». En d’autres termes, nous ne nous sommes pas contentés de produire une pensée, nous l’avons mise en pratique. En effet, nous avons su, avec l’ensemble des partenaires de l’antiracisme politique, agir avec, contre et séparément de cette gauche. Le secret de cette lecture grossièrement malhonnête de nos textes est donc là :

– La gauche est en reflux constant depuis les années 80 et elle va d’échecs en échecs ;

– La seule grande réussite de ces dix dernières années, c’est le mélenchonisme, qui pour rassembler sa base sur un projet social et républicain doit nécessairement passer par le sacrifice des quartiers populaires et valoriser un universalisme de façade. Il met ainsi un voile pudique et respectable sur un choix idéologique qui, de fait, relègue le racisme d’Etat au second plan et, par voie de conséquence, ses victimes. Quant aux franges les plus radicales de la gauche, elles s’arcboutent à une lecture traditionnelle de la lutte des classes. La logique profonde de ces deux grandes tendances, c’est d’unifier leur base, leur terreur étant les risques de division à un moment de l’histoire où les gauches sont particulièrement fragilisées et où effectivement le fascisme devient de jour en jour une perspective possible. S’emparer de la question décoloniale est un risque majeur. L’éclatement des structures est quasiment une certitude étant donné l’islamophobie régnante et la priorité donnée à la lutte des classes en interne au détriment de la lutte contre l’impérialisme.

Dans ce contexte, l’antiracisme politique, tout en participant de la nécessaire recomposition de la gauche, la met profondément en crise. C’est à travers le risque de la division et la panique qu’elle crée qu’il faut comprendre l’hystérie autour des textes du PIR, et des miens en particulier. Mentir sur leur sens profond, détourner mes paroles, me diffamer est le chemin le plus court et le plus efficace pour ne rien remettre en cause et rester droit dans ses bottes. Le mensonge et la calomnie offrent un confort intellectuel précieux : brûlons la sorcière et la société sera sauve ! Au fond, c’est assez drôle, car nous sommes parmi les rares à avoir le courage de nous attaquer à ce qui de fait empêchera toute alliance entre la gauche et les quartiers populaires, parmi les rares à répondre idéologiquement et politiquement à la question posée par Nuit Debout : « Où sont les quartiers populaires ? » Les analyses fondamentales sur l’État nation, le philosémitisme d’État (si on veut comprendre les crimes de Merah ou l’alliance Dieudonné/Soral), le féminisme décolonial et la mise en évidence des fausses symétries des analyses intersectionnelles, la remise en cause du progressisme blanc, la critique de l’homoracialisme… sont autant d’apports pour favoriser le rapprochement malgré les apparences. Mais celui-ci se fera dans la douleur, car ce qu’il impose au fond c’est l’existence d’un acteur politique majeur : l’indigène discordant.

Quant au reste du spectre politique qui amplifie cette lecture erronée et mensongère, il a tout intérêt à conforter cette gauche dans son nationalisme, car c’est lui qui a le plus à perdre. Valls l’a compris depuis longtemps, mais comme il a des adversaires de piètre envergure, disons que pour lui, ce « conflit » avec la FI, c’est une promenade de santé.

 

À quoi servent les accusations d’antisémitisme ?

À poser un cordon sanitaire entre les gentils et les méchants, sachant que dans cette histoire, la question juive est largement instrumentalisée au profit de la bonne conscience blanche. Je pense que tout le monde s’en fout pas mal des Juifs en fait et l’ironie de l’affaire, c’est que nous sommes quasiment les seuls à nous en inquiéter vraiment, je veux dire de manière conséquente. C’est pourquoi, nous tenons à réinsérer l’histoire du génocide des juifs dans la longue historie des crimes coloniaux (et capitalistes — faut-il le préciser ?) et que nous sommes aussi, par notre critique de l’État nation, ceux qui comprennent que les Juifs ne cessent pas d’être tenus pour une catégorie raciale hiérarchiquement en dessous des Blancs et par conséquent vulnérable. Nous faisons partie des rares qui donnons un sens politique au fameux « plus jamais ça » vide de substance quand on ne comprend pas la notion de blanchité et de pouvoir blanc. Pour le dire autrement, il n’y a pas moins antisémite que nous. En revanche, et selon l’adage, c’est celui qui le dit qui l’est. La plupart de ceux qui nous accusent ne sont pas antisémites au sens historique du terme. Je n’en dirais pas autant de leur philosémitisme qui est un compromis entre l’extrême droite et la préservation de l’État nation.

