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Ces derniers mois, la médiatisation des violences sexuelles faites aux femmes a atteint l’élite politique : affaire DSK, affaire Tron ont tenu une bonne place dans les médias. Déplacement significatif du problème, puisqu’auparavant, le traitement médiatique des violences sexuelles s’était focalisé sur les banlieues, présentées comme le lieu de tous les dangers pour les jeunes femmes. Ainsi, en septembre 2010, la programmation de La Cité du Mâle, documentaire de Cathy Sanchez produit par Dock en Stock pour Arte présentait un tableau particulièrement outrancier de la situation : énumération macabre des meurtres et violences sexuelles subies par les jeunes femmes en particulier racisées[1] en banlieues, à l’exclusion de tout autre lieu, vocabulaire spécifique (« lapidation », « immolation »), portraits très fabriqués de jeunes hommes arabes violents[2]. Mais entre ces deux manifestations des violences inadmissibles faites aux femmes, rien de commun dans l’analyse qui en est dressée par les médias et la plupart des intervenants politiques : la culpabilité de DSK est apparue très improbable, voire impensable, et la contre-offensive de ses avocats mettant en cause sa victime a été accueillie avec soulagement. Si les faits sont avérés, ils traduiraient le penchant de séducteur de son auteur ou éventuellement ses problèmes psychologiques : un complot, un malentendu ou une déviance mais en aucun cas le résultat d’un système de domination. L’irruption de l’affaire Tron, accusé de viols en réunion, ne conduit à aucune généralisation sur le machisme des hommes français blancs, particulièrement en situation de pouvoir. Aucune conclusion n’en est tirée concernant la civilisation occidentale, il s’agit de cas individuels. Rien de tel en ce qui concerne les violences en banlieue : l’énumération des faits fait système. L’explication coule de source : la violence renvoie à l’image d’un homme étranger vu comme forcément barbare, le musulman incarnant ce rôle actuellement. Toute une série de stéréotypes attachés à l’islam sont mobilisés dans ce sens : arriération des mœurs faisant courir de graves dangers à la société moderne, traditions machistes et patriarcales (excision, lapidation, polygamie, etc.).

Cette vision de l’homme étranger barbare permet aux hommes blancs de se positionner en sauveur à la fois des femmes étrangères oppressées mais aussi des femmes blanches qu’ils présentent comme potentiellement menacées par cette oppression. Cela a plusieurs conséquences néfastes. La première est de faire des femmes un enjeu de pouvoir entre les hommes et de les mettre en position d’objet (à libérer, à émanciper) au lieu de les voir comme des sujets. La seconde conséquence est la stigmatisation de celles qui portent les signes de la barbarie.

Cette différence de traitement nous interpelle en tant que féministes : c’est un des multiples exemples où le sexisme est utilisé comme le marqueur d’une différence culturelle irréductible entre la « civilisation occidentale » émancipée, et l’islam porteur de régression en matière d’égalité hommes-femmes. C’est pourquoi il nous semble pertinent aujourd’hui de parler d’instrumentalisation raciste du féminisme dans le sens où le féminisme est intégré puis transformé, et perverti. Cette expression signifie que le « label » féministe est instrumentalisé et non le mouvement dans son ensemble ni celui des années 1970 ni celui d’aujourd’hui. Elle soulève pour le mouvement féministe un défi stratégique qui nous semble bien peu pris en compte en France actuellement : comment être féministe aujourd’hui sans servir d’alliés involontaires aux discours et projets racistes ? Comment proposer un féminisme inclusif, pour toutes les femmes, et non pas seulement pour celles qui ne subissent pas l’oppression raciste ? En un mot, comment être porteur d’un projet d’émancipation pour toutes les femmes quand le discours de l’égalité hommes-femmes est régulièrement détourné pour stigmatiser une partie d’entre-elles ?

Il ne suffit donc pas de dénoncer le racisme mais de construire une riposte féministe à cette perversion de notre lutte. C’est dans cette perspective que nous voulons ici étudier les mécanismes de l’utilisation du discours féministe par la droite et l’extrême droite dans la stigmatisation des populations musulmanes qui suscitent de nombreuses discussions aujourd’hui dans les rangs féministes majoritairement blanches et de classes moyennes[3] en France[4]. Cela nous conduit à nous interroger sur les racines de cette instrumentalisation, à partir des années 1980, avec l’institutionnalisation du féminisme. Puis au positionnement des féministes face à cette question stratégique pour proposer enfin des pistes d’orientation stratégique.

 

 

La perversion du discours féministe par l’extrême droite et la droite

 

La droite et l’extrême droite n’hésitent pas aujourd’hui à reprendre le discours féministe.

 

 

Le « relooking » du FN

 

« J’entends de plus en plus de témoignages sur le fait que dans certains quartiers, il ne fait pas bon être femme ni homosexuel […] »[5] s’insurgeait Marine Le Pen dans un discours prononcé à Lyon en décembre 2010. Cette déclaration fait écho à plusieurs prises de position de sa part concernant le PACS ou le droit à l’avortement, qu’elle a affirmé ne pas vouloir abolir si elle arrivait au pouvoir. Prenant ainsi à rebrousse poil une partie de son électorat, son attitude est l’une des facettes du « relooking » du FN. Mais qu’on ne s’y trompe pas, le programme du FN n’a pas changé pour autant : son programme sur la défense de la famille française est axé sur la mise en place d’un revenu parental dès le premier enfant visant implicitement le retour des femmes au foyer et l’affirmation du droit à la personne dès la conception qui remet en cause l’IVG. Il interdit clairement tout mariage ou adoption homosexuels. Quand Marine Le Pen prend la défense des femmes et des homosexuels dans «certains quartiers» il s’agit donc clairement d’une perversion du discours féministe et LGBTI qui poursuit différents objectifs : rallier un électorat nouveau et allonger la liste des « victimes » de la religion musulmane identifiée comme la source de l’oppression : « Je réitère qu’un certain nombre de territoires, de plus en plus nombreux, sont soumis à des lois religieuses qui se substituent aux lois de la République »[6] déclare-t-elle dans la suite de son discours.

 

 

La politique de la droite

 

La politique menée par l’UMP au pouvoir s’inscrit dans la même logique. D’une certaine manière, le gouvernement tient un discours de défense des droits des femmes. Ainsi, la loi « relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants » du 9 juillet 2010 reprend-elle une revendication ancienne du mouvement féministe, dont un certain nombre d’associations (CNDF, FNSF, Femmes pour le dire, Femmes pour agir, Femmes solidaires, ADFEM, Le Planning familial, Amnesty international – Commission Femmes et ECVF) ont d’ailleurs été auditionnées dans le cadre de l’élaboration de la loi. Ces associations ont ensuite exprimé leur déception devant son contenu définitif, en retrait par rapport à leurs ambitions, mais elles ont cependant mis en place à l’automne 2010 un comité de vigilance pour son application[7], ce qui montre que la loi est évaluée comme une avancée du point de vue des droits des femmes et c’est ainsi d’ailleurs qu’elle est perçue à une large échelle. Il faut s’interroger sur la logique politique d’un gouvernement qui d’un côté affiche cette posture de défense des droits des femmes et de l’autre, mène une politique sociale qui aggrave considérablement leur situation : remise en cause de l’IVG par la baisse des crédits, réformes des retraites qui pénalise en premier lieu les femmes… Comment expliquer une telle ambivalence ? Les mesures proposées pour lutter contre les violences faites aux femmes relèvent pour l’essentiel de la protection des victimes et surtout de la répression des coupables, sans que soit mise en place une réelle politique de prévention. Dans cette logique, la violence est considérée comme le fait d’individus dangereux et déviants, mais en aucun cas comme le résultat d’un système de domination patriarcale. En effet, dans cet esprit, la République française ayant adopté le principe de l’égalité hommes-femmes ne connaîtrait pas en son sein la domination masculine. C’est en tout cas le constat que faisait Nicolas Sarkozy le 8 mars 2011 à l’occasion de la journée internationale des femmes : celle-ci est « sympathique », mais pas « essentielle » puisqu’aujourd’hui « la vie des femmes ressemble à la vie des hommes ; les choses ont changé considérablement. »[8] La menace vient donc d’ailleurs, des autres et plus précisément de l’islam : « prenons garde de ne pas offrir aux adversaires de la démocratie, de la dignité et de l’égalité entre les sexes l’opportunité d’une victoire qui mettrait notre société dans une situation bien difficile »[9] déclarait ainsi Nicolas Sarkozy pour défendre la loi interdisant le port du voile intégral. Ainsi s’articule le discours de la droite : la défense des droits des femmes qui sont par ailleurs attaqués par la politique d’austérité mise en œuvre est opportunément invoquée comme alibi pour légitimer le discours raciste.

 

 

Une instrumentalisation qui vient de loin

 

Déjà, en 1993, Charles Pasqua utilisait le prétexte de la lutte contre la polygamie pour mettre en œuvre des mesures racistes à travers les lois dites « Pasqua » restreignant l’accès à la nationalité. Depuis, c’est la surenchère. Nina Power le constate à propos des États-Unis dans La Femme unidimensionnelle : « la manière dont, au cours de la décennie passée, les républicains ont usé et abusé du terme « féminisme » nous donne une ahurissante leçon d’opportunisme linguistique en matière politique. Alors que jadis la droite aurait mis dans le même sac les pédés, les gauchistes, les féministes, les pacifistes et autres déviants, alors qu’elle les aurait tous traités en ennemis intérieurs, quand il lui a fallu justifier l’invasion de l’Afghanistan, elle a soudain extrait le langage du féminisme de la poubelle de l’histoire, pour la brandir en tant que valeur spécifiquement « occidentale« . « Le respect des femmes […] peut triompher au Proche-Orient et au-delà« , s’écria Bush devant les Nations Unies, oubliant peut être que, le jour même de son accession à la présidence, il avait coupé les vivres aux associations internationales de planning familial qui offraient services et conseils en matière d’avortement. »[10] Tout cela, bien sûr, sans se préoccuper des campagnes que menaient les féministes musulmanes sur le terrain : « la dernière chose dont elles avaient besoin, c’était que les droits des femmes soient brandis comme l’instrument des envahisseurs, des occupants et des impérialistes culturels ».[11]

Ainsi, l’extrême droite et la droite ont repris à leur compte une partie du discours féministe non pas pour défendre effectivement les femmes, mais comme un critère de différenciation qui sert à dresser une barrière entre « nous », société occidentale égalitaire et émancipée et « eux », islam oppresseur et menaçant.

 

 

De l’institutionnalisation du féminisme à l’échec de l’intégration

 

Comment le discours de l’égalité hommes-femmes, considéré pendant longtemps comme subversif, a pu ainsi être approprié et utilisé par les gouvernements occidentaux ? A quoi sert cette appropriation ? Quelles en sont les conséquences pour le projet féministe ?

 

 

Institutionnalisation du féminisme et modèle d’intégration à la française

 

À partir des années 1980, une bonne partie du mouvement féministe s’est institutionnalisée, à la faveur de l’arrivée de la gauche PS-PC au pouvoir et d’une législation progressivement obtenue permettant une mise en œuvre partielle des revendications que les féministes avaient portées. Certaines chercheuses, telle Anne Revillard, vont jusqu’à parler de « féminisme d’Etat », concept qu’elle définit comme « les activités des structures gouvernementales qui sont formellement chargées de faire avancer le statut et les droits des femmes ».[12] Élaboré dans un premier temps au Danemark, en Suède et en Australie, le recours à la notion de « féminisme d’État » se pose aussi pour la France, tandis qu’Yvette Roudy devient ministre des Droits de la femme. Françoise Thébaud, dans Un féminisme d’État est-il possible en France ? L’exemple du ministère des Droits de la femme, 1981-1986, nous invite à la nuance sur la question, évoquant les difficultés d’Yvette Roudy dans la mise en œuvre de ses réformes[13].

À la fin des années 1980, dans un contexte d’offensive idéologique libérale, le féminisme militant était présenté comme une bataille d’arrière-garde : l’égalité des droits étant obtenue, s’ouvrait soi-disant une nouvelle ère de relations hommes-femmes apaisées. Des intellectuelles comme Mona Ozouf ou Irène Théry sont très représentatives de cette conception. L’idée de l’égalité hommes–femmes devenait donc consensuelle, mais d’une manière très paradoxale, puisque ce consensus niait le maintien des discriminations et des stéréotypes sexistes.

Parallèlement, dans cette même période, se construit un discours de l’intégration républicaine s’appuyant sur l’idée de l’universalisme de la société française. Ce discours a été accueilli avec espoir par la population immigrée, qui se féminise à la fin des années 1970 avec le regroupement familial et l’installation définitive en France des travailleurs immigrés et de leurs descendant·es. Les Cahiers du féminisme, en 1983, se font par exemple l’écho de cet enthousiasme avec le témoignage de Yamina, jeune femme née en France de parents marocains qui se bat pour poursuivre ses études comme « échappatoire » à la vie qui lui est tracée par sa famille plutôt « traditionnelle » : rester à la maison en attendant le mariage. L’école est pour elle un lieu de libération où elle considère qu’elle ne vit ni discriminations ni racisme.[14]

L’adhésion au modèle de la « femme libérée » devient alors un critère important mesurant le degré d’« intégration ». C’est le cliché paternaliste teinté de néocolonialisme de la « beurette émancipée » mise en avant par SOS Racisme, puis par Ni putes ni soumises ou son dernier avatar, Ni violée ni voilée. Le corps des femmes et leur sexualité deviennent un enjeu majeur de ces rapports sociaux, comme en témoigne l’ampleur des débats sur le port du foulard.

 

 

L’échec du modèle d’intégration

 

Malheureusement, les promesses de l’« intégration » s’évanouissent souvent devant celles qui y croient, engendrant déception et contestation. Christelle Hamel, dans une étude sur des descendantes de migrant·es du Maghreb et la virginité[15] en 2006 décrit ainsi finement le changement de la perception par ces jeunes femmes du modèle d’« intégration ». Quelle que soit en effet leur attitude vis-à-vis du principe de virginité, les jeunes femmes interrogées expriment clairement leur scepticisme vis-à-vis du modèle « occidental » de sexualité. Ainsi, celles qui revendiquent le principe de virginité « soulignent que la liberté sexuelle dont bénéficient « les Françaises » n’implique pas forcément que les garçons les respectent. À l’inverse de ces dernières, elles disent parvenir à se faire respecter grâce au principe de virginité qui leur permettrait d’évaluer les intentions des garçons. En cela, elles égratignent les discours faisant de « la liberté sexuelle des femmes » le signe de « la modernité française » et de la virginité celui du « traditionalisme arriéré » des familles maghrébines. »[16] Quant à celles qui décident de transgresser, elles portent également un regard critique et « pensent leur sexualité par opposition aussi bien au sexisme attaché à la virginité qu’au sexisme qui enjoint aux femmes « occidentales » de se conformer aux désirs masculins ».[17] Christelle Hamel décrit enfin le parcours de trois jeunes femmes qui quittent le domicile parental pour fuir une éducation jugée trop sévère. « Elles décidèrent donc de partir, en rejetant tout ce qui venait de leurs parents : la religion, les valeurs de l’honneur et de la virginité, et même l’identité arabe. Elles insistaient alors sur leur identité française pour revendiquer plus de liberté. Elles semblaient avoir pleinement intégré l’idée que leur oppression était le produit de leur culture d’origine et qu’aucune « Française » ne pouvait vivre une situation comparable. » Mais leur départ s’assimile plutôt à une descente aux enfers : discriminées dans l’emploi, elles deviennent sans-logis et subissent dans la rue des viols à répétition, faisant ainsi l’amère expérience du sexisme bien réel de la société française. « Autant dire que l’appel à s’émanciper n’est pas suivi d’une meilleure « intégration des filles » ». Logique d’un système qui ne s’intéresse pas réellement au sort des jeunes femmes présentées comme les victimes d’une culture oppressive dont l’intégration à la « culture française » pourrait seule les libérer, mais qui utilise en réalité le discours de l’émancipation à des fins stigmatisantes et finalement racistes.

En effet, ce « modèle d’intégration » proclamé universel n’est finalement qu’un leurre. Les défenseurs du « modèle républicain » mettent souvent en avant le fait qu’il n’a jamais pratiqué de discrimination raciale légale, à la différence des États-Unis par exemple. Cette idée est à remettre en cause, d’une part parce que la législation coloniale a maintenu jusqu’en 1946 un code de l’indigénat qui a forcément des implications quand la majorité des immigrés proviennent de l’ancien Empire colonial, d’autre part parce que cet « universalisme », l’égalité des individus « sans distinctions », masque une domination culturelle raciale bien présente mais non dite parce que le racisme et son déni structurent en profondeur la société française. L’« universel » invoqué fonctionne comme un déni des discriminations.

Au final, cette situation a des conséquences importantes pour un projet d’émancipation des femmes.

Tout d’abord, fondamentalement, une telle « intégration » n’est possible que pour des individus rejetant dans le même temps leurs origines, leurs quartiers, etc. Cette logique individuelle vient contredire toute possibilité d’une émancipation collective et auto-organisée des femmes racisées.

De plus, les expériences vécues par les femmes varient selon leurs positions dans les rapports sociaux de genre, de classe et de race. Pour reprendre l’exemple du rapport à la virginité, l’attitude des descendantes de migrant·es du Maghreb vis-à-vis de cette tradition (réinventée dans le contexte de l’immigration) est notamment guidée par le fait que « maintenir la tradition est surtout pour les jeunes une manière d’exprimer leur loyauté et leur solidarité avec leurs parents, dans un contexte où le groupe majoritaire ne cesse de dénigrer ces derniers ».[18] C’est pourquoi toutes les femmes ne vivent pas la même expérience du sexisme, certaines étant enjointes à jouir sous peine d’être considérées comme frigide tandis que d’autres le sont à rester vierges jusqu’au mariage, par exemple.

Enfin, proposer aux « femmes issues de l’immigration » un « modèle d’émancipation » consistant à adopter le mode de vie et les valeurs de la société occidentale peut conduire à exiger d’elle, par la même occasion, de cautionner la stigmatisation dont leur communauté fait l’objet. L’exemple-type de ce phénomène est Fadela Amara qui a choisi de participer à un gouvernement qui multiplie les lois racistes. Plus généralement, les femmes racisées sont prises entre deux feux et enjointes soit de « s’occidentaliser » pour être considérées comme des femmes libérées, soit de n’être perçues que comme des victimes soumises. Ces assignations identitaires les placent face à des choix problématiques entre refus du racisme et refus du sexisme.

Loin de l’universalisme, c’est donc la « racialisation du sexisme » qui opère pour conduire au « sexisme identitaire puisqu’il s’inscrit dans un processus défensif vis-à-vis du racisme » comme le souligne Christelle Hamel.[19]

 

 

À quoi sert l’instrumentalisation du féminisme ?

 

« choc des civilisations » et nouveau visage du racisme

 

Les discours instrumentalisant le féminisme aujourd’hui sont finalement le nouveau visage de ceux de l’« intégration » des années 1980. Si les thématiques se sont déplacées, les ressorts en sont les mêmes. À la faveur du « choc des civilisations », le racisme s’est reconstruit autour du thème de la différence des cultures, plus présentable que le racisme « naturel » et désignant l’islam comme ennemi principal. C’est l’apologie de la guerre contre le terrorisme, dont les gouvernements occidentaux font chacun un usage à leur façon. La France, et plus généralement l’Europe, l’utilise davantage à des fins de politique intérieure, comme le développe Éric Fassin : « L’Europe propose toutefois une déclinaison particulière de cette rhétorique : en effet, dans un contexte marqué par la restriction de l’immigration davantage que par la guerre contre le terrorisme, il s’agit non pas d’exporter « nos » valeurs, mais plutôt de les préserver. Autrement dit, la ligne de partage entre « eux » et « nous » apparaît de ce côté de l’Atlantique comme une frontière intérieure qui divise les espaces nationaux en fonction des cultures d’origine : la démocratie sexuelle définirait la limite entre les centres-villes et les banlieues. Aussi ne faudrait-il pas réduire les controverses autour du voile islamique ou des violences sexuelles, en raison de leur tonalité républicaine, à quelque singularité française : un peu partout en Europe, la différence entre « nous » et « eux » tient aujourd’hui à la manière dont les uns et les autres sont réputés se conduire avec les femmes. »[20] S’attachant à l’homophobie, Éric Fassin arrive à une conclusion qui s’applique tout aussi bien au sexisme : « Il ne s’agit donc pas de taire l’homophobie des cités ; mais de la dire sans la renforcer, il convient de déjouer les pièges d’une rhétorique qui, en opposant « eux » à « nous« , condamne les premiers à se définir en opposition aux seconds, comme en réaction à la bonne conscience, non dénuée de racisme, d’une démocratie sexuelle dont l’exigence n’est hélas, le plus souvent, imposée qu’aux autres. »[21]

L’instrumentalisation de l’égalité hommes-femmes s’appuie donc sur la rhétorique du « eux » et du « nous » : « nous » on ne voile pas les femmes, « eux » le font, « nous » on ne lapide pas les femmes, « eux » le font, « nous » on ne les viole pas ou seulement par déviance psychique, « eux » le font par nature, etc. En plus de resserrer les liens de la communauté des blancs en désignant un bouc-émissaire, cette rhétorique remplit deux fonctions : donner un visage acceptable et une justification morale au racisme et dédouaner la société française de son propre système patriarcal.

