Lire hors-ligne :

En hommage à Lotfi Chawqui, décédé il y a quelques jours, nous publions un texte écrit par ses camarades et un chapitre de son livre – Défis marocains. Mouvements sociaux contre capitalisme prédateur – qui venait tout juste de paraître aux éditions Syllepse. 

Lotfi Chawqui par ses camarades

Lotfi est arrivé en 1987, à 20 ans, à Grenoble avec son amie Fadela pour leur première année à Sciences Po. Un couple libre qui s’était formé au lycée Descartes à Rabat, narguant toutes les normes familiales, curieux, joyeux, concerné et insouciant. Un duo redoutable : lui brillant et charmeur et elle super dynamique et exigeante.

Enthousiasme dans les luttes

Lotfi est vite devenu un pilier du groupe des jeunes révolutionnaires actifs dans toutes les luttes, syndicales, politiques, internationalistes. Excellent débatteur et déjà très cultivé, il animait souvent les soirées étudiantes. Les camps jeunes de la ive Internationale lui ont permis de se faire connaître et apprécier bien au-delà de la sphère grenobloise.

À Grenoble, il était déjà de tous les combats. Il savait penser le mouvement qu’il fallait au bon moment. Il avait l’internationalisme chevillé au cœur mais s’insérait dans toutes les campagnes avec la même énergie. Puis il est reparti quelque temps au Maroc. Où il a animé le mouvement des diplôméEs chômeurEs. Il a également participé à la création d’Attac Maroc.

De retour à Grenoble, il s’est réinvesti à la LCR avec le même enthousiasme dans les luttes du moment avec une attention particulière aux mobilisations de la jeunesse, mais aussi la campagne pour les élections européennes de la LCR en 1999 ou pour le « Non » au référendum sur le traité européen. Au début des années 2000, actif dans le mouvement altermondialiste, Lotfi avait contribué fortement à la construction d’une mobilisation contre les interventions impérialistes en Afghanistan et en Irak.

Il était curieux de tout, voulait tout, se lançait dans toutes les campagnes avec une lucidité et un enthousiasme contagieux. Et il soutenait ses camarades marocains dans toutes leurs luttes, printemps arabes, Mouvement du 20-février. Il nous laisse une cinquantaine d’articles et communiqués. Et deux livres.

Au niveau national, il a contribué fortement à la structuration d’une intