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Barbara Métais-Chastanier, Chroniques des invisibles. De l’exil à Avignon – Récit d’une création, Le Passager clandestin, 2017, 230 p., 19€. Extraits de la 3e partie, pp. 93-123.

Ils sont les invisibles, ceux que l’administration ne veut pas voir, ceux qu’on parque ou qu’on chasse, ceux qui se lèvent tôt et qui rentrent tard, qui habitent des campements ou des squats insalubres. Ils vivent ici. Ils travaillent ici. Mais ils sont privés d’espace public, évitent les lieux où sont les Blancs et ne fréquentent pas les cafés, les parcs, les cinémas ou les théâtres, par peur des rafles et des contrôles. Parce qu’ils sont sans papiers et sans toit, ils sont sans voix et sans visage. Ils habitent une ville qui double les coutures de celle que d’autres arpentent au grand jour, librement.

En mai 2015, huit d’entre eux ont pris le risque de venir en pleine lumière. Eux, ce sont les « quatre-vingts d’Auber », les habitants d’un squat situé au 81, avenue Victor-Hugo, à Aubervilliers. C’était leur adresse, c’est devenu un spectacle et l’histoire d’une lutte pour la régularisation.  

Récit littéraire et enquête anthropologique, Chroniques des invisibles raconte cette aventure depuis les premières inquiétudes jusqu’à l’étrange vertige du succès. Il fait le récit de cette création et de cette lutte de deux années qui les aura conduits du squat au Festival d’Avignon. Ce livre revient sur la rencontre improbable entre deux univers – celui du théâtre et de ses feux, celui de la clandestinité et du combat pour sortir de l’ombre – et sur le parcours initiatique commun qui en a découlé

*

1. Fuck you Frontex

J’arrive au 81. Je suis seule. Il n’y a ni Camille ni Olivier. L’avenue Victor-Hugo est déserte. Il fait nuit, il est à peine vingt heures. Et pourtant je n’y croise personne. Je pousse la grille. Elle n’est pas fermée. Je m’avance dans la cour. J’arrive dans le hall. Personne. J’appelle. Je crie les prénoms de ceux que je connais : Diomandé ? Koné ? Bamba ? Rien. J’ouvre les portes du rez-de-chaussée. Moustapha ? Toutes les chambres sont vides. Il n’y a que les sacs. Les valises. Et les matelas. Souleymane ? Je monte au premier étage. Vide aussi. Personne dans la cuisine, personne dans les chambres. Il n’y a pas un bruit. Ce silence m’effraie. Brusquement je comprends. La police. Ils ont été raflés. Embarqués. Ça ne peut être que ça. Je réalise que ça peut se passer comme ça. Si  brusquement, si simplement. En l’espace de quelques heures. Tous, les quatre-vingt, expulsés. J’essaye d’appeler Olivier. D’appeler Camille. Il est encore temps de faire quelque chose. Personne ne décroche. Je laisse des messages sur leurs répondeurs tout en traversant le bâtiment. Je reviens au rez-de-chaussée. Ibrahim ? Zia ? Je réouvre les mêmes portes pour m’assurer qu’il n’y a personne. Je répète alternativement. C’est pas vrai. Mais c’est pas vrai. Putain. Mais c’est pas vrai. Méïté ? Je réussis à ouvrir la porte du sous-sol. Je dévale les escaliers. J’arrive dans une pièce. Mais c’est quoi ce bordel. Ce n’est plus la petite chambre des deux Marocains. La salle ressemble à une salle d’interrogatoire. Quelque chose à mi-chemin entre le parloir et les salles de l’OFPRA. Je découvre un homme. Je ne le connais pas. Je ne l’ai jamais vu au 81. Je n’ose pas glisser un bonjour. Je l’entends murmurer quelque chose. À mon approche, il hausse le ton. Le son de sa voix se répercute dans l’escalier et puis progressivement dans tout le bâtiment. Va te faire foutre. Il répète. Et pendant qu’il crie, je le vois jeter un à un les feuillets d’un document qu’il tient dans une main. Tu veux du blanc plus blanc que blanc ! Va te faire foutre ! Sa voix est sèche. Souvent, il racle sa gorge, respire, s’arrête pour repartir de plus belle. Tu crèves la gueule ouverte, tes enfants crèvent la gueule ouverte ! Tu es finie, vieille peau ! Va te faire foutre ! Il ne semble pas me voir. Connasse d’Europe. Je tente de m’approcher de lui pour récupérer une feuille tombée au sol. Il s’arrête un temps. Peut-être va-t-il se taire. Se calmer. Mais non il repart de plus belle. À force de l’observer je me rends compte que son visage m’est familier. Que je l’ai déjà vu quelque part. Impossible de savoir où. Je réussis à m’approcher suffisamment pour ramasser une feuille tombée au sol. Il me jette un regard étrange. Comme s’il découvrait à l’instant ma présence. Et qui récure les chiottes de votre merde ? Qui ? Je voudrais l’interrompre. Oser lui parler. Lui demander où sont passés les autres. Et s’il sait quoi faire. Mais je ne parviens pas à glisser une remarque. Vous crevez tous. Vous crevez tous. Fuck you Frontex. Tu m’entends ?