 

 

L’émergence du « femonationalism »[22]

 

Au-delà des ressorts du discours, il nous semble primordial de chercher à comprendre les objectifs de l’idéologie dominante lorsqu’elle a recours à la perversion du féminisme : ne s’agit-il pas, pour elle, de renouveler son panel de valeurs pour construire une identité nationale particulière qui ne peut souffrir le « eux » ? Sara R. Farris, auteure du concept de « femonationalism », décrit l’alliance contemporaine entre les discours des féministes occidentales et les mouvements nationalistes et xénophobes sous le drapeau de la guerre contre le voile et le patriarcat musulmans. Bien qu’il s’agisse de l’instrumentalisation des luttes LGBTI, l’exemple de l’affiche, mettant en avant un coq à l’occasion de la Marche des Fiertés 2010 est révélateur de ce phénomène. Les Lesbiennes of colors[23] ne s’y trompent pas lorsqu’elles dénoncent : « Pourquoi donc un coq ? Pourquoi lier le patriotisme, le nationalisme, l’identité nationale… et, pourquoi pas, la « préférence nationale« , aux espaces LGBT censés éviter des schémas et des discours d’oppression ? […] Par cette affiche, l’inter-LGBT signe son adhésion au racisme ambiant, décomplexé […] Tout un contexte nauséabond qu’il faudrait dénoncer au lieu de détourner des emblèmes nationaux en l’occurrence un coq. »[24]

Le « femonationalism » et l’« homonationalisme » s’intègrent dorénavant aux propagandes gouvernementales de l’Occident. Sirma Bilge évoque à ce propos l’exemple du Québec ou le Conseil du statut de la femme « a recommandé en 2007 au gouvernement provincial d’amender la Charte québécoise des droits de la personne pour y instaurer une hiérarchie entre les motifs de discrimination prohibés de façon à primer l’égalité des sexes sur la liberté religieuse. En demandant au gouvernement de déclarer haut et fort que l’égalité entre les sexes est une valeur collective et un « marqueur de l’identité québécoise », le Conseil affirme en creux que la liberté religieuse est moins importante. »[25] Finalement, le corollaire de la racialisation du sexisme conduisant au sexisme identitaire est la racialisation du féminisme conduisant au « femonationalism ».

 

 

Les féministes face à l’islamophobie

 

Comment les féministes répondent-elles à cet enjeu ? On considère ici comme féministes toutes celles qui interviennent publiquement à ce titre, sans prétendre à l’exhaustivité.

 

 

Le ralliement

 

Le discours islamophobe de l’extrême droite et de la droite parvient de plus en plus à faire des adeptes dans les rangs des féministes de la gauche et même de l’extrême gauche. Depuis quelques temps déjà, Anne Zelensky, « féministe historique » accuse l’islam de tous les maux au travers de Riposte laïque. Elle développe l’idée que « la culture machiste venue d’islam est une grave menace pour notre difficile marche vers plus d’égalité des sexes. […] Je ne peux accepter que sur ce territoire de France, où des décennies de luttes ont réussi à faire reculer la discrimination sexiste, une idéologie venue d’ailleurs tente d’imposer ses modèles archaïques de séparation des sexes et d’oppression des femmes. Le respect élémentaire du territoire de l’autre et de ses us, impose de ne pas mettre en avant des coutumes qui les bafouent : polygamie, mariages forcés, port des voiles, relégation et mépris des femmes, soumission aveugle à une religion particulièrement obscurantiste. »[26] C’est bien l’opposition entre le « eux » et « nous » qui est reprise ici. Au nom du féminisme, parce que le « eux » menace nos acquis, il s’agit maintenant pour elle de faire la guerre à l’islam par tous les moyens. Le glissement s’est opéré. L’islamophobie fait son chemin sur le terreau du féminisme. Dernier avatar en date : Fabien Engelmann, ex-militant de LO puis du NPA et de la CGT, est passé au Front National sur la base de l’islamophobie, considérant entre autre que Marine Le Pen est « la seule à défendre véritablement la loi de 1905, à dénoncer la banalisation du halal et les prières illégales sur la voie publique. » et que « le voile est un symbole de soumission de la femme, totalement à l’opposé du principe de l’égalité des hommes et des femmes, contraire à notre modèle civilisationnel et à nos valeurs progressistes. »[27]

Il n’est pas question pour Anne Zelensky de parler d’instrumentalisation du féminisme dans la mesure où le féminisme qu’elle défend est ouvertement raciste. Il n’a pas été approprié par d’autres pour servir une autre cause, c’est bien elle qui en fait directement usage ainsi.

 

 

L’appropriation du modèle « eux » – « nous »

 

La polémique récente par presse interposée, autour du « féminisme à la française » est l’exemple le plus flagrant de l’intégration de ce modèle. À travers l’affaire DSK, les conceptions soutenues, entre autre par Mona Ozouf[28] en 1995 dans Les mots des femmes[29], ont resurgi. En effet, dans cet ouvrage, elle développe l’idée d’un « féminisme modéré » et se félicite qu’en France, prédomine « un commerce heureux entre les sexes », hérité des salons aristocratiques. Plus récemment dans Le Monde, Irène Théry[30] défend un « féminisme à la française » qu’elle qualifie d’« universaliste » et considère que ce dernier doit refuser « les impasses du politiquement correct, veut des droits égaux des sexes et les plaisirs asymétriques de la séduction, le respect absolu du consentement et la surprise délicieuse des baisers volés ». Très justement, Joan Scott[31] soulève la contradiction que l’on peut observer entre le consentement et « la surprise des baisers volés ». Dans tous les cas, ce que ces discours démontrent c’est que l’on trouve des excuses au « nous » en la personne de Dominique Strauss-Kahn tandis que Nafissatou Diallo, représentante du « eux » n’a pas de crédit à leurs yeux en tout cas pas à ceux d’Élisabeth Badinter qui s’empresse de s’offusquer de la cabale et l’injustice qui s’abattraient sur DSK, et de dénoncer les mensonges supposés de sa victime[32]. La solidarité entre femmes s’arrête là où commence celle entre gens du même monde.