 

La gauche, réformiste comme radicale, semble particulièrement amorphe face aux attaques que tu subis. Comment expliquer que, malgré les progrès de ces dernières années dans la lutte antiraciste — et le rôle joué par le PIR dans divers événements comme les manifestations de solidarité avec la Palestine (2014), les divers colloques contre l’islamophobie, les deux marches de la dignité, etc. — tes soutiens sont extrêmement rares dans des organisations qui se réclament pourtant de la lutte contre le racisme?

Parce qu’il existe un terrorisme intellectuel à gauche. À partir du moment où je suis construite comme un diable antisémite, toutes celles et ceux qui m’approchent sont automatiquement entachés. Or il se trouve que la gauche française a depuis longtemps renoncé au matérialisme historique et qu’elle est devenue morale et religieuse. Elle fonctionne avec des principes. Sa priorité et son talon d’Achille, c’est qu’elle attache plus d’importance à sa respectabilité qu’à la construction de rapports de force avec ce qu’elle a le droit d’appeler le prolétariat des quartiers populaires et que nous appelons les indigènes. En effet, ceux-ci, largement abandonnés et par les institutions de l’État et par les mouvements politiques qui traditionnellement éduquent les masses populaires et leur donnent une lecture matérielle de leur condition, se sont progressivement désaffiliés idéologiquement de la gauche et ne se référent plus au projet émancipateur tel que défini par elle. Or de la même manière qu’elle exige de ces indigènes qu’ils adhèrent à son projet les yeux fermés alors que c’est elle qui les a abandonnés, la gauche entend chercher dans le paysage politique des voix indigènes qui parlent son langage. Sauf qu’elles sont rares, voire inexistantes. Et plutôt que d’envisager des alliances difficiles, mais avec des partenaires indigènes de plus en plus exigeants, autonomes et politiques, elle prend le chemin et le risque extrême d’un énième rendez-vous manqué. Mes soutiens seraient bien plus nombreux si je me prosternais devant les dogmes de la pensée progressiste. Je le ferais si je les croyais opérants, mais ils ne le sont pas pour penser les paradoxes que le racisme introduit dans les rapports sociaux. La fermeté du PIR envers tous ses détracteurs, qu’ils soient blancs ou indigènes (et ils sont nombreux côté indigènes), n’est pas un caprice, mais une exigence supérieure pour raccrocher le néo-indigénat à la politique mainstream. Si ce défi n’est pas remporté, il ne faudra plus pleurer sur l’apathie des quartiers populaires ou sur le succès du complotisme en tout genre ou encore sur l’attrait des jeunes pour les idéologies destructrices.

 

Les idées que tu développes et défends sont discutées dans le monde entier ; ton livre (Les Blancs, les juifs et nous) a été traduit en anglais aux presses du MIT, mais également en espagnol et en italien ; tu as été invité dans de grandes universités aux États-Unis, en Espagne, en Allemagne ou encore en Australie. Pourtant, la recherche (militante comme universitaire) semble totalement hermétique à tes écrits — à tel point qu’il est souvent même difficile d’en discuter, comme l’a démontré l’annulation du récent séminaire à l’université de Limoges, où tu devais intervenir. Quelle est, selon toi, la raison de cet apparent paradoxe?

Il ne faut pas idéaliser les autres pays, car les « Houria Bouteldja » de ces pays sont elles-mêmes diabolisées. Si je suis la bienvenue dans les universités américaines, australiennes ou espagnoles parce que je critique la France, qu’en est-il de leurs propres militants décoloniaux ? Je ne suis pas sûre que les leaders noirs aux États-Unis ou ceux d’Amérique latine en Espagne soient appréciés là-bas. Par ailleurs, il y a une jouissance certaine de leur part de voir un pays aussi arrogant que la France tomber de son piédestal. Il y a aussi une curiosité et un respect pour la pensée complexe et dialectique. Le monde académique anglo-saxon accepte de se faire bousculer. En cela, je suis considérée comme une voix qu’il faut respecter. La préface de Cornel West à la version anglaise de mon livre est très significative de ce point de vue.

Cela étant dit, la France, comparativement aux autres pays occidentaux, est réellement en train de se « provincialiser ». Elle s’est longtemps reposée — sans se renouveler — sur un capital intellectuel prestigieux qui a effectivement rayonné. Elle est désormais en retard sur à peu près tout. Et comme nous, nous sommes en avance, ceci explique cela. Cela étant dit, l’exemple de Limoges est préoccupant tout comme le nombre croissant d’annulations de colloques universitaires. L’heure est grave, et nous sommes collectivement devant une alternative : brûler les sorcières ou faire face.

 

Entretien mené par Selim Nadi.

Illustration : lithographie de 1892 par Joseph E. Baker. 

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