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À propos de : Mehdi Charef, Rue des pâquerettes, Éditions Hors d’Atteinte, 2019, 17 euros

La littérature contemporaine est souvent taxée de nombrilisme. Tournée vers son auteur, son autrice ou sur elle-même plutôt que vers son lectorat, elle aurait remplacé les évènements du monde par les micro-évènements d’un « je » de plus en plus restreint à un petit milieu. Cette critique n’est pas dénuée de toute pertinence. Cependant, les écrits contemporains sont pluriels. Loin des récits autocentrés ou cyniques qui se complaisent dans une lucidité sans débouchés nous voudrions, dans cette chronique, mettre en valeur d’autres littératures : celles qui ne renoncent pas à dire le monde, ses luttes, ses échecs et ses espoirs. 

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Mehdi Charef est loin d’être un inconnu. Son œuvre littéraire et cinématographique (Le Thé au harem d’Archi Ahmed, roman devenu au cinéma Le Thé au harem d’Archimède) a été maintes fois saluée par la critique. Mais son dernier ouvrage, Rue des pâquerettes, tranche avec le reste de sa production : ce récit autobiographique revient pour la première fois sur l’enfance de l’auteur dans le bidonville de Nanterre, après avoir quitté l’Algérie.

Mehdi Charef décrit la violence du choc culturel, raconte la difficulté de s’adapter à une école française tout à la fois menaçante et pleine de promesses, et s’étend sur  les figures de ses parents : son père, travailleur dans le bâtiment ; sa mère, marquée à jamais par la guerre d’Algérie et par la mort de sa fille.

Rue des pâquerettes est un livre poignant. Chaque page ou presque raconte une scène inoubliable et chargée de violences, qu’il s’agisse de l’arrivée terrifiante gare d’Austerlitz, du désarroi de la famille qui découvre qu’elle n’habitera pas dans un HLM mais dans un bidonville boueux (sans eau ni électricité), de la honte lorsqu’on doit demander la charité. Les petites choses de la vie deviennent une épreuve : quand le robinet commun au bidonville ne fonctionne plus, c’est la catastrophe ; faire une photo d’identité nécessite un voyage vers un étrange (et cher) photomaton ; aller à la douche municipale est un luxe trop rare[1].

La violence des scènes françaises alterne avec l’horreur des souvenirs de la guerre d’Algérie, lorsque le père est absent, et que la mère, sans un sou en poche doit lutter aussi bien contre les avances des hommes qui veulent profiter de sa misère, que la férocité des soldats français, l’angoisse des prises d’otage et des bombardements. Chaque souffrance se répond et s’efface devant d’autres souffrances :

« C’est là que mon père me manquait le plus, dans cette angoisse affreuse de cris et de larmes, de haine et de violence. (…) Papa, tu es où ? Il était là, dans ce bidonville de Nanterre. On ne le lui dira jamais. Sa vie est assez dure comme ça, on ne va pas ajouter un fardeau sur son marteau-piqueur ».

L’écriture de Rue des pâquerettes a un aspect cinématographique. Les scènes, très visuelles, alternent sous le double regard de l’enfant, encore naïf mais qui saisit déjà les failles du récit des adultes (il sait que contrairement à ce que dit son père, il ne rentrera jamais en Algérie), et celui de l’adulte désillusionné.

Si l’enfant est prêt à lutter pour saisir tout ce qui peut lui servir d’échappatoire, le moindre papier à lire (il économise chaque sou pour acheter un dictionnaire et pleure quand il s’aperçoit qu’il a été dupé et qu’on lui a vendu un Bottin), les séances de cinéma qui sont autant de voyages, les conversations avec la prostituée Halima et l’étudiant mao Gwenn, l’adulte, lui, sait que les traumatismes sont irréversibles.

Au centre des deux regards se dresse l’école[2]. L’enfant fait tout pour dépasser la classe de rattrapages, mais il sent bien que le message « nouveau et violent [de l’école] à l’adresse des enfants de notre âge est “Intègre-toi ou crève” ! » Il saisit instinctivement ce que pourra expliquer plus tard l’adulte :

« qu’on l’a autorisé à rejoindre son père en un exil lointain pour, plus tard, prendre le même chemin que lui. (…) On sera du bétail comme nos pères, mais avec un cartable sur le dos ».

Cette prise de conscience se transforme en contestation lorsqu’il rencontre Gwen, l’étudiant mao de la fac de Nanterre[3] (alors tout proche du bidonville) qui, lors de cours du soir improvisés, va lui apporter un savoir contestataire via des grandes figures comme celles Rosa Parks, celle qui a su dire non. « J’aime bien le “non” de cette femme, il m’enlève de l’amertume » pense l’enfant, avant d’apprendre à hurler « Non ! » à son tour.

Rue des pâquerettes est un livre magnifique, qui sait allier l’intimité à l’histoire. Lorsque Mehdi Charef raconte le labeur de son père, ouvrier dans le bâtiment mais obligé de loger dans des baraques boueuses et envahies par les rats, il raconte l’histoire de tous ceux qu’on oublie trop facilement lorsqu’on parle de la prospérité économique des « Trente Glorieuses ».

 

Notes

[1] Les difficultés de cette vie quotidienne, à cause de la pauvreté de l’habitat, mais aussi à cause de l’omniprésence de la boue et des rats, sont celles que décrit Abdelmalek Sayad dans Un Nanterre algérien, terre de bidonville, édition Autrement, 1995. Une fois de plus, sociologie et littérature se rejoignent.

[2] Sur ce rapport complexe à l’école, voir la belle émission « Mehdi Charef, sans-terre à Nanterre » pour la collection « Tire ta langue », sur Mediapart, par Antoine Perraud et Faïza Zerouala, https://www.youtube.com/watch?v=PLCgSBTiTVU

[3] Sur les mouvances politiques dans le bidonville voir l’entretien de Mehdi Charef pour la revue Ballast « Du peuple immigré », https://www.revue-ballast.fr/mehdi-charef-du-peuple-immigre/

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