Quand je me réveille, je suis dans le train qui me conduit de Toulouse à Paris. Une gamine vient de crier « Va te faire foutre » à sa mère qui lui demandait de baisser le son de son téléphone. Autour de moi, c’est le réel assis, tranquille dans son indifférence. Mon voisin feuillète un magazine de management consacré au burn-out. La voisine d’en face parle avec son époux des traitements du cancer du côlon. Le train traverse un coin sans doute vide de la France. Le paysage disparaît dans la nuit derrière les fenêtres de mon IDZap.

 

2. Charlie

Le 7 janvier, je retrouve Olivier et Camille au restaurant aveyronnais de l’avenue Victor-Hugo. Nous devons déjeuner ensemble pour faire le point avant de retrouver Bamba et Moustapha pour discuter avec eux de la suite du projet. Il est midi. Olivier et Camille ne vont pas tarder. Je viens de traverser l’avenue Victor-Hugo, ses devantures de textile en gros, les baskets en plastique grossier, les parkas fluo, les leggins léopard, les tee-shirts scintillants à l’effigie de stars avec ou sans moustache, je suis passée devant huit ou neuf vieilles Jaguars, Rolls et Bentley alignées sur le trottoir du garage Auberval, et je me retrouve là, dans cette ambiance de chalet montagnard, assise sous une énorme tête de cerf empaillée, nez-à-nez avec un faisan mort lui aussi depuis belle lurette à détailler sans trop y prêter attention une scène peinte sur l’un des murs de la salle : un chasseur met à mort un sanglier dans un de ces décors fantasmé de la campagne française. Une meute encercle l’animal qui vit là ses derniers instants. Ça froufroute. Ça roucoule. Et ça meurt avec la même innocence. À leur arrivée, la conversation s’oriente vite sur la nécessité de la violence dans la lutte politique. Je repense à cette phrase de Nelson Mandela qui m’a toujours interpellée : « C’est l’oppresseur, non l’opprimé, qui détermine la forme de la lutte. » Ne regarder que la violence des actes politiques, c’est ne pas voir la violence à laquelle elle répond. C’est ne pas voir qu’elle est parfois une forme de légitime défense.

Sur mon téléphone, Camille consulte les informations. Il nous interrompt brusquement : en première page du site du Monde, nous découvrons les attentats de Charlie Hebdo. Ils viennent d’avoir lieu. Nous suivons en direct le fil d’actualité régulièrement mis à jour, tandis que nos plats arrivent. J’assiste avec effarement à l’effraction de l’histoire dans un restaurant aveyronnais, entre deux steaks, une salade au chèvre chaud et un pichet de rouge. Je retrouve l’étrange impression que j’avais eue à dix-sept ans au moment des attentats du World Trade Center. La superposition de deux lignes. La quotidienne et l’événementielle. Le sentiment très net d’assister en direct à un moment de l’Histoire qui se ramasse sur lui-même et prend place à table. Qui s’invite dans la salle de bain, dans une salle de cours, au comptoir d’un café ou dans une réunion. Je regarde les informations se succéder, le nombre de morts se préciser, je suis le parcours de la voiture dans Paris. Autour, les appels se font insistants. Ça sonne de tous côtés. Des amis, des proches veulent s’assurer que tout va bien, que chacun est bien en vie. Nous laissons filer une bonne partie de l’après-midi, sans quitter le restaurant, attendant la becquée des informations. Comme assommés par l’effet du réel. Le rendez-vous que nous avions avec Bamba a été annulé. Moustapha finit son travail d’ici deux bonnes heures. Nous décidons finalement de quitter le refuge aveyronnais pour nous approcher de notre lieu de rencontre. Sur les écrans de ce café de la rue de la République défilent en boucle les mêmes images. Personne ne parvient vraiment à s’arracher à la télévision. Un groupe de vieux jouent aux dés avec le patron. Quelques mots véhéments s’échangent sur Charlie. Certains disent qu’ils l’ont bien cherché. Le ton monte avec ceux qui ne sont pas d’accord. Au bout de quelques minutes, le patron lance un sonore : « On ne parle pas de politique ici. Y a des gens qui sont morts. »

Quand nous retrouvons Moustapha, nous n’échangeons que quelques mots sur les attentats. Souleymane qui nous rejoint bien vite commente :

« Ça m’a découragé : ce genre d’acte, c’est un crime d’humanité. C’est tout le monde qui doit condamner ça. Tout un chacun qui raisonne comme un peu humain doit condamner ces actes. On en a parlé beaucoup avec les amis. Chacun donne son point de vue. Y en a qui disent que bon, si on veut bien voir, c’est pas un acte qui est bon mais de l’autre côté si on veut bien voir, c’est comme une revanche. Même si la religion condamne ça fermement. »

Il évoque notamment la couverture où le prophète est représenté et se plaint d’être aimé par des cons :

« Y a des imbéciles partout. Mais dans les conseils du prophète, il faut rendre au mal par le bien. Pas rendre le mal par le mal. Il faut aimer et tolérer. Dans sa propre biographie, le prophète a été banni lui aussi. Et il n’a pas répondu par le mal. Alors qu’il avait le pouvoir. Il pouvait les tuer tous. Mais il n’a pas agi mal. Il faut en retirer des leçons. »

Quelques semaines plus tard, quand je lui demanderai s’il a l’impression que les choses ont changé en France depuis les attentats, il répondra :

« Pour moi, le climat a pas changé brutalement en France, mais c’est bien vrai qu’il y a eu des confusions sur l’Islam. Je peux dire que les médias ou les autorités ont du mal à comprendre parfois que les terroristes c’est des barbares qui n’ont rien compris à la cause de l’Islam et que la religion c’est différent de ce qu’ils ont fait. Les médias, ils font tout un parfois. Alors c’est dur. »

[…]

 

4. Se choisir

Aujourd’hui, ils sont cinq à participer à l’atelier théâtre. Je n’en connais que certains. Les autres sont des amis qui se sont ajoutés. Après quelques échanges et échauffements, un premier exercice s’improvise : il s’agit de dessiner dans l’espace avec le corps des autres une figure géométrique que nous leur indiquons. Les premières propositions sont étrangement confuses. Au bout de trois essais, l’un d’entre eux vient nous voir pour nous expliquer ce qui se passe : « Mon ami, il a pas été à l’école. Il sait pas ce que c’est un carré. Il faut montrer. » Alors je dessine la forme. Cercle. Triangle. Carré. Et l’exercice reprend avec ces petits dessins.

À la fin de la séance, quand nous leur demandons de se prononcer sur leur désir d’aller plus loin dans l’aventure, Diomandé commente dans un demi-sourire taquin : « Le théâtre, c’est plus dur que la sécurité : t’es debout, tu reprends – t’es debout, tu reprends. C’est pas facile ! ». Il est un des premiers à rejoindre l’équipe de la pièce. Seykou, lui, nous explique que le travail qu’il vient de trouver dans le ménage ne rend pas possible le remplacement par des amis, comme c’est le cas dans la sécurité : « Ils me préviennent à 22h de là où je dois être le lendemain à 7h. Je travaille même le dimanche. Pas de pause. Je pourrai pas faire le théâtre. J’aurais aimé pourtant ». Moustapha S., après avoir longtemps hésité, m’écrit sur WhatsApp : « Barbara, j’ai bien réfléchi. Je pourrai pas. J’ai très peur. Je suis timide. Mais il faut avoir la confiance en soi. Je suis déçu. De moi-même. De ma réponse. » En tout, ils sont quatre à ne pas pouvoir soit pour des raisons personnelles, soit à cause de la maîtrise du français, soit parce que leur travail rend impossible la certitude de pouvoir libérer le temps nécessaire pour la création de la pièce.

Ce soir-là, je vais voir Retour à Reims de Didier Eribon, mis en scène par Laurent Hatat à la Maison des Métallos. L’auteur y retrace la découverte de ce passé qu’il retrouve à la mort du père. Le HLM, le père à l’usine, la mère femme de ménage, la famille qui vote FN après avoir renié les idéaux communistes, la violence d’avoir eu honte de ça. Les raisons du départ. L’homosexualité qui avait rendu impossible la vie ici. Le départ à vingt ans. Pour s’écrire. Pour s’inventer. Sauver sa peau. J’avais déjà lu le livre. Il m’avait marquée à vif. Mais ce soir-là, quelque chose d’autre me frappe. Ce soir-là, j’entends une autre continuité. J’entends ce qui circule entre la migration sociale et la migration géographique. Les frontières ne sont pas que physiques. Bien au contraire. L’entreprise d’acculturation est la même. C’est elle qui fait résonner ce grand écart : n’être ni d’ici ni de là-bas tout en étant habitant des deux rives.

C’est ce soir-là, dans la salle de la Maison des Métallos, que je comprends cette chose intime qui me relie à mes camarades du 81. Pas seulement la mémoire de l’exil, ce souvenir encore vif du racisme envers les polonais dont me parlait ma grand-mère, mais aussi parce que le vocabulaire de la migration – celui des frontières, celui du passage, celui de la tension entre un ici et un là-bas – m’est familier : qu’est-ce que vouloir changer à tout prix ? Qu’est-ce que vouloir choisir ? Se choisir ? Et quels sont les points de détermination de cet exil plus ou moins volontaire ?

Quelques jours plus tard, je discute avec Méïté de la pièce que nous sommes allés voir : « C’était la première fois. La première fois que j’allais au théâtre. C’était un peu bizarre pour moi. En fait, c’était pas le théâtre lui-même qui m’intéressait. Mais le fait que j’allais être à la place des acteurs. C’est ça qui m’appréhendait. Je me suis dit : “J’y arriverai jamais”. C’est la première des choses qui m’est passée par la tête. »

 

5. Merci maman

Nous avons rendez-vous avec toute l’équipe pour remettre le texte et définir le programme des répétitions. Le montage s’est fini dans la nuit. En l’espace de quelques jours, fin mars, le texte de la pièce est passé de quarante à vingt-six pages. C’est la première fois que nous sommes tous réunis. Nous nous retrouvons fébriles et impatients dans la petite salle. Dans un mois, nous y jouerons le 81 avenue Victor-Hugo. Ils seront huit sur scène, huit qui seront quatre-vingt. Bamba demande si ce sera tous les soirs la même chose. Je lui réponds que oui, ce sera le même texte, celui qui se trouve dans le document, le même tous les soirs, avec les nuances et variations propres à l’art vivant.

Une lecture à voix haute s’improvise. Chacun note son nom en lettres épaisses sur la page de garde de la pièce. Quelque chose me touche infiniment dans ce geste. Mais je ne sais pas quoi. J’apprendrai plus tard que c’est grâce à la pièce qu’ils découvriront leurs histoires respectives. Au squat, on ne parle pas de son parcours, on ne parle pas de ses raisons, de son départ, de ceux qu’on a abandonnés. Chacun garde son passé dans sa poche, essaye de l’y maintenir enfoncé, ne le manipule qu’avec prudence – et puis on ne voit que ça, cette armée de fantômes, d’absents, de trop loin que chacun porte avec soi. Les innombrables téléphones qu’ils manipulent sans cesse sont là pour le dire : être connecté, c’est d’abord ne pas perdre ce lien, avec ceux qui sont là-bas, avec ceux que l’on n’a pas revus, parfois depuis sept, huit ou dix ans. Chacun a un téléphone réservé pour la famille et pour le pays : « C’est le numéro de l’urgence, me dit un jour Bamba. On m’appelle n’importe quand, jour et nuit. Je réponds. Y a que mon patron et mes enfants qui ont ce numéro. » Un soir, après l’avoir accompagné à la pharmacie pour faire soigner son panaris, je reçois un SMS de ce numéro secret. Il m’écrit en lettres capitales : « MERCI MAMAN ».

