Lire hors-ligne :

L’explosion […] des émissions est l’héritage atmosphérique de la lutte des classes[1].

Ecological autonomism is a theory of acute crisis[2].

This changes everything, s’exclama avec une formulation heureuse Naomi Klein dans son fameux ouvrage de 2014. Tout peut changer, traduisit plus prudemment son éditeur français l’année suivante. Alors que les versions allemande et italienne optèrent pour des solutions à l’arrière-goût théologico-politique, desquelles émerge clairement l’exigence kairotique de transformer à la racine nos modes de vie et de production : Die Entscheidung et Solo una rivoluzione ci salverà. Les sous-titres, en revanche, malgré les tonalités dissemblables, soulignent de façon plus ou moins frontale l’irréductibilité entre nature et société : Capitalism VS The Climate, Capitalisme et changement climatique, Kapitalismus VS Klima et Perché il capitalismo non è sostenibile.

Le propos de Klein, bien cristallisé par ces expressions (notamment les anglaises, plus mordantes), se base sur une assomption à la fois réalistico-naturaliste – la nature existe, précède et englobe les formations humaines – et historico-matérialiste – certains éléments socio-économiques se sont développés au fil du temps en affectant gravement les équilibres environnementaux, lesquels, à leur tour, sont en train de réagir actuellement sur l’ensemble du vivant humain et non-humain, en provoquant des cataclysmes de différentes portées selon les contingences sociales et géographiques. D’où la nécessité d’intervenir au plus vite sur les causes structurelles des catastrophes actuelles et à venir qui se sont sédimentées dans les périodes passées.

L’enjeu de cette double contribution [nous publierons très prochainement le second article de Davide Gallo Lassere] consiste à aborder certains volets de la crise écologique en cours à partir de deux macro-phénomènes majeurs de notre époque, dont la compréhension appelle une démarche ontologico-épistémologique analogue à celle de Klein : le réchauffement climatique et la pandémie du Covid-19. Pour affronter une telle tâche, nous nous appuyons sur les études de l’historien suédois Andreas Malm, en les confrontant toutefois avec la grammaire théorico-politique élaborée par les approches (néo-)opéraïstes – avec lesquelles d’ailleurs l’auteur flirte lui-même à certains endroits de ses nombreux travaux[3].

Le premier article, Bienvenue dans le passé. Autonomie de la nature, combustibles fossiles et Capitalocène, mettant au centre de l’attention l’accumulation d’émissions de CO2 dans l’atmosphère, assume une focale diachronique et se concentre sur l’histoire de longue durée du réchauffement climatique. Il s’agit d’une généalogie politique de la transition permanente aux sources d’énergies fossiles co-déterminée par l’insubordination ouvrière et anti-coloniale.

Le deuxième article, Retour sur le présent. Espaces globaux, nature sauvage et crises pandémiques, axé autour des processus de déforestation, de perte de la biodiversité et de zoonose, offre un diagnostic du présent qui sonde les multiples agencements de l’espace global. Il s’agit d’un portrait de la mondialisation à l’aune 1. de l’inaliénable autonomie de la nature sauvage par rapport à la domination accrue du capital et 2. des tendances de plus en plus probables aux désastres pandémiques que l’approfondissement de cette domination implique. En articulant ces deux approches nous espérons fournir des coordonnées spatio-temporelles minimales pour encadrer la crise écologique.

Par-delà les éléments de discussion éco-marxiste sur le changement climatique et sur le Covid-19, et par-delà la restitution des thèses de fond de l’auteur suédois qui vient de publier trois ouvrages en français entre juin et octobre 2020, cette double contribution poursuit un autre but, à savoir : lire Malm à l’aune de l’opéraïsme et lire l’opéraïsme à l’aune de Malm. Le premier mouvement de pensée souligne la centralité épistémologique et historiographique des antagonismes dans les processus de transformation sociale. Le deuxième mouvement, en revanche, aspire à fournir des pistes pour combler une des principales lacunes de l’opéraïsme, c’est-à-dire sa faible attention aux enjeux écologiques.

Le premier point vise à critiquer l’hypothèse politique provocatrice formulée par Malm, celle d’un « léninisme écologique », à partir des présupposés immanents à son propre discours théorique. Le deuxième point, au contraire, participe à une nécessaire mise à jour de la boite à outils opéraïste en tant qu’attirail conceptuel qui peut se révéler utile pour répondre aux défis du présent. Ce qui émerge d’une telle confrontation est en effet une théorie politique des crises aigues du capitalisme, de leurs violentes répercussions sur les milieux sociaux et biosphériques et de l’importance cruciale que la conflictualité sociale recouvre dans la dynamique historique[4].

Contrairement aux élaborations théoriques les plus raffinées, d’après Andreas Malm le réchauffement climatique et le Covid-19 constituent deux cas d’école d’autonomie de la nature. Certes les deux phénomènes, qui manifestent pourtant des forts traits communs, relèvent d’ordres différents et toute comparaison hâtive risque d’apparaitre fallacieuse – ce serait, dit Malm, comme confronter une guerre avec un projectile. Le premier est en effet un processus qui plonge ses racines dans un passé lointain, alors que le deuxième est un événement ayant une histoire plus courte. Le changement climatique produit des effets censés persister dans les siècles des siècles, tandis que les circulations globales des (corona)virus et les irruptions épidémiques ou pandémiques des décennies à venir restent imprédictibles.

De plus, si on peut considérer la diffusion du SARS-CoV-2 comme une conséquence singulière quoique particulièrement spectaculaire des bouleversements climatiques en cours, le poids de la pandémie sur la réduction d’émissions de CO2 a été relativement faible. Néanmoins, pour Malm les deux phénomènes exposent au grand jour une donnée ontologique inébranlable : nature et société ne sont jamais entièrement imbriquées l’une dans l’autre ; l’emprise de la dernière sur la première n’est jamais total(isant)e. Non seulement nous pouvons toujours, d’un point de vue analytique, faire la part des choses. Mais, d’un point de vue pratique, nous devons le faire. Toute politique a une épistémologie ; toute épistémologie est une politique. Et celles de Malm se basent sur une critique des ontologies post-dualistes.

