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Venant du Wuhan, le coronavirus au stade épidémique a déclenché une vague de haine raciste anti-asiatique. Si le passage à la pandémie l’a limitée en France, par exemple, elle se poursuit, notamment aux États-Unis et au-delà, révélant un racisme latent. Ya-Han Chuang est sociologue. Elle étudie l’immigration chinoise en Île-de-France et est actuellement engagée dans une recherche sur le racisme anti-asiastique.

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Contretemps : Chronologiquement, peux-tu revenir sur la manière dont la stigmatisation des Asiatiques s’est exprimée dans un premier temps ?

Ya-Han Chuang : Avant tout, je voudrais insister sur le fait qu’il s’agit d’un phénomène mondial : ce racisme s’exprime actuellement dans de très nombreux pays et continents.

Ça a commencé fin janvier, quand Wuhan a lancé la quarantaine. L’embrasement médiatique a alors porté sur toutes sortes de fantasmes liées aux pratiques culinaires des Chinois, considérées comme arriérées. En réalité, il ne s’agit pas d’une nouvelle forme de racisme : à l’école, tous les Asiatiques ont entendu un jour qu’ils mangeaient du chien ou du chat, une pratique traumatisante pour les enfants, par exemple. Derrière ce genre de propos, il y a l’idée que les Asiatiques ne sont pas « civilisés » : ce n’est pas simplement que leurs coutumes alimentaires sont différentes, c’est qu’elles sont arriérées et inférieures. En réalité, manger des chauves-souris ou du pangolin reste une pratique extrêmement rare, nettement inférieure à la proportion de Français mangeant des escargots. Mais, comme tout stéréotype, cela fonctionne sur l’assimilation d’une pratique très rare à une pratique courante, ça altérise et stigmatise du même coup et ça permet de créer une hiérarchie culturelle entre « eux » et « nous ».

 

Quels ont été les effets de ces discours médiatiques ?

Ce stigmate sur les pratiques culinaires des Chinois s’est trouvé immédiatement associé à tous les restaurants asiatiques – et pas seulement chinois – situés ailleurs qu’en Chine.  En France, au Canada, en Angleterre, même au Japon[1], partout, un boycott des restaurants asiatiques a été suivi [2]. En France, des enfants ont été harcelés, certains ont été appelés « virus »[3].

Par la suite, cela s’est traduit par la peur des personnes chinoises et asiatiques pouvant aller jusqu’à des insultes – notamment dans le métro et l’espace public – et des agressions verbales et physiques. En Angleterre, chaque semaine, des agressions physiques sont recensées. En Italie, depuis fin janvier, il y a eu plusieurs agressions pouvant conduire à des états graves et des hospitalisations. Les propos racistes médiatisés ont conforté ce genre de pratique : dans la mesure où il était dit partout que les Chinois apportaient le virus, la population avait l’autorisation de demander à n’importe quel Asiatique : « pourquoi t’es ici ? » En Italie, des responsables politiques ont ouvertement cité des propos racistes : une élue italienne a ainsi affirmé sur Twitter que les Chinois mangeaient des serpents et des chauves-souris, c’est pourquoi ils méritent de mourir[4].

 

Seuls les Chinois ont été victimes de ces comportements racistes ?

Ce qui est frappant, c’est que ces attitudes concernent tous les Asiatiques : les Japonais, les Philippins, les Singapouriens, les Thaïlandais, etc. À ce sujet, Amandine Gay relaie le témoignage d’une « camarade adoptée » qui écrit :

« La crise sanitaire du coronavirus entraine dans son sillage une libération de la parole raciste dans les médias et sur les réseaux sociaux. Ce déchainement vise les personnes “asiatiquetées’’ c’est-à-dire perçues dans l’inconscient collectif français comme chinoises […] mettant de côté toutes les nationalités et diversités culturelles, ethniques etc. qui composent [le] continent asiatique. […] Il y a un processus de “racialisation’’ qui est fait sur ce virus. On sait très bien qu’un virus n’a pas de nationalité ! »[5]

 

Dans ce contexte, comment a émergé en France le #JeNeSuisPasUnVirus ?