En rentrant chez moi, le soir, je découvre que le 81, avenue Victor-Hugo à Paris est l’adresse d’un somptueux immeuble du XIXe siècle, rénové en appartements de luxe dans l’une des plus belles avenues de la capitale. En lieu et place de l’antenne de Pôle Emploi d’Aubervilliers se trouve donc le haut standing où les planchers haussmanniens se monnayent autour de 13000€ le mètre carré. Cohabitation du vertige : 81, avenue Victor-Hugo, le squat – 81, avenue Victor-Hugo, l’offre prestige. Passage de l’exclusivité à l’exclusion. Des marquèteries en cerisier aux matelas dans la rue. Je voudrais écrire sur ce renversement de la violence mais il y a quelque chose de proprement inassimilable dans ces deux faces, comme si l’une ne pouvait être l’envers de l’autre.

[…]

 

7. Sans épitaphe

Dimanche 19 avril 2015. Naufrage en mer Méditerranée. Huit cent morts, vingt-huit survivants. C’est en couverture du journal gratuit qu’on m’a glissé entre les mains au moment où je m’engouffrais dans le métro. Il fait suite à un autre qui a fait presque quatre cent victimes, il y a une semaine. L’horreur joue à sa propre surenchère. Elle se concurrence dans l’effroi. Loin devant le naufrage d’octobre 2013 qui avait fait trois cent soixante-six morts, celui de septembre 2014 où cinq cent migrants moururent noyés, ces deux naufrages sont très vite épinglés par les journaux comme les plus importants du XXIe siècle.

Malgré elle, notre pièce devient d’actualité. La « question migratoire » est sur toutes les lèvres, en première page des quotidiens, à quelques jours de la première. Les chiffres sont trop importants cette fois pour rester ignorés. Presque mille deux cents morts en l’espace d’une semaine. Des Syriens, des Érythréens, des Somaliens. Disparus dans le plus grand cimetière du monde : la Méditerranée.

Le bateau a chaviré à l’approche des secours. Le mouvement de la foule en direction du cargo portugais venu leur prêter main forte a fait se renverser le chalutier sur lequel se trouvait près de neuf cent personnes. Je comprends enfin ce que Diomandé disait du bateau qu’il conduisait pour emmener des gens jusqu’à Lampedusa. La catastrophe à laquelle ils ont échappé quand tout le monde s’est précipité du côté du bateau des garde-côtes italiens et que le leur a failli chavirer. « N’allez pas tous du même bord, merde ! »

Sur les huit cent morts, seulement vingt-quatre dépouilles auront été repêchées. Les autres, plus de sept cent cadavres, sont encore prisonniers des cales de l’épave au Nord des côtes libyennes. Sur la terre ferme, là-bas, d’autres sont encore en vie, d’autres qui pensent à leur fils ou à leur fille, à leur père, à leur femme, à leur sœur ou à leur frère, partis à l’aventure, sans savoir qu’ils auront fini là. Et aucun n’imagine qu’il a fallu avant cette traversée attendre parfois un mois, parqué comme du bétail dans une ancienne usine, payer jusqu’à sept mille dollars pour se faire bastonner, humilier, transporter comme une bête, enfermer dans une cale. Le traitement des migrants est pire que celui des esclaves où un mort représentait un manque à gagner. Aujourd’hui, celui qui veut traverser peut mourir en route. Ça fait de la place. Il a déjà payé. « Quand on voit les gens qui sont partis et qui sont pas arrivés ni là-bas ni ici, ils sont où ces gens-là ? Ils sont où ? », c’est un pêcheur dans Les Messagers, le film d’Hélène Crouzillat et Laetitia Tura, qui pose cette question. Peut-être pense-t-il à ces cadavres trouvés sur les plages tunisiennes, gérés comme des déchets par les autorités. Peut-être pense-t-il que rendre justice ce n’est pas seulement décider de qui doit vivre ou mourir, c’est aussi décider du destin des cadavres. Peut-être imagine-t-il ces corps sans sépulture. Ces tombes sans épitaphes. Ces corps sans nom ni lieu. Tous ces anonymes absorbés par les vagues. Qu’ont-ils en commun ?