Pour s’opposer aux processus violents qui ont déterminé le réchauffement du monde et qui ouvrent sur des scénarios calamiteux, il faut alors comprendre ce que la société (a) fait à la nature et ce que la nature (a) fait à la société. Les sociétés humaines en général et les sociétés capitalistes en particulier ne produisent pas la nature, elles la perturbent ; elles ne la fabriquent pas, mais la transmuent, la façonnent, la dérangent, la déstabilisent. La construction idéologico-culturelle de la nature n’enlève rien à la contrainte immanente à ses lois propres, à son auto-nomie justement : « les sociétés humaines ont transformé les cycles carboniques planétaires, mais pas les atomes de carbone eux-mêmes » – affirme Malm, en citant son collègue Alf Hornborg. Ceci est un fait, pas une interprétation – pourrions-nous ajouter. La sociogénèse n’est donc pas une démiurgie.

Elle est « une mouvante unité-des-contraires, une combinaison dynamique, un processus dont les composantes sociales et naturelles se culbutent les unes les autres », au point que « plus profonde est l’intrusion de la société dans la nature, plus la nature envahit la société, avec son armée spectrale dont on peut déjà sentir les premières incursions » [5].

Ce qui est encore plus transparent en 2020 qu’en 2017, quand ces lignes sur « le paradoxe de la nature historicisée » ont été rédigées.

Par-delà certaines stéréotypisations des positions constructivistes, hybridistes et néo-matérialistes[6], ce que Malm veut mettre sur le devant de la scène est non seulement l’antériorité historique et une incompressible extériorité de la nature par rapport à la société, mais aussi sa primauté ontologique. Sans nature, pas de société bien évidemment. Mais aussi, et surtout d’un point de vue anticapitaliste, la défense de la nature engage, entre autre choses, une politique de la séparation. Le capital ne pouvant pas se reproduire sans s’appuyer sur des externalités négatives, il faut d’abord dissocier son empreinte du substrat matériel sur lequel elle pèse – l’émission massive de CO2, de l’atmosphère terrestre ; le déversement de substances toxiques, des écosystèmes, etc.

Et il faut ensuite reconnaître le rôle incontournable des externalités naturelles positives – l’appropriation gratuite ou à (très) bas coûts de ressources alimentaires, énergétiques, minérales, etc. En ceci, l’histoire sombre de l’exploitation des richesses naturelles procède en parallèle de celle de la mise en valeur de la force de travail[7]. L’une et l’autre se co-déterminent et dans les deux cas l’assimilation dans les circuits capitalistes se fait au détriment de l’autonomie respectives des travailleur.se.s et de la nature : « le capital est un commandement imposé sur une séparation »[8]. Cette remarque ontologico-politique de Toni Negri reprise à son compte par Malm fournit la ligne des pages suivantes, où nous reconstruirons les coordonnées historico-naturalistes[9] au sein desquelles se déploie la tragédie inégale et combinée de notre époque.

 

Lutte de classe et accumulation originaire du capital fossile

Le réchauffement climatique, résultat des antagonismes entre groupes humains, ne fait qu’attiser toujours plus les tensions sociales, économiques et politiques. Telle est la thèse de fond des travaux historiographiques de Malm, de son diagnostic du présent et des perspectives de d’effondrement à venir sur lesquelles ils débouchent. Le changement des températures sur Terre – déterminé en première instance par l’usage capitaliste de ce « condensé de rapports sociaux inégalitaires »[10] que sont les combustibles fossiles – est un produit impur des conflits sociaux passés et présents. Que l’on assume un point de vue global ou que l’on se concentre sur l’Angleterre (pré-)victorienne, peu importe : la lutte de classe prime. Partout dans le monde, l’adoption des énergies fossiles comme moteur primaire de  l’accumulation du capital a été imposée par la force en réaction au refus ouvrier du travail[11]. Si en effet les êtres humains connaissent depuis longtemps les propriétés pyrolytiques du charbon et si depuis la pré-modernité ils le brûlent pour chauffer les logements, ce n’est qu’à partir des années 1825-30 que sa production et sa consommation se sont  envolées bien au-delà des habitudes précédentes. Mais alors, que s’est-il passé à cette époque-là ? Pourquoi une mutation d’une telle ampleur a-t-elle eu lieu en concomitance des premières lois de défense des travailleur.se.s ? Comment ce changement épocal a-t-il débordé le cadre restreint de l’Angleterre, pour atteindre ensuite les quatre coins de la planète ? Il nous semble que le récit de l’accumulation originaire du capital fossile livré par Malm est non seulement en mesure de rendre compte de ce passage d’une phase historique à l’autre, mais aussi de produire des effets de subjectivation analogues à ceux des récits de Marx et du marxisme noir et féministe en la matière. Et encore une fois, le rapprochement avec la lecture opéraïste de la transformation sociale nous apparait fécond, la démarche de Malm reprenant implicitement la dialectique opéraïste classique de luttes/crise/développement qui fait de l’innovation technologique le pivot de la réponse capitaliste à l’ingouvernabilité ouvrière.

Ne pouvant restituer ici la richesse épistémologique, historiographique et politique de ces débats, nous nous contentons de signaler que dès les premiers écrits opéraïstes, l’usage capitaliste des machines est mis sous les projecteurs en tant que cristallisation du despotisme d’usine. En suivant l’enseignement de Marx, Raniero Panzieri et Romano Alquati critiquent la neutralité prétendue de la science et de la technique et dévoilent ainsi les enjeux politiques inhérents au procès de production. D’après les Quaderni rossi et classe operaia, les processus de restructuration de la production n’incarnent pas le progrès évolutif d’une rationalité super partes, mais ils visent à contrecarrer les comportements de résistance des travailleur.se.s, à enrégimenter la force de travail et à l’assujettir aux nouvelles normes de maximisation du profit. Mario Tronti élargit cet angle visuel, en dénonçant la logique de fer qui forge la reconfiguration d’ensemble de l’usine et de la société : ce sont alors la rationalisation de l’administration publique ou la réforme de l’éducation, de la santé, de l’urbanisme, tout comme le management de la monnaie ou le pilotage des investissements, qui renforcent le plan du capital suite aux difficultés ayant émergé à partir de 1929. Le commandement capitaliste intègre ainsi davantage la classe ouvrière dans les mailles de son pouvoir, mais il ouvre aussi les portes à des crises de plus grande ampleur. Ce que Negri d’un côté et Sergio Bologna de l’autre ne cesseront de souligner dans l’après 68. Si Keynes représente la réponse bourgeoise à Lénine, le tournant impérial du néolibéralisme donne corps à la réaction capitaliste vis-à-vis des menaces ouvrières des années 1960-70. De même, la précarisation de l’emploi, la financiarisation de l’économie et le déploiement de la logistique constituent le fer de lance d’une contre-révolution d’en haut face à la déstabilisation politique provoquée par les mouvements sociaux de l’époque.

Or, la « révolution copernicienne » qui consiste à considérer le sujet des luttes sociales comme prioritaire sur le développement objectif du capital, est au cœur de la transition originaire au fossile telle qu’elle est décrite par Malm. Avec l’introduction toutefois d’un élément fondamental pour relativiser le « socio-centrisme opéraïste »[12], à savoir : la question énergétique. Cet impensé de l’opéraïsme est au centre de l’historiographie éco-marxiste de Malm et il constitue un complément nécessaire à toute critique anticapitaliste. En effet, les séquences luttes/crise/développement ne se limitent pas à chambouler, selon la leçon opéraïste, les rapports sociaux, économiques et politiques d’une période donnée, mais elles secouent aussi de fond en comble les équilibres environnementaux et écosystémiques, en entraînant des mutations écologiques de vaste ampleur. Pour synthétiser le propos de Malm, nous pourrions donc dire que le remplacement de l’eau par le charbon comme source énergétique principale dans la production est d’emblée un projet de classe, dont les répercussions se font – et se feront – toujours plus sentir.

Si « le réchauffement global est le résultat des actions du passé », c’est-à-dire si « nous ne sommes jamais dans la chaleur du moment, mais seulement dans la chaleur de ce passé en cours », alors « une éternité se détermine maintenant »[13].

Nous sommes en fait en plein milieu d’une période de crises aigues et c’est au prisme de cette injonction temporelle que Malm élabore son parcours théorique et politique : pour les classes subalternes notamment et pour la sauvegarde de beaucoup d’espèces animales et végétales, il est de plus en plus urgent d’éteindre au plus vite le feu qui brûle la planète. D’où l’importance de combattre le capital fossile en tant que premier responsable des catastrophes actuelles et à venir. Mais qu’est-ce que le capital fossile est-il au juste ? Comment a-t-il fait pour devenir si névralgique dans l’économie générale des sociétés capitalistes ? Et, plus généralement, qu’entend-t-on par économie fossile ?

D’après Malm, l’économie fossile, caractérisée par une augmentation vertigineuse des émissions de dioxyde de carbone, renvoie à « une expansion dans l’échelle de la production matérielle obtenue grâce à une expansion de la combustion de charbon, de pétrole et/ou de gaz »[14]. À la différence de ce que soutient le paradigme ricardo-malthusien, toutefois, ce ne sont pas des pressions concurrentielles ou démographiques ni des restrictions foncières ou l’épuisement des sources alternatives qui ont conduit certains capitalistes à entériner ce choix stratégique, mais des raisons éminemment politiques. La machine à vapeur l’a emporté sur la roue hydraulique non pas parce qu’elle était plus performante et fiable ou parce que le charbon était moins cher et plus abondant que l’eau. Ce n’est pas une crise énergétique qui est à l’origine de cette transition si décisive pour le sort du monde, mais une véritable crise du contrôle de la force de travail. Avant et tout au long de la transition, la supériorité technologique de la machine et la rentabilité économique de la ressource constituent plutôt des contre-arguments : les roues étaient plus puissantes et moins sujettes à des réparations et l’eau coulait gratuitement et copieusement dans les campagnes anglaises[15]. Elles avaient pourtant un défaut majeur : la distance des grosses concentrations ouvrières. L’énergie hydraulique a en effet imprimé une dynamique centrifuge au développement spatial de la première révolution industrielle, en éloignant les manufactures des centres urbains. Ce qui a toujours suscité des problèmes managériaux importants concernant l’offre et la gestion de la main-d’œuvre, jusqu’au moment où la montée en puissance de la classe ouvrière a promu le basculement.

Depuis le début du siècle, les organes de presse spécialisés chuchotaient sans cesse leurs conseils avisés aux oreilles des capitaines d’industrie : l’avantage de la vapeur a trait au pouvoir de se rapprocher de la force de travail. Il fallait placer les usines au cœur d’une population dressée à la sueur du front afin de garantir l’accès à une main-d’œuvre exploitable à merci et délivrer « le capital de ses chaines spatiales »[16]. Dans les colonies-usines, le manufacturier devait édifier le bâtiment, appareiller les machineries, construire les logements, garantir un minimum de services reproductifs, bref : fonder ex novo le village, sans le moindre soutien financier et logistique de la part des pouvoirs publics. En plus de cela, le recrutement de la force de travail représentait un défi majeur:

 « l’idée de travailler sur des machines pendant des longues journées, avec des horaires réguliers, rassemblés sous un même toit sous la stricte supervision d’un directeur répugna[n]t à la plupart, surtout dans les régions rurales ».

Comme c’est très souvent le cas, donc, c’est l’« aversion implacable à la discipline d’usine »[17] qui pose le plus de soucis, obligeant les capitalistes à lancer des campagnes publicitaires pour importer des ouvrièr.e.s de la ville. Malgré les dépenses exorbitantes en capital constant, les coûts de reproduction, la pénurie de main-d’œuvre et la pratique assidue de la fuite du travail, cette situation a été soutenable jusqu’aux alentours des années 1825-30. Quand toutefois les grèves, les sabotages et les émeutes se sont durcis, les colonies-usines se sont révélées beaucoup trop vulnérables. Au point que, une fois approuvée la loi sur la durée du temps de travail à 10h par jour, les attaques extrêmement féroces contre les travailleurs et les syndicats n’ont plus suffit à maintenir le taux de profit et le seul choix viable a consisté en un véritable renversement de la stratégie d’investissement. Les capitalistes de l’hydraulique ont alors été de plus en plus contraints à se convertir à la vapeur et à modifier les géographies du capital, en enclenchant une dynamique centripète. Ou, pour le dire autrement, « la fondation de la ville industrielle [a été] fossile »[18].

           

D’une transition l’autre

            Une fois englobé dans le circuit de la valorisation, le charbon a permis au capital de reprendre l’initiative et d’exploiter plus aisément les armées de réserve qui s’entassaient dans les grandes villes anglaises. Une composition sociale plus obéissante et nombreuse a ainsi été mise à disposition par les caractéristiques intrinsèques de la ressource énergétique. Arraché des entrailles de la terre, le charbon pouvait être déplacé, stocké et consommé où cela convenait le plus, c’est-à-dire là où le chantage du capital sur le travail s’exécutait au mieux :

« pour la première fois dans l’histoire, le convertisseur et la source d’énergie mécanique – la machine et la mine – étaient dissociés dans l’espace »[19].

Ce qui a rendu un immense service aux capitalistes du coton. Sans le soubassement énergétique du charbon, en effet, les marges pour disposer ad libitum de la force de travail auraient été plus étroites. Le combustible fossile a donc procuré une condition matérielle décisive pour résoudre les contradictions politiques qui traversaient la société capitaliste de l’époque. Avant la transition énergétique, la mécanisation et l’automatisation de la production pouvaient certes se substituer aux salarié.e.s les plus récalcitrant.e.s, mais elles continuaient à être alimentées par des sources qui n’étaient pas entièrement domptables par le capital. Le vent, par exemple, reste par définition aléatoire. L’eau, même si elle peut être endiguée et canalisée, est liée aux fluctuations saisonnières et à des territoires pas forcément congéniaux. À l’inverse, la ruée vers le charbon a justement été impulsée par ce que Malm appelle « sa puissance impuissante, ou son pouvoir sans pouvoir »[20]. Complètement maitrisable par son patron, ontologiquement soumis au capitaliste, le charbon est une variable pleinement dépendante des exigences de l’accumulation et il incarne ainsi à la perfection le fantasme de tout détenteur d’argent et de moyens de production : le charbon est

« une force motrice sur laquelle le capital p[eu]t exercer un pouvoir absolu tout en offrant au capital toute la puissance dont il a besoin »[21].

Les vertus du charbon, « parfaitement docile, malléable et souple »[22], représentent la négation par excellence des carences des autres forces motrices autant que des vices de la force de travail – ce que les opéraïstes qualifiaient de « rigidité ouvrière », ou le travail comme « variable indépendante » du capital. C’est ainsi qu’à partir des années 1830 la machine à vapeur supplante de plus en plus la roue hydraulique et que l’extraction de charbon fait un remarquable bond en avant. Hétérogénèse des fins, l’auto-défense ouvrière a contraint le capital à mettre en place cette grande transformation énergétique, laquelle a influé redoutablement sur la production d’une temporalité et d’une spatialité proprement capitalistes. La victoire dans la lutte sur la journée du travail a ainsi fini par entretenir la prédominance de l’espace-temps abstrait du capital sur l’espace absolu et le temps concret typiques des formations sociales pré- ou proto-capitalistes[23]. En effet, à la différence des énergies renouvelables, les sources fossiles ne dépendent pas des qualités morphologiques d’un lieu ni du hasard des saisons. Au contraire, leur maniabilité totale réduit le temps et l’espace à des données purement quantitatives et fonctionnelles. De ce point de vue, les combustibles fossiles sont à l’énergie ce que la monnaie est à l’échange : en étant disponibles/valables n’importe quand et n’importe où, ils ouvrent tous les deux le champ des possibles capitalistes ; ils permettent tous les deux au capital de faire abstraction de certaines limites liées aux propriétés particulières des objets entre lesquels ils font la médiation ; et tous deux accélèrent et intensifient les rythmes de la production. Avec le charbon, le capital s’affranchit définitivement de plusieurs chaînes naturelles et obtient une plus grande liberté de mouvement et une meilleure efficacité de rendement.

La formule générale du capital requiert alors d’être retranscrite dans des termes non seulement écologiques, mais énergétiques. Ce qui caractérise l’ensemble des sociétés capitalistes est en effet l’impératif de la croissance indéfinie. Par-delà leurs singularités historiques, toute société capitaliste tend sans cesse à dépasser ses frontières, à élargir à l’infini le circuit de la reproduction de ses rapports sociaux. Ce qui implique l’expansion perpétuelle du règne de la marchandise afin de faire toujours plus d’argent : A-M-A’, argent-marchandise-argent prime. Cependant, l’accumulation du capital via la marchandisation du monde manifeste plusieurs dimensions : l’assujettissement de masses de plus en plus considérables de force de travail au commandement de la monnaie, le développement des moyens de production, mais aussi la subsomption ininterrompue de nouveaux territoires sociaux et géographiques sous la loi du profit et l’avalement continuel de nouvelles ressources naturelles – énergétiques et alimentaires in primis – par le capital. Or, la mise en valeur de la force de travail est l’élément vital de ce processus potentiellement illimité et dépourvu de sens et de contenus spécifiques ; tandis que la colonisation de l’espace social et l’annexion impérialiste des continents constituent ses bras armés. À l’intérieur de ce cadre analytique, l’originalité de l’éco-marxisme de Malm consiste à se focaliser sur l’assimilation toujours plus grande de combustibles fossiles pour soutenir le déploiement capitaliste. Le M de la formule générale du capital A-M-A’ émerge alors de la triangulation entre l’accumulation de moyens de production, l’exploitation du travail vivant et l’incorporation dans les rapports de production de morceaux toujours plus volumineux de nature extra-humaine, dont les combustibles fossiles capturent l’attention de l’auteur.

Dans un article brillant, Malm décline cette approche selon une perspective de longue durée. Ce qui permet de faire le pont avec la situation contemporaine, où l’explosion récente d’émissions de CO2 à un niveau global est à mettre en relation avec la crise de la gouvernance de la force de travail des années 1960-70. En s’appuyant sur la lecture d’Ernest Mandel des études de Nikolaj Kondratiev sur les cycles économiques, Malm montre la plasticité fondamentale dont a fait preuve le capitalisme aux cours des derniers siècles. La logique de la formule générale du capital s’est en effet matérialisée dans une multiplicité de formations sociales hétérogènes, mais à chaque passage de phase nous avons vu à l’œuvre une même tendance. Comme nous l’enseignent les opéraïstes, chaque fois qu’une crise structurelle bat son plein nous assistons à une révolution technologique capable de dissoudre les impasses économiques et politiques qui entravent la longue marche du capital. Et chaque fois, ce bouleversement dans les rapports de production initié par l’introduction de nouvelles machines procède en concomitance non seulement d’une réorganisation du procès de travail (nécessaire à contrer l’indiscipline ouvrière), mais aussi d’une mutation radicale du système énergétique. C’est ainsi l’ensemble de la constellation technologique productrice d’énergies, les secteurs de pointe de l’économie et l’infrastructure logistique qui leur est sous-jacente qui se transforme de fond en comble. Sans entrer dans les détails, l’enchainement des différents cycles – chacun caractérisé par une phase ascendante et une phase descendante – a donné lieu aux transitions suivantes : une première vague de 1780 à 1848 tirée par la mécanisation hydraulique de l’industrie du coton et du fer ; une deuxième vague de 1848 à 1896 entretenue par la mécanisation à vapeur de l’industrie (coton, fer, charbon, machines-outils) et des transports (le rail) ; un troisième cycle de 1896 à 1945 déterminé par l’électrification de l’industrie, des transports et des ménages avec au centre l’équipement électrique, l’ingénierie, la chimie et l’acier ; un quatrième cycle de 1945 à 1992 promu par la motorisation des transports (voitures, avions) et de plusieurs branches de l’économie (raffinerie, pétrochimie, pétrole, gaz) ; et une dernière vague de 1992 à nos jours, propulsée par la numérisation de l’économie et la centralité productive des ordinateurs, du software, de l’équipement des télécommunications, des microprocesseurs, etc[24].

D’après Mandel les passages de phase sont enclenchés à la fois par des éléments endogènes au circuit économique et par des facteurs exogènes, de nature sociale et politique. C’est la combinaison de cette pluralité de phénomènes immanents et (partiellement) transcendant le capital qui entame le changement de conjoncture historique et qui incite l’élargissement récursif de la base énergétique sur laquelle le système s’appuie. En ce qui concerne la transition du quatrième au cinquième cycle – avec l’amorce de la phase descendante du quatrième entre la fin des années 1960 et le début des années 1970 – la composante subjective de la lutte de classes a prévalu sur les contradictions objectives immanentes au capital (intensification de la concurrence, épuisement des marchés, etc.). Par-delà les nuances dans la périodisation de l’accumulation capitaliste, ce constat, marque de fabrique de l’opéraïsme, fournit une piste pour décrypter une anomalie apparente dans la modélisation de Mandel, assumée par Malm. En effet,

« à la différence des machines à vapeur, de l’électricité, des automobiles ou du pétrole, les ordinateurs ne sont ni des moteurs, ni des transmetteurs, ni des sources d’énergie, et pourtant la vague qu’ils ont véhiculé a provoqué l’explosion de CO2 la plus extrême dans l’histoire du capital industrialisé »[25].

La thèse de Malm est que les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), même si elles ne sont pas immédiatement rattachées à l’extraction et à la circulation d’énergies fossiles, ont joué un rôle incontournable pour combattre/récupérer les mouvements sociaux qui ont mis à mal l’ancien régime socio-énergétique et qu’elles exercent au sein du cycle actuel une puissance constituante. Encore une fois, les luttes qui ont entraîné la crise de l’ancien régime d’accumulation sont liées par un double nœud au développement du nouveau système techno-énergétique. La dégénération en cours des équilibres atmosphériques est en effet directement proportionnelle au boom des délocalisations des usines occidentales dans le Sud-est asiatique ; et cette reconfiguration des chaines globales des marchandises, dont un des objectifs prioritaires a consisté en la dissolution des concentrations ouvrières de l’époque keynésienne et fordiste, n’aurait jamais été praticable sans le travail de connexion et de coordination rendu possible par les NTIC.

