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La création en 2001 de la revue Contretemps prolongeait le renouveau des mouvements sociaux et l’amplification de l’audience de la gauche radicale de la fin des années 1990. Depuis, la revue s’est inscrite dans le paysage comme un point de rencontre des univers intellectuels et militants, un « carrefour des radicalités », selon l’expression du philosophe et militant Daniel Bensaïd qui en fut à l’initiative.

Au cours de cette période, Contretemps s’est métamorphosée. La crise séculaire du capitalisme et ses répercussions en cascade n’est que le plus marquant des événements venus nourrir le projet d’une revue qui s’inscrit en plein dans son époque pour mieux y résister. Le temps a prélevé son tribut, avec en particulier la disparition de Daniel Bensaïd en janvier 2010, mais a aussi apporté son lot de forces nouvelles, issues du renouveau des luttes sociales et des pensées critiques.

Les ancrages militants forgent une matrice commune aux membres de la revue, même s’ils se sont reconfigurés avec les recompositions politiques – la création du NPA et du Front de gauche – et des mouvements sociaux qui peinent à retrouver un nouveau souffle. L’essor du web, enfin, est venu bousculer les pratiques éditoriales, ce qui a conduit à une relative autonomisation entre le travail de publication périodique de la revue papier et celui d’animation en continu du site contretemps.eu.

Le lancement du nouveau site est l’occasion de revisiter le projet de Contretemps en tant que revue web, et de l’expliciter sous la forme d’un programme de travail éditorial. Il pourrait se résumer en une formule : pointer les angles aigus d’une intervention politique possible.

Contretemps est une revue engagée mais non partisane. En ce sens, elle ne saurait être l’instrument d’un appareil mais elle est au service d’un camp social, celui des exploité-e-s et des opprimé-e-s, et d’une cause, celle de l’émancipation sociale. Elle ne se situe pas en surplomb des pratiques militantes mais entend contribuer à armer idéologiquement ceux et celles qui œuvrent à la formation d’une alternative de gauche au capitalisme. Il s’agit également de dé-provincialiser les débats politiques et théoriques hexagonaux en les ouvrant sur les expériences, les luttes et les controverses internationales. Un travail conséquent de traduction est ainsi une marque de fabrique de la revue.

En tant que revue d’idées, Contretemps ambitionne d’être à la fois une caisse de résonances aux résistances et un lieu d’élaboration. Ouverte sur les pensées critiques, elle n’en assume pas moins un solide ancrage marxiste et entend contribuer au renouveau contemporain des recherches d’inspiration marxiste en langue francophone. A ce titre, elle se pense pleinement comme une revue de théorie sociale, à rebours d’un contexte intellectuel où la sur-spécialisation et l’hyper-empirisme détournent la pensée des enjeux globaux : les mécanismes structurels qui assurent le maintien des rapports de domination et les contradictions qui rendent possible leur dépassement.

Il ne s’agit pas seulement d’interpréter le monde, il faut le changer. La revue récuse ainsi les effets dépolitisants des fractionnements disciplinaires de l’académisme et de l’expertise. La critique sociale exige de créer un langage commun et de faire circuler des concepts dont tou-te-s ceux et celles qui refusent le monde tel qu’il va, les subjectivités agissantes, peuvent se saisir.

A ce titre, les confrontations théoriques sont aussi politiques, en raison des effets du travail intellectuel. C’est ce qu’illustre, par exemple, l’articulation entre le féminisme matérialiste et la question du voile, la théorie de l’État et la question européenne ou bien encore l’intelligence de l’anthropocène et les luttes de résistances contre les grands projets inutiles comme l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes.

La revue est également un espace d’intervention politique. La politique est en effet un champ de bataille dont il convient de dresser la topographie. Un travail spécifique d’analyse de la conjoncture est une précondition à l’élaboration d’une pensée stratégique. Saisir les logiques de la radicalisation néolibérale en cours, ses faiblesses, et les points de ruptures sur lesquels les résistances peuvent appuyer, est ainsi une tâche essentielle.

Il s’agit également de tenir des positions. Un point de vue singulier et notoirement minoritaire inscrit notre combat dans le temps long à travers, notamment, une préoccupation pour l’histoire du mouvement ouvrier et des mouvements sociaux ainsi que celle des controverses sur les stratégies révolutionnaires et les échecs passés des mouvements d’émancipation. L’objectif est aussi d’ouvrir la publication à des pensées critiques, comme la psychanalyse et les études esthétiques, dont les rapports au politiques se sont distendus.

Intervenir c’est aussi organiser le débat. Sur une série de questions comme la prostitution, la question raciale, les mouvements d’occupation de places ou les technologies, il n’y a pas de convergences évidentes au sein de la gauche radicale. Au contraire, une défiance principielle tend à se construire sur chacun de ces sujets, ce qui se traduit par des débats figés, répétant à l’infini des positions qui se remplissent d’acrimonie. Pour la revue, il n’est pas question de faire l’autruche sur ces questions difficiles, ni de s’arc-bouter sur des arguments qui s’effilochent. Nous nous proposons au contraire de constituer un cadre de confiance où diverses positions peuvent trouver leur place. Plus encore, nous cherchons à susciter des interventions permettant de déplacer les points de clivages, de renouveler le fond des arguments avec, toujours en ligne de mire, l’action politique.

À la frontière de la réflexion et de l’action, le droit à la ville, les modes de développement ou encore les enjeux des transformations socio-technologiques sont des thèmes sur lesquels les échanges au sein de la gauche radicale sont anémiques ou cantonnés à des espaces spécialisés. La revue se propose aussi de jouer un rôle exploratoire : identifier les questions émergentes ou devant être remises au goût du jour, les décrypter, contribuer à leur politisation.

Ces éléments de politique éditoriale ne manquent pas d’ambition. Produire des ressources critiques, ouvrir des espaces idéologiques, faire circuler les idées radicales constituent des tâches difficiles. Mais d’une certaine manière, nous n’avons guère le choix. En dépit des dévastations qu’il provoque, le programme néolibéral reste puissant et le peu d’espace laissé par l’extrême centre profite surtout au fascisme, déclaré ou rampant. Beaucoup de brouillard et trop de confusion jouent en faveur de ces forces hostiles.

Dans un tel contexte, s’efforcer de mettre les idées au clair n’est certainement pas du temps perdu. Se nourrir des combats politiques et sociaux d’aujourd’hui et contribuer à les armer d’une critique radicale de l’ordre établi, c’est là le projet de Contretemps-web.

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