 

8. Dans tes bras nus

« Oh, Marie, si tu savais tout le mal que l’on me fait. Oh, Marie, si je pouvais, dans tes bras nus me reposer. » La voix de Méïté est presque imperceptible, elle hésite mais se place juste. Je suis surprise. Je ne m’attendais pas à entendre du Johnny au cours de ces improvisations. J’imaginais sans doute une chanson ivoirienne ou d’Afrique de l’Ouest. Intérieurement, je mesure ma bêtise et la tentation de l’exotisme qui va jusqu’à me faire oublier la globalisation. J’ai honte de mon étonnement. Je revois défiler les images du clip : Johnny, en soldat, dans une ville en ruines. Les doigts qui ne serrent plus la lettre. Cette même lettre en gros plan avec les paroles de la chanson. La lettre qui frôle la bien aimée. La bien aimée qui est évidemment une Blanche, une Blanche qui est évidemment une blonde, une blonde qui bien évidemment marche seule dans une forêt, et qui – c’est évident – sourit en voyant passer dans le ciel cette lettre qu’elle sait déjà lui être destinée, et qui la voit tomber, la lettre, portée par le vent, tomber à ses pieds sur le joli chemin de la jolie forêt, et qui la lit, c’est évident, avec toute l’émotion que peut fabriquer la bien aimée blonde et blanche seule dans la forêt avec la jolie lettre. Le clip à l’époque m’avait semblé débile, presque autant que la chanson. Tout à fait le genre à faire pleurer l’adolescente en mal d’émoi. Le grand corps de Méïté, comme caché dans son immense sweet-shirt, fait résonner timidement Johnny. « Évanouie, mon innocence, tu étais pour moi ma dernière chance. Peu à peu, tu disparais malgré mes efforts désespérés. » Je revois son visage quand il découvre son texte : « C’est mon fils qui me donne la force de continuer. Il est à Abidjan. Quand je l’ai quitté il avait trois ans. Je veux juste lui donner ce que j’ai pas eu. C’est tout. C’est pour ça. Il faut que ça marche. » Je me souviens de ses mots : « Pourquoi vous avez mis ça ? ». Je m’entends répondre plus trop sûre que c’est un moment important de la pièce parce que ça raconte ses raisons à lui, ce qui le fait tenir, un point d’amour absolu.

« – Non. Mais rien que quand je le lis j’ai un coup de couteau. Alors le dire. Et le redire tous les soirs.

– Vraiment Méité, si tu ne veux pas en parler on peut enlever ce passage.

– Non, c’est pour mon fils que je le dis. »

« Et rien ne sera jamais plus pareil. J’ai vu plus d’horreurs que de merveilles. » C’est tellement beau et tellement simple que j’ai juste envie de chialer. Envie de le prendre dans mes bras. Envie de tout arrêter. Je me dis que Johnny quand même c’est dingue et que c’est peut-être sa gueule de vieux rocker blond super viril qui me coupe toute émotion. Parce que là, les hommes sont devenus fous à lier, je donnerais tout pour oublier, ça me retourne tout simplement. Et pendant que je suis encombrée comme une gamine par une vague de nostalgie que je ne pensais pas voir surgir ici, Ibrahim se joint à nous. Lui veut devenir chanteur. Il a déjà son nom de scène : Ib le sacré. La discussion dérive très vite sur Alpha Blondy et Tiken Jah Fakoly : « Tiken Jah, c’est un vrai. Il fait beaucoup pour la Côte d’Ivoire. Ça, il faut le reconnaître. Il a construit des écoles, des choses, tout tout. » Le soir, en rentrant dans mon provisoire chez moi parisien, je réécoute les albums de Tiken Jah qui ont bercé une bonne partie de mon adolescence. À l’époque, je ne sais rien des massacres et des troubles politiques en Côte d’Ivoire, je ne sais rien de Paris et des sans-papiers, j’ai la vie sans épaisseur d’une lycéenne de Bourg-en-Bresse mais je me rappelle avoir chanté avec mon frère « Quitte le pouvoir » et « Plus rien ne m’étonne » sur la route de nos soirées improvisées. Internet enchaîne pour moi les tubes. C’est lui qui balance dans le salon : « Ouvrez les frontières, ouvrez les frontières. Vous venez chaque année, l’été comme l’hiver. Et nous on vous reçoit, toujours les bras ouverts. Vous êtes ici chez vous. Après tout, peu importe. On veut partir alors ouvrez-nous la porte. »