 

The warming condition : le Capitalocène vu de Chine

Pour discerner le saut qualitatif récent dans le réchauffement du globe il est impératif de détecter l’alchimie entre la conflictualité ouvrière en Occident dans les années 1960-70, l’approfondissement consécutif des tendances à la mondialisation du capital à partir des années 1980-90 et l’ascension astronomique de la Chine au tournant du siècle : luttes/crise/développement, avec une attention spéciale à la spirale énergétique qui en a dérivé, la croissance en termes absolus du capital total (le soi-disant PIB mondial) allant de pair avec la combustion agrandie de charbon, gaz et pétrole. Même si l’analyse d’une telle dynamique dépasse de loin le cadre restreint de ce texte, une question se pose toutefois : pourquoi la Chine notamment, et pas d’autres pays ? Quelles conditions rempli(ssai)t-elle pour attirer autant de capitaux tout au long de son essor ? Une fois le poids du travail vivant devenu insupportable en Occident, la Chine est apparue pour plusieurs raisons un lieu propice à recevoir des flux redoutables d’investissements directs étrangers. Pour le dire de façon stylisée, elle est tout d’abord dotée d’une classe ouvrière colossale, relativement disciplinée et instruite, subissant les pressions des masses paysannes de l’intérieur. En deuxième lieu, la Chine jouit d’un système politique passablement stable, gouverné sous l’égide centralisante du parti communiste. Ensuite, elle a développé un réseau logistique et métropolitain solide et ramifié qui s’est révélé particulièrement apte à la circulation des marchandises : ports, aéroports, autoroutes, rails etc. Mais aussi, le géant asiatique dispose de gisements fossiles et d’infrastructures énergétiques conséquentes et avancées. C’est ainsi que la Chine a pu devenir la principale cheminée de l’usine globale. Les chiffres à cet égard sont ahurissants. D’un côté, le PIB de la Chine s’est multiplié par plus de quarante entre 1990 et 2019, faisant de Pékin la deuxième puissance économique globale après Washington, alors que ses taux de croissance continuent d’être beaucoup plus soutenus que ceux de ses concurrents occidentaux. De l’autre, la consommation de combustibles fossiles (fondamentalement du charbon) a littéralement explosé, rendant la Chine non seulement le premier extracteur de combustibles fossiles au monde, mais aussi le premier émetteur en termes absolus de CO2, responsable de plus de 50% des variations récentes de la composition de l’air[26].

Ces chiffres bien connus doivent pourtant être passés au crible. De façon schématique : puisque la Chine a polarisé sur elle les convoitises du grand capital transnational, le nationalisme méthodologique n’offre pas une bonne lentille pour examiner les enjeux climatiques. Le système-Chine ne peut pas être retenu comme le principal pyromane de l’incendie qui embrase la planète. Au contraire, c’est l’enchevêtrement complexe des rapports sociaux globaux qui doit être décodé et critiqué derrière ces données. La localisation des émissions sur le territoire d’un pays ne dit rien de la trame serrée qui relie la production d’un bien ou d’un service dans un coin du monde à son transport et sa consommation dans tout autre endroit. La « colonne de fumée chinoise »[27] est en effet directement dépendante de ses exportations imposantes, lesquelles ont été jusqu’en 2008 – et encore aujourd’hui, même si de façon moins intense – l’élément moteur de la croissance fulgurante du dragon oriental. Ce sont fondamentalement les compartiments de la production destinés au marché global qui ont fait flamber les émissions de CO2, alors que d’autres statistiques (les variations démographiques, l’amélioration des niveaux de vie) comptent moins. De ce point de vue, le « fardeau écologique »[28] des pays riches et du style de vie de leurs classes aisées assume une toute autre portée. En ce sens, la détérioration des valeurs atmosphériques produite par les usines situées en Chine est la face polluée de la médaille de la tertiarisation de l’économie dans le Nord global. Se trouve ainsi confirmé de manière inédite et dans des proportions énormes le phénomène qui constitue le fil rouge de l’historiographie politique de Malm : si le capital fuit le travail cher et le conflit, « là où va le capital, les émissions de gaz suivent immédiatement », en déterminant une variation dans la composition fossile du capital[29].

Cette narration analytique disqualifie inexorablement le mythe de l’Anthropocène[30]. D’après Malm, les théories de l’Anthropocène accusent en fait l’humanité en tant que telle : l’être humain, en tant qu’entité indifférenciée, serait coupable de l’évolution désastreuse du changement climatique. Il s’agit d’un récit qui dé-naturalise pour re-naturaliser : à l’origine du réchauffement global il n’y a pas des évolutions climatiques immanentes aux lois de la nature, mais la nature humaine. La découverte du feu, le productivisme inné ou toute autre qualité a-historique et universelle censée désigner l’être générique ne font pourtant pas l’affaire, car elles conduisent trop souvent à une vision abstraite de l’agir humain responsable des dégradations de la nature.

« De fait, ce n’est qu’une petite coterie d’hommes blancs britanniques qui a littéralement pointé la vapeur comme une arme – sur mer et sur terre, sur les bateaux et sur les rails – contre la quasi-totalité de l’humanité, du delta du Niger à celui du Yangzi Jiang, du Levant à l’Amérique latine. […] Les capitalistes d’un petit bout de territoire du monde occidental ont investi dans cette technologie, posant la première pierre de l’économie fossile : et à aucun moment l’espèce n’a voté pour cela, avec ses pieds ou dans les urnes, ni défilé à l’unisson, ni exercé aucune sorte d’autorité commune sur son destin et celui du système terrestre. »[31]

Le réchauffement global n’est pas le fruit pourri de l’anthropos mais d’une formation sociale bien précise. Le business-as-usual, c’est-à-dire l’incinération grandissante de combustibles fossiles, ne peut apparaître comme naturelle qu’à un œil idéologisé. Pour contrer l’attentisme et le défaitisme, nous devons alors porter l’histoire dans le climat et nous interroger sur les forces sociales qui ont allumé ce feu – qui n’a rien d’inévitable – et sur les raisons pour lesquelles elles l’ont fait. Toute historiographie critique se doit de montrer le caractère contingent de ce processus, les alternatives qui ont été écrasées le long du chemin, mais surtout les responsabilités passées et les intérêts présents qui s’opposent aux possibilités concrètes de transition écologique[32]. Quelques données élémentaires méritent d’être mentionnées pour se libérer du récit téléologique de l’Anthropocène et faire ressortir la violence historico-politique qu’a attisée le brasier. Au début du XXIème siècle, les pays du Nord global comptaient pour moins de 20% de la population mondiale, alors qu’ils avaient émis plus de 70% de CO2 dans l’atmosphère depuis 1850 ; les 45% des personnes les plus pauvres de l’humanité représentaient 7% des émissions, alors que les 7% les plus riches plus de 50% ; par-delà les distinctions de classe au sein de chaque pays, un états-unien moyen a une empreinte carbone 500 fois supérieure à un habitant de l’Afrique subsaharienne (alors que l’on sait très bien que les consommations ostentatoires et de luxe sont extrêmement polluantes) ; 65% des émissions totales cumulées jusqu’à aujourd’hui sont imputables à 90 multinationales d’extraction de combustibles fossiles, etc. Bref : selon le moment, le lieu et l’extraction sociale, l’empreinte carbone d’un spécimen de Homo sapiens sapiens peut varier dans un rapport de 1 à beaucoup plus de 1000[33]. Le genre humain apparaît donc comme une abstraction trop floue et indéterminée pour détecter les vrais responsables. Et cette mystification théorique implique bien évidemment une paralysie politique. En reprenant une des leçons fondamentales de l’opéraïsme, directement inspirée par la lecture lukácsienne de Lénine, c’est la partialité du point de vue des sujets en lutte qui nous fournit la boussole pour nous orienter dans la jungle de l’histoire. Car c’est seulement à partir d’une perspective épistémologique partielle et partiale que nous pouvons avoir accès à la compréhension des rapports sociaux capitalistes et tenter de favoriser leur transformation radicale[34].

 

Considérations finales

Partout où il s’est implanté, le talon de fer du capital fossile a répandu des larmes et du sang. Mais partout où il est allé, il a rencontré de fortes résistances. De l’Alaska au Bornéo, en passant par l’Équateur, le Nigéria, le Moyen-Orient ou l’Inde, il n’y a pas de lieu sur la planète où le refus des exploité.e.s de la Terre de s’assujettir à ses diktats ne se soit manifesté de façon claire et nette. L’antagonisme des ouvriers et des coolies dans les mines ou les conflits des peuples indigènes et colonisés dans leurs territoires constituent des monuments impérissables dans la mémoire des luttes. Désormais pourtant la Némésis du capital fossile ne sera pas perpétrée par la seule autonomie des travailleur.se.s et des colonisé.e.s, mais aussi par celle de la nature. Sur la temporalité cyclique des crises capitalistes classiques, se greffe ainsi toujours plus la temporalité cumulative du réchauffement climatique. Ou, pour le dire autrement, sur la tendance processuelle de la lutte de classe, se branche la tendance exponentielle des catastrophes écologiques. Et si jusqu’à aujourd’hui le réformisme du capital a toujours su déjouer les luttes et les crises en renouvelant sans cesse la grammaire du développement, pour espérer contenir/contrer non seulement l’autonomie des dominé.e.s mais aussi celle sans intentions de la nature, il devra faire preuve d’une encore plus grande réactivité et inventivité. Sauf que, après douze ans de crise systémique et sans aucune voie de sortie à l’horizon, ces deux atouts semblent lui faire dangereusement défaut. Qui plus est, la pandémie globale du Covid-19, la dépression économique qu’elle est en train d’inaugurer et la crise de gouvernance à l’œuvre de nos jours ne feront qu’empirer les choses. De l’autre côté de la barricade, en revanche, les mouvements pour la justice climatique et les soulèvements populaires ont vécu en 2019 une saison décidément pétillante, tout en restant, néanmoins, encore bien en deçà de l’urgence du moment. Nous pourrions donc conclure ce premier texte en citant le John Maynard Keynes de A Tract on Monetary Reform, lequel, peu après la signature du Traité de Versailles, critiquait les économistes qui refusaient d’intervenir dans la conjoncture.

« Sur le long terme – écrivit-il – nous serons tous morts. Les économistes se fixent une tâche trop facile et trop inutile, s’ils nous disent en plein milieu des tumultes que lorsque la tempête sera un souvenir lointain, l’océan redeviendra à nouveau plat ».

Celles et ceux qui subissent de plein fouet les séquelles du Capitalocène savent en effet fort bien que tant qu’elle ne sera pas stoppée par leurs corps, la tempête en cours ne cessera pas de progresser.

 

Notes

[1] A. Malm, http://revueperiode.net/le-mythe-de-lanthropocene/.

[2] A. Malm, The Progresso of this Storm, Verso, 2018, p. 207.

[3] Pour une introduction à l’opéraïsme en français, cf. S. Wright, À l’assaut du ciel, Senonvero, 2008 ou notre guide de lecture rédigé avec J. Allavena, http://revueperiode.net/guide-de-lecture-operaismes/.

[4] Ces deux textes rentrent dans une petite série de contributions que je suis en train de rédiger sur « la crise » : ils ont été précédés par Sur la méthode opéraïste, co-écrit avec J. Allavena et M. Polleri ; La montée des autoritarismes ; Dans la boite noire des années 10 : crise, néo-fascisme et mouvements sociaux ; Penser le capitalisme global : multiplication du travail, opérations du capital et contre-pouvoirs, à paraître dans Actuel Marx ; La crise des Gilets Jaunes et l’horizon des possibles. De chacun selon ses privilèges à chacun selon ses besoins et par Micrologies policières et crise de régime.

[5] A. Malm, Nature et société : un ancien dualisme pour une situation nouvelle, dans P. Guillibert, S. Haber (sous la direction de), Actuel Marx, n° 61/2017, pp. 54 et 58. Sur « le paradoxe d’une nature historicisée », ivi pp. 54-59.