Le hashtag a été relayé par Amandine Gay. Il a rapidement circulé sur la toile notamment par l’intermédiaire d’un réseau de jeunes français d’origine asiatique. Iels militent depuis plusieurs années et échangent régulièrement sur leurs expériences du racisme et de la discrimination. Après la mort de Chaolin Zhang en 2016, elles et ils avaient lancé la manifestation qui avait rendu visible l’existence du racisme anti-asiatique. Avec ce hashtag, ce collectif réagit donc rapidement et de façon très efficace aux propos racistes. Le 26 janvier, Le courrier Picard fait sa « une » avec le gros titre « Alerte jaune » et propose un éditorial intitulé « Le péril jaune ? »[6] C’est un tollé et les Asiatiques ne sont pas les seuls à réagir. En effet, tandis que seuls les Chinois sont alors touchés en France – selon les informations dont nous disposons alors –  Le courrier Picard assimile tous les Asiatiques à des porteurs de virus tandis que l’on observe des comportements d’évitement dans l’espace public. Et je l’ai ressenti aussi. Dans le métro, les gens ne voulaient pas s’asseoir à côté de moi au début de l’épidémie, j’avais très souvent 4 sièges pour moi seule. C’est pourquoi, iels ont décidé de lancer le hashtag. Et il me semble que ça a eu un effet, en tout cas, j’ai eu l’impression que les gens m’évitaient moins par la suite. Ce qu’on peut dire également, c’est qu’il n’y a pas eu de mouvement comparable à ce hashtag dans les autres pays. Il y a eu des critiques individualisées comme celle de Lana Condor, une actrice d’origine vietnamienne, qui a critiqué Trump aux Etats-Unis[7].

Maintenant, en France, il semble qu’il y ait moins de propos visant spécifiquement les Asiatiques qui s’expriment publiquement et ouvertement, puisqu’on peut tous et toutes être contaminé.e.s : cela devient un problème de santé publique. Pourtant, cela n’empêche pas des propos déshumanisants visant la population chinoise, tel que le commentaire « ils enterrent des Pokémons » prononcé par Emmanuel Lechypre, journaliste de BFM TV, lors d’une émission couvrant une cérémonie en hommage des victimes de Covid-19 en Chine le 3 avril[8].

 

Cependant, maintenant que tout le monde est susceptible d’être contaminé justement, comment ce racisme perdure-t-il ?

Depuis la pandémie, c’est vraiment la haine qui anime le racisme anti-asiatique, c’est complètement irrationnel et le hashtag ne peut plus avoir aucun effet. Mais, en France, en ce moment, il me semble que c’est un peu moins grave que ce qu’on observe ailleurs – il faudrait vérifier cette hypothèse. Récemment, aux États-Unis, Trump a insisté sur le fait d’appeler le coronavirus, le « virus chinois » pour stimuler la haine et cacher le fait qu’ils ne parviennent pas à gérer la crise sanitaire[9] – alors même que l’OMS a précisé qu’il ne fallait pas l’appeler ainsi, qu’il ne fallait pas « politiser le virus »[10].

En réalité, stigmatiser la Chine fait partie de l’agenda politique de Trump, de sa stratégie électorale. Il instrumentalise donc la peur qu’ont les gens de la maladie en affirmant que la Chine est responsable de la pandémie, donc que la guerre commerciale qui lui est faite est justifiée, défendant, du même coup des mesures protectionnistes. Et bien sûr, cela provoque de nombreuses agressions visant les populations asiatiques aux États-Unis. En Californie, où résident de nombreuses communautés immigrées d’Asie de l’Est (chinoises, japonaises, coréennes, taïwanaises, philippines, etc.), le nombre de cas d’agressions racistes rapportés par semaine était de plus de 600 fin mars[11] et a dépassé 1400 en avril[12].

 

Quels sont les enjeux économiques qui accompagnent ce racisme ?

Économiquement, il pourrait y avoir des répercussions de différents ordres. Cela pourrait avoir des effets sur les regards portés sur les touristes chinois en France, les commerçants chinois et les investissements en Chine.

Les touristes chinois sont souvent mal perçus en France : ils sont jugés consuméristes ou superficiels. Au-delà du frein donné aux flux touristiques pour des raisons de prévention, il est possible que ces touristes soient encore davantage altérisés.

Le racisme antichinois est très lié au statut de commerçant, non pas tant le grossiste que le tabac du coin ou le commerce de proximité. Il existe une certaine peur du commerçant chinois qui correspond à la peur d’une minorité autonome. Ils subissent la xénophobie de plein fouet : les commerçants asiatiques (restaurateurs, buralistes) ont ainsi reçu des lettres de menace, ils ont été la cible de tags racistes[13] depuis le début de l’épidémie.

Mais au-delà, la crise sanitaire a conduit certains pays à annoncer qu’ils allaient arrêter leurs investissements en Chine, ce qui a été le cas du Japon. Le coronavirus provoque une crainte de la mondialisation incarnée par la Chine : cela devient un mécanisme qui persiste après la sortie de crise sanitaire.

 

Et en Chine, comment l’État réagit-il face à ce racisme ?

Depuis mi-février, les gens reprennent le travail et fabriquent des masques. La Chine lance une nouvelle propagande : on a un modèle politique plus efficace, on est plus fort, on en est sorti et on peut aider les Européens. Ils essaient ainsi de changer leur image[14] car ils ont conscience que le coronavirus leur porte préjudice. Ce récit patriotique qu’ils alimentent est transporté dans la diaspora chinoise partout dans le monde.

 

Au-delà, cela révèle un racisme latent, comment cela se traduit-il ?

Les Asiatiques sont souvent été considérés comme une « minorité modèle », c’est-à-dire une minorité « bien intégrée », qui réussit économiquement et qui fait preuve d’une mobilité ascendante intergénérationnelle.