 

9. Tyson

Aujourd’hui, j’accompagne Bamba chercher Tyson. Cela faisait plusieurs jours que nous parlions de la nécessité d’un chien au plateau. Bamba est le seul à posséder encore des chiens. Chaque nuit, il patrouille dans Aubervilliers. C’est lui qui garde la ville quand elle s’endort. Il y a deux jours, il est venu en répétition avec Kaizer. Son berger allemand. Quand, il arrive, je découvre la teigne : les pattes sont pelées jusqu’au poitrail, rouges, gonflées. Le vétérinaire nous apprend que la contamination est directe et indirecte. Les spectateurs, les comédiens, toute l’équipe pourrait être contaminés. Il faut trouver une autre solution en attendant de le guérir. Ce sera Tyson. Le second chien de Bamba. C’est lui que nous partons chercher au 22, rue Colonel-Fabien parce que Bamba le prête à un collègue qui vit là-bas.

Sur le chemin, il me parle de la manière de dresser le chien : « Tu tapes. Tu le frappes d’abord. Après il t’obéit. Tu marches aussi sur ses pattes pour qu’il marche au pied ». Il parle de ça avec innocence. Comme les enfants qui vous expliquent comment arracher les ailes des libellules ou les pattes des grenouilles pour comprendre le fonctionnement des muscles. En l’écoutant me reviennent en mémoire les vidéos souvent violentes que certains aiment regarder pendant les répétitions. Je pense à ce court film publié sur sa page Facebook : on y voit un chien, encore vivant, suspendu par les pattes, dépecé sur près de la moitié du corps, un homme avec un couteau essaye de lui couper la queue tandis qu’il se débat. Publiée par Javier Alexander Rumba, un colombien suivi par plus de cinquante mille followers, cette vidéo a été vue plus de neuf millions de fois. Sous le post est écrit : « PARA MATAR A ESTE GRAN HIJO DE LA MAS PUTAAAA ». Je ne sais pas ce que Bamba pense de cette vidéo quand il la publie. Si, comme Javier, il voudrait tuer le fils de pute qui fait subir ça à cet animal ou si quelque chose le fait rire dans cet air de saucisse empêchée sanguinolente qui se débat au bout du fil. Je ne sais pas quel rôle jouent pour eux ces vidéos. Exutoire ? Pansement ? Passe-temps ? La réponse se trouve peut-être dans cet autre post publié sur le mur de Bamba : « Une vie de merde dans un monde de merde… D’autres personnes sauront nous donner de la valeur ». Bamba n’a pas liké. C’est Laguy qui l’a identifié en publiant le message. Sans doute n’était-il pas d’accord avec lui. Mais peut-être ces films rendent-ils plus supportable, car plus partagée, la violence à laquelle ils sont confrontés chaque jour.