[6] Pour une intervention éminemment politique dans ces débats épistémologico-ontologiques inspirée par l’urgence climatique, cf. A. Malm, The progress of this Storm, op. cit., notamment pp. 21-118. Le propos de Malm, qui dans cet ouvrage ne rend pas toujours justice aux auteurs et aux théories qu’il discute, se développe sous le signe de la citation suivante : « Less of Latour, more of Lenin: that is what the warming condition calls for », p. 118.

[7] Cf. R. Patel, J. W. Moore, Comment notre monde est devenu cheap, Flammarion, 2018.

[8] Negri cité par A. Malm, The progress of this Storm, op. cit., p. 200. Sur la dialectique de la séparation, cf. A. Negri, Marx au-delà de Marx, l’Harmattan, 2004, pp. 199-200 et A. Negri, Domination et sabotage, Entremonde, 2019, pp. 120-91. Avec la dialectique de la séparation Negri entend non seulement l’autonomie du travail par rapport au développement du capital, et donc la nécessité pour ce dernier de l’embrigader, mais l’œuvre de rupture et de sécession du premier par rapport au second. L’autonomie de la nature par rapport au capital est pourtant très différente de celle du travail, et ses effets peuvent se révéler non pas émancipateurs, mais tout simplement catastrophiques. Prendre politiquement en compte la possibilité de la catastrophe implique alors de tenir dans la plus haute considération cette séparation originaire entre nature et capital et œuvrer pour mettre en place des rapports écologiquement soutenables.

[9] Pour le concept de naturalisme historique cf. deux ouvrages en cours de rédaction, P. Guillibert, Terre et capital, Amsterdam 2021 et F. Monferrand, Le jeune Marx et le capitalisme, Amsterdam, 2021. Voir aussi les entrées Nature et Naturalisme, de J. Farjat, F. Monferrand, Dictionnaire Marx, Ellipse, 2020, pp. 157-62.

[10] Cf. A. Malm, L’anthropocène contre l’histoire, La fabrique, 2017, p. 45.

[11] La primauté de la lutte de classe dans la dynamique de la transformation sociale et la centralité de la pratique du refus du travail constituent l’ADN de l’opéraïsme. Cette approche nous paraît constituer le fil rouge de l’historiographie de Malm, et elle a aussi été illustrée avec brio par Thimothy Mitchell, en montrant comment la transition au pétrole a été entreprise par Churchill pour contrer le pouvoir des mineurs du charbon. Cf. son Carbon Democracy, La découverte, 2013.

[12] Cf. à cet égard de E. Leonardi, Italian Theory e World Ecology, dans Sociologia urbana e rurale, n°120/2019, pp. 93-108 e Bringing Class Analysis Back In, dans Ecological Economics, n° 156/2019, pp. 83-90.

[13] A. Malm, The progress of this storm, op. cit., pp. 5 et 7.

[14] A. Malm, L’anthropocène contre l’histoire, op. cit. p. 67.

[15] Cf. le paragraphe L’énigme de la supérieurité de l’eau, ibid., pp. 81-91.

[16] Ibid., p. 94.

[17]  Ibid. p. 97.

[18] Ibid. p. 104.

[19] Idem.

[20] Ibid. p. 112.

[21] Ibid. p. 114.

[22] Ibid. p. 113.

[23] C’est à ce moment que se met en place, en termes marxiens, le passage de l’extraction de survaleur absolue à l’extraction de survaleur relative. Une fois limitée la durée de la journée de travail, les roues n’ont plus supporté la concurrence que leur faisaient les machines à vapeur, lesquelles pouvaient être accélérées à volonté en intensifiant les rythmes du travail. Sur la création d’une spatio-temporalité proprement capitaliste, cf. Ibid. pp. 131-34. Sur l’abstraction de la nature dans la transition du féodalisme au capitalisme, cf. aussi J. W. Moore, Le capitalisme dans la toile de la vie, Asymétrie, 2020 ou en ligne http://revueperiode.net/au-dela-de-lecosocialisme-une-theorie-des-crises-dans-lecologie-monde-capitaliste/ et ses trois études sur le Capitalocène, librement accessible sur son site https://jasonwmoore.com/.

[24] Cf. A. Malm, https://www.mediationsjournal.org/articles/long-waves.

[25] Ibid.

[26] A. Malm, http://revueperiode.net/capital-fossile-vers-une-autre-histoire-du-changement-climatique/.

[27] Ibid.

[28] Ibid.

[29] Ibid.

[30] Cf. A. Malm, http://revueperiode.net/le-mythe-de-lanthropocene/.

[31] A. Malm, L’anthropocène contre l’histoire, op. cit., p. 10. Pour une théorisation du Capitalocène, cf. aussi les trois articles de J. W. Moore disponibles sur son site : https://jasonwmoore.wordpress.com/. Pour une défense du concept d’Anthropocène, cf. entre autres, D. Chakrabarty, https://pcc.hypotheses.org/files/2012/03/Chakrabarty_2009.pdf. Du même auteur en français, Réécrire l’histoire depuis l’Anthropocène, dans P. Guillibert, S. Haber (sous la direction de), Actuel Marx n° 61/2017, op. cit., pp. 95-105.

[32] Ibid. pp. 20-27.

[33] Pour ces données cf. Ibid. p. 11-13 et cf. A. Malm, http://revueperiode.net/capital-fossile-vers-une-autre-histoire-du-changement-climatique/.

[34] Il s’agit bien évidemment d’une approche épistémologique et politique qui nécessiterait une discussion approfondie, dont les jalons ont été développés les ouvrage classiques de G. Lukacs, Histoire et conscience de classe, Éditions de Minuit, 1960 et de M. Tronti, Ouvriers et capital, Entremonde, 2016.

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