En effet, en France, ça a été la trajectoire des enfants des réfugiés d’Asie de Sud-Est[15] ; cependant, il n’y a pas encore de recherches empiriques qui prouvent que cela a été également le cas des enfants chinois car ils ont été trop peu nombreux jusqu’à maintenant. Néanmoins, l’étiquette de minorité modèle a des effets pervers : d’une part, cela crée des attentes sociales trop élevées et caricaturales pour les enfants chinois et asiatiques. Cela cause de nombreux traumas psychologiques : il y aurait une seule façon d’être asiatique[16]. D’autre part, l’impression qu’ils « s’en sortent mieux » occulte ou atténue leurs expériences de racialisation.

Les Chinois de France, notamment les commerçants de la première génération, cherchent à incarner cette figure de « minorité modèle » face à la rhétorique politique d’une immigration « choisie » prédominante depuis l’élection de Sarkozy. Ils tentent ainsi d’inventer un récit ethnicisé en construisant une appartenance chinoise qui s’articule autour de « l’éthique du travail » et le fait d’être de « bons immigrés utiles pour la France ». Cela revient régulièrement lors des élections nationales, ou lorsqu’émergent des actions collectives. Ce récit, émanant essentiellement des entrepreneurs désirant la reconnaissance sociale, ne fait pas l’unanimité et se trouve de plus en plus débattue par des jeunes Asiatiques ayant d’autres aspirations et d’autres positions sociales[17].

C’est pourquoi, on avait donc du mal à imaginer que les Asiatiques puissent être victimes du racisme. Mais le coronavirus a tout fait voler en éclats.

 

Propos recueillis par Camille Noûs.

 

Notes

[1] https://mainichi.jp/english/articles/20200307/p2a/00m/0na/004000c

[2] En Angleterre :  https://www.bbc.com/news/uk-51348593 ; En France : https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/02/07/a-paris-les-rues-du-quartier-de-belleville-se-vident-avec-la-peur-du-coronavirus_6028851_3224.html; au Canada : https://www.theguardian.com/world/2020/jan/28/canada-chinese-community-battles-racist-backlash-amid-coronavirus-outbreak; aux Etats-Unis : https://www.theguardian.com/us-news/2020/feb/21/nyc-chinatown-coronavirus-fears-business

[3] Emilie Torgemen, « Il faut traiter le virus du racisme », Aujourd’hui en France, 25 février 2020

[4] Voir : https://www.aljazeera.com/news/2020/02/coronavirus-prompts-hysterical-shameful-sinophobia-italy-200218071444233.html

[5] Voir : https://twitter.com/orpheonegra/status/1221706803836280832

[6] Le lendemain, le journal a présenté ses excuses.

[7] Voir : https://www.citizenside.fr/lana-condor-appelle-trump-paroles-actions-racistes-commentaires-coronavirus/

[8] Voir : https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/150420/stop-au-racisme-anti-asiatique

[9] Voir : https://www.nouvelobs.com/coronavirus-de-wuhan/20200317.OBS26169/coronavirus-trump-parle-un-d-un-virus-chinois-et-provoque-la-colere-de-pekin.html

[10] Voir : https://www.lefigaro.fr/flash-actu/reponse-de-l-oms-a-trump-ne-politisez-pas-le-virus-20200409

[11] Voir : https://eu.usatoday.com/story/news/nation/2020/03/28/coronavirus-racism-asian-americans-report-fear-harassment-violence/2903745001/

[12] Voir : https://laist.com/2020/04/09/coronavirus-tracker-anti-asian-racism.php

[13] Voir : http://www.leparisien.fr/hauts-de-seine-92/coronavirus-degage-un-restaurant-asiatique-de-boulogne-billancourt-cible-de-tags-racistes-16-02-2020-8260860.php

[14] Voir : https://www.huffingtonpost.fr/entry/comment-la-chine-utilise-le-coronavirus-comme-outil-de-propagande_fr_5e81acc4c5b6cb9dc1a3394b ;

http://www.rfi.fr/fr/asie-pacifique/20200315-coronavirus-contre-offensive-propagande-chinoise

[15] Ichou, M. (2013), « Différences d’origine et origine des différences: les résultats scolaires des enfants d’émigrés/immigrés en France du début de l’école primaire à la fin du collège », Revue française de sociologie54(1), 5-52.

[16] Voir par exemple la websérie « Ça reste entre nous » produite par Grace Ly : http://caresteentrenous.com/

[17] Chuang Ya-Han, « La colère du middleman : quand la communauté chinoise se manifeste », Mouvements, Voir aussi les récits et la décalage intergénérationnelle autour de l’affaire Liu Shaoyao en 2017 : https://www.la-croix.com/France/Shaoyo-Liu-manifestations-illustrent-choc-generations-chez-Francais-dorigine-chinoise-2017-04-06-1200837690

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