Quand j’arrive au 22 – ce qu’ils appellent « le grain » –, ils sont trois à parler devant la porte, un quatrième est assis sur un fauteuil éventré. À vrai dire, il n’y a pas de porte. Pas plus qu’il n’y a de vitre aux fenêtres de ce petit immeuble de trois étages. Des bâches et des sacs poubelles noirs ont été agrafés aux montants. On y entre en les enjambant. Bamba explique que nous sommes venus chercher le chien. Il s’engouffre et disparaît dans le couloir. Je retrouve brusquement ce sentiment de la première fois au 81. La brutalité de l’étrangeté. J’attends dans le hall. Je ne sais pas combien vivent ici. « Ici on dort à beaucoup. Plus qu’au 81. Vingt par pièce au grain » me dira Bamba en sortant. Je ne sais pas quoi faire de moi. Je voudrais disparaître. Il y a les cris des chiens. Je ne les vois pas. Je vois seulement les cages d’où sortent tous ces cris. Les cages, ce sont les chiens. Les cris, les chiens encore. Tyson doit être ailleurs. Je vois émerger des petites pièces aveugles et sombres de nombreuses silhouettes, endormies, en tenue de sécurité, qui s’en vont ou reviennent du travail. Je comprends pour la première fois le sens de l’expression de Koné, à propos du 81, avenue Victor-Hugo : « Ici, c’est une occasion en or, il faut en profiter. » Là, les murs menacent de s’effondrer. Les fils électriques pendent dans le hall. Des bastions de mouches volent un peu partout. Le bric-à-brac des cartons et des planches tente de réparer ce qui n’est que trou et gravât.

Les bidonvilles des années 70.

Ils sont là.

Encore.

Sous un autre visage.

Rien n’a changé depuis quarante ans.

Sauf qu’à l’époque, l’État venait chercher les étrangers. Parce qu’il fallait reconstruire la France. Aujourd’hui, cette France qu’ils ont construite, enrichie, développée, leur ferme la porte.

Immobile dans le hall du 22, je me rappelle quand Diomandé m’a raconté la venue de la SPA au squat : « Ils ont verbalisé les gens. Ils ont pris tous les chiens. Ils ont dit : “Les chiens sont maltraités. Ils ne dorment pas bien. Ils sont pas bien entretenus.” » Au 81, avenue Victor-Hugo de Paris, les chiens sont sans doute lavés et toilettés deux fois par semaine. Ici : ils sont trop nombreux. Ils vivent comme leurs maîtres. Dans la promiscuité et la violence. Je pense à leurs aboiements. À leur aliénation. À cette domestication dont ils sont l’image et le témoin. Je pense aux cris. Aux cages. Aux cadenas sur les cages. Et aux chiens qui ne sont plus que des cages. Aux cages que font les hommes. Aux hommes qui sont en cage. Aux maîtres qui font les chiens. À cette proximité de l’homme et de la bête. À Koné qui avait ajouté : « Moi, quand je suis venu nouvellement en France mon premier boulot c’était maître-chien. Quand on m’a donné le chien, je vois que le chien il a des papiers. On connaît même son père, sa mère, sa grand-mère. Je dis : “Mais attends : c’est un chien qui a des papiers !” Et quand il y a contrôle, tu donnes les papiers du chien ! La police dit : “Monsieur papier”. Et toi, tu donnes les papiers du chien. Et parce que tu as les papiers du chien, ils ne t’emmènent pas au poste. Tu t’en vas, ils te laissent tranquille, parce que les papiers du chien portent ton nom. Les chiens, c’est comme ça en France : y a la race de son père, de sa mère, de son grand-père, de sa grand-mère, mais nous par contre on n’a rien. »

Je suis toujours dans le hall. J’attends Bamba. Et pour l’instant, il n’y a que les cris. Les cris et les visages ensommeillés qui ne cessent de sortir et de rentrer. Je le vois enfin arriver. Avec son sourire de gamin qui aurait grandi trop vite. Il est accompagné d’un énorme rouquin, Tyson. Un chien de combat qui à tout l’air d’un buffle. Sans réfléchir je me penche pour le caresser. Il manque de peu de m’arracher la main. Un coup de laisse le ramène au pied. Nous nous remettons en route pour le théâtre. Deux saluts, trois poignées de main. Nous sortons du 22. Nous allons revenir au théâtre. Nous avons le molosse. Nous avons Tyson. Champion incontesté catégorie poids lourd. The Baddest Man on the Planet. Cinquante kilos de viande sèche. Assise sur quatre pattes. Tenue en laisse pour le meilleur et pour le pire.

 

Crédit photo bandeau : © Christophe Raynaud de Lage.

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