 

 

La majorité silencieuse

 

Une telle complaisance ne se retrouve pas chez les grandes associations des féministes de gauche, qui ont clairement pris position dans l’affaire DSK. Par ailleurs, Suzy Rojtman, du CNDF[33] écrit dans une tribune pour l’hebdomadaire Tout est à nous ! : « Le Front national va bientôt se déclarer le meilleur garant des droits des femmes. Non contente d’instrumentaliser la laïcité pour dégainer son discours anti-islam, Marine Le Pen prétend vouloir se battre contre les inégalités salariales et pour la parité, thèmes qui étaient jusqu’à aujourd’hui totalement étrangers au FN. »[34]

Mais ce constat ne conduit à aucune campagne particulière. La question du racisme est singulièrement absente de leurs publications. Ainsi, sur le site du CNDF, le dernier article auquel renvoie l’entrée « racisme » date de 2006 et consiste en une motion de solidarité avec les travailleurs sans-papiers. Les entrées « burqa », « voile » ou « islam » ne renvoient à aucun article concernant la France. Du côté d’Osez le féminisme, le premier numéro du journal OLF se proposait d’aborder en dossier central, « Les religions et les droits des femmes ». Bien que les articles évoquent l’ensemble des religions, il est particulièrement fait référence à l’islam dans l’article sur l’interdit vestimentaire : « On trouve aujourd’hui des retours de cette oppression dans l’islam à travers le voile et, d’une manière intégrale dans la burqa. »[35] Choisir d’aborder ce thème dès le premier numéro dans le contexte actuel au mieux porte à confusion, au pire, participe de la stigmatisation islamophobe qui s’opère dans la société. Il semble que, paralysées par leurs divisions concernant la question du foulard, les féministes soient rendues silencieuses face à la stigmatisation des populations musulmanes.

Le constat de l’utilisation du label féministe ne provoque pas de réaction. C’est ainsi qu’au moment où le gouvernement interdit le port du voile intégral « au nom » de la dignité des femmes, les organisations féministes se taisent, tout comme lorsque Luc Chatel annonce l’interdiction des sorties scolaires pour les mères portant un foulard. Ainsi, lorsque le gouvernement s’attaque spécifiquement à des femmes musulmanes en France, ces organisations ne réagissant pas, d’autres cadres se forment à côté. Elles se trouvent incapables de construire un « Nous les femmes » qu’elles appellent pourtant de leurs vœux : en cherchant à les homogénéiser, elles finissent par exclure des femmes du combat du féministe.

 

 

Les prémisses d’une articulation

 

L’articulation entre racisme et sexisme fait pourtant l’objet d’une réflexion ancienne, qui s’est en particulier construite en Amérique du Nord, avec le courant du black feminism. Des réflexions universitaires fructueuses existent également en France, notamment autour des travaux de Danièle Kergoat, d’Elsa Dorlin ou des auteur·es précédemment cité·es.

Des réseaux militants y font écho. Ainsi, le 20 mars 2011, Les Indivisibles, Les Mots sont importants, Les Panthères roses et Les TumulTueuses co-organisaient un débat refusant l’islamophobie au nom du féminisme. Le tract d’appel à cette réunion commençait ainsi : « Nous, féministes, dénonçons l’instrumentalisation des luttes féministes et LGBT à des fins racistes et islamophobes ». Ce fut la mise en place d’un cadre de débat croisant des militants LGBTI, féministes et antiracistes.

Dans un autre registre, le projet de Luc Chatel d’interdire l’accompagnement des sorties scolaires aux mères portant un foulard, une pratique déjà en œuvre dans certaines écoles avec son soutien, a suscité la création d’un collectif Mamans Toutes Égales, à l’initiative de mères voilées qui regroupe à la fois des associations qui luttent contre le racisme et l’islamophobie et des associations féministes.

Mais, globalement, le mouvement féministe, dans sa diversité, semble bien peu prendre en compte cette problématique, qui questionne pourtant ses propres fondements : l’expérience du racisme vécue par les femmes noires ou arabes ne se surajoute pas à celle du sexisme qui serait commune à toutes les femmes. C’est leur expérience même du sexisme, compte tenu de leurs places respectives dans la société qui diffèrent entre femmes blanches et racisées. Au fond, cette question soulève donc des enjeux stratégiques plus larges encore. De quoi parle-t-on lorsqu’on évoque « le » féminisme ? N’y a-t-il pas plusieurs féminismes ? N’est-ce pas le sujet « Nous les femmes » qu’il s’agit de questionner derrière ce débat sur l’instrumentalisation ?

 

 

Pistes pour un féminisme antiraciste combatif

 

Repenser la catégorie « Nous les femmes » pour résister à l’instrumentalisation

 

Il n’est pas question ici comme peut le proposer Nina Power d’« abandonner » le mot féminisme ou même d’« en limiter l’usage ». Il s’agit au contraire de lui redonner le contenu subversif qui l’a conduit aux victoires que nous connaissons.

Dans les années 70, la catégorie « Nous les femmes » a été le moteur du mouvement féministe occidental. Si la construction de ce nouveau sujet politique a été une avancée quand le masculin neutre dominait, il s’agit maintenant de la repenser à l’instar de ce qu’a proposé le black feminism aux États-Unis. En effet, la catégorie « Nous les femmes » a finalement eu une prétention réuniversalisante puisqu’elle a cherché à constituer un sujet politique unique alternatif au masculin. Elle s’est fondée sur une expérience commune : « Nous revendiquions simplement la réalité de l’expérience des femmes comme terrain de positionnement de ce mouvement, comme base pour une action politique consciente. Finalement, une fois sorties de leur flagrante invisibilité, on pouvait illustrer de bien des façons les réalités vécues par les femmes et presque tout le monde pouvait les comprendre en s’y impliquant avec un minimum de sympathie. »[36]

Or, selon Elsa Dorlin, « si toutes les femmes font bien l’expérience du sexisme, malgré cette commensurabilité de l’expérience, il n’y a pas pour autant d’expérience « identique » du sexisme, tant les rapports de pouvoir qui informent le sexisme modifient ses modalités concrètes d’effectuation et partant les vécus des femmes ». [37] En permanence, la classe, la race et le sexe, entre autre, produisent des expériences diverses. C’est pourquoi, il ne nous semble plus possible de partir d’un sujet préalable, le « Nous les femmes ». Les conditions matérielles et les discours les accompagnant ont opéré un fossé entre les femmes blanches et les femmes racisées et en particulier musulmanes. Chercher à reconstituer ce sujet revient à lui donner une essence, une façon d’être femme même si le pluriel admet quelques différences (lesquelles ? qui en décide ?). Même les féministes de la majorité silencieuse n’ont pas cherché à le résorber pour reconstruire ce sujet politique. Finalement, « aller vers un féminisme à vocation universelle » implique donc de renoncer à une posture universalisante et à la construction d’un modèle de l’oppression ou d’un modèle de la libération.

À l’instar de Judith Butler, il nous semble que c’est dans la lutte que le sujet se construit. Elle explique dans Trouble dans le genre qu’il n’y a pas besoin d’un « acteur ou une actrice caché-e derrière l’acte puisque celui/celle-la, se construit de toutes sortes de manières dans et par l’acte. »[38] C’est donc, en se battant sur des revendications concrètes, telles que le retrait du projet Chatel que nous parviendrons à construire un mouvement féministe de masse, qui ne soit pas dupe de l’instrumentalisation raciste en cours.

 

 

Articuler féminisme et antiracisme

 

Mais cet antiracisme ne peut se contenter d’être un supplément d’âme pour la stratégie féministe. Tout d’abord, il implique de tenir compte de la position qu’occupent les un·es et les autres dans les rapports de pouvoir au sein de la société. Comme le soutiennent Patricia Roux, Lavinia Gianettoni et Céline Perrin : « Si l’on admet que le Nord domine le Sud, que les modalités de l’ »intégration » (cet euphémisme utilisé tant pour dissimuler une volonté politique d’assimilation que pour affirmer l’incommensurabilité de l’Autre, étranger) ne sont jamais définies par les personnes migrantes mais par le pouvoir national en place, il nous faut aussi penser la position que nous occupons dans ce rapport de pouvoir : en tant qu’Occidentales et Blanches (en tout cas pour beaucoup d’entre nous dans les collectifs féministes où nous militons), nous occupons une position de supériorité et nous tirons un certain nombre d’avantages, comme tous les dominants, de cette position occidentale. »[39] Ainsi, l’auto-organisation des personnes racisées est nécessaire pour construire un cadre de solidarité et de défense collective mais aussi, pour proposer des orientations et des campagnes féministes antiracistes à tout le mouvement féministe.

Ensuite, il s’agit de repenser l’articulation entre les différentes oppressions qui ne peut s’opérer de la même manière en tout temps et en tout lieu. Pour ce faire le concept d’intersectionnalité peut être un outil. Élaboré par Kimberley Crenshaw, ce concept signifie que les oppressions sont en interaction. Autrement dit, les oppressions croisées n’impliquent pas forcément une addition de ces oppressions et des difficultés qui se cumulent. Leurs existences conjointes produit des effets en particulier dans les résistances mises en œuvre. Naima Anka Idrissi explique en effet : « Pour prendre un exemple, dans les quartiers populaires, la stigmatisation liée à la race touche les filles au même titre que les garçons. Il se crée alors des résistances collectives face à cette oppression. Dans un entretien réalisé avec une élève d’origine tunisienne, la jeune fille expliquait que selon les contextes elle privilégiait le respect de la norme de genre ou la transgressait pour résister à une domination de race et/ou de classe. Dans sa cité, au milieu de ses pairs, elle explique qu’elle porte une attention particulière à son vocabulaire car « Je suis une fille, faut parler bien« , cependant dans le cadre scolaire qui est souvent vécu comme un lieu d’exclusion et qu’Éric Debarbieux définit comme un lieu où s’exerce « un affrontement entre une ‘violence civilisatrice’ et une ‘résistance à cette force« [40] elle affirme que « Je réponds, j’m’en fous de dire des gros mots, faut pas qu’elle [l’enseignante] se croit supérieure à moi.«  » Il y a donc des choix de résistance qui s’opèrent suivant les situations et selon qu’elles mobilisent tel ou tel rapport de domination. »[41] La question se pose alors concrètement de savoir, selon Sirma Blige, « si oui ou non on peut accorder plus de poids à un des axes dans un contexte donné, si l’on doit nier tout effet autonome des systèmes de race, de genre, de classe etc. »[42] lorsqu’il s’agit d’élaborer des revendications.

 

 

Conclusion

 

Ainsi, comme le note Sylvie Tissot : « Le féminisme est devenu une des « métaphores du racisme » : il alimente des représentations et des pratiques racistes, mais sur un mode euphémisé et par conséquent « respectable« . Il est devenu légitime en effet, paré de la caution féministe, de stigmatiser « l’islam« , désigné comme religion sexiste, de renvoyer les femmes musulmanes, a fortiori voilées, à leur aliénation. Ce discours n’a pas seulement libéré la parole raciste, mais il a aussi été mobilisé concrètement, à l’occasion de lois restreignant les droits humains, c’est-à-dire aussi bien des hommes que des femmes. »[43]

Il semble donc primordial d’élaborer et de dénoncer les offensives idéologiques actuelles. Tout d’abord, il est indispensable de mesurer les effets de cette instrumentalisation pour construire une contre-hégémonie féministe. Elle constitue en effet un véritable piège pour le mouvement féministe : elle conduit à casser la solidarité entre femmes, en mettant d’un côté les femmes musulmanes, avec ou sans foulard, victimes soumises et jamais considérées comme actrices de leur émancipation, sauf si elles manifestent leur adhésion aux « valeurs occidentales », de l’autre la société occidentale, voire le féminisme occidental, capable d’édicter les normes de l’égalité hommes-femmes et les chemins de la libération. Les féministes ne doivent faire aucune concession devant l’instrumentalisation qui s’opère : tenir les deux bouts, en permanence. Dénoncer pied à pies, jours à après jour ces perversions. Il en va de l’avenir du combat féministe.

 


[1] racisées : « victimes du racisme ». Ce terme fait débat. Nous avons choisi de le garder parce qu’il marque le processus de catégorisation.

[2] Voir la présentation sur le site d’Arte : http://www.arte.tv/fr/3388100,CmC=3388108.html.

[3] Il nous semble important de le signaler. Non qu’il s’agisse de féministes blanches par essence mais d’une place particulière qu’elles occupent dans les rapports sociaux de race, de classe et de sexe.

[4] Nous ne nous appesantirons pas sur la gauche dont la façon d’aborder ou de ne pas aborder le débat recoupe celle de certaines féministes.

[5] Marine Le Pen, AFP, 11 décembre 2010.

[6] Ibid.

[7] Communiqués disponibles sur le site du CNDF : http://www.collectifdroitsdesfemmes.org/spip.php?article300.

[8] « Sarkozy s’interroge sur l’utilité de la Journée internationale des femmes », AFP, 8 mars 2011.

[10] Nina Power, La Femme unidimensionnelle, Les Prairies ordinaires, 2010, p. 17.

[11] Katha Pollitt, « After Iraq and Afghanistan, Muslim Feminists Are Leery of Seeming Close to the West », The Nation, 23 juin 2007, citée par Nina Power, p. 23.

[12] Anne Revillard, « féminisme d’État : constructions de l’objet », 2006. Elle reprend cette définition de McBride Stetson et Mazur, Comparative State Feminism, Sage, Thousand Oaks, p. 333.

[13] Françoise Thébaud, Une féminisme d’État est-il possible en France ? L’exemple du ministère des Droits de la femme, 1981-1986, in Ian Coller, Helen Davies and Julie Kalman (eds), French History and Civlization. Papers from the Gerorge Rudé Seminar, vol. 1, University of Melbourne, 2005, p. 236-246.

[14] Cahiers du féminisme, n° 26, automne 1983, p. 16-19.

[15] Christelle Hamel, « La sexualité entre sexisme et racisme : les descendantes de migrant-e-s du Maghreb et la virginité », Nouvelles Questions féministes, vol. 25, n° 1/2006.

[16] Ibid.

[17] Ibid.

[18] Ibid.

[19] Ibid.

[20] Éric Fassin, « Homosexuels des villes, homophobes des banlieues ? », Métropolitiques, 2 décembre 2010.

[21] Ibid.

[22] Sara R. Farris, « Femonationalism and the « regular » army of labor called migrant women », History of the present, n° 2, 2011.

[23] LOCS, groupe féministe de lesbiennes originaires d’Afrique, des Amériques, des Antilles, des Caraïbes, du Moyen-Orient et d’Asie.

[24] LOCS, « Basta, le racisme et la xénophobie au nom de le lutte contre le racisme », le 12 avril 2011 : http://www.espace-locs.fr.

[25] Sirma Bilge, « Théoriser la différenciation sociale et l’inégalité complexe », in L’homme et la société, L’Harmattan, 2011.

[27] http://ripostelaique.com, 31 janvier 2011.

[28] Historienne de la révolution française.

[29] Mona Ozouf, Les mots des femmes. Essai sur la singularité française, « L’esprit de la cité », Fayard, 1995.

[30] Sociologue spécialisée dans le droit, la famille et la vie privée, auteure de la tribune « La femme de chambre et le financier », Point de vue, lemonde.fr, le 23 mai 2011.

[31] Historienne américaine, spécialiste de la France, tribune parue dans Libération, le 9 juin 2011.

[32] Intervention sur France Inter le 6 juillet 2011.

[33] Collectif national pour les droits des femmes,  constitué en 1995 et regroupant l’essentiel du mouvement social.

[34] Tout est à nous !, 25 mai 2011.

[35] OLF, n° 1, septembre 2009.

[36] Catharine Mackinnon, « Féminisme, marxisme et postmodernisme », traduit par Elizabeth Tuttle et Annie Bidel Mordrel, in Annie Bidet-Mordrel (dir.), Rapports sociaux de sexe, Actuel Marx, n° 30, septembre 2001.

[37] Elsa Dorlin, Sexe, genre et sexualités, PUF, 2008, p. 84.

[38] Judith Butler, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, La Découverte, 2005, p. 267.

[39] Patricia Roux, Lavinia Gianettoni et Céline Perrin, « Féminisme et racisme. Une recherche exploratoire sur les fondements des divergences relatives au port du foulard », Nouvelles Questions Féministes, vol. 25, n°1 , 2006, p 86.

[40] Éric Debarbieux et al., « Le construit « ethnique » de la violence », in Bernard Charlot et Jean-Claude Emin (dirs), Violences à l’école. État des savoirs, Armand Colin, 1997.

[42] Sirma Bilge, « Théoriser la différenciation sociale et l’inégalité complexe” » in L’homme et la société, op. cit.

[43] Sylvie Tissot, « Bilan d’un féminisme d’État », février 2008, LMSI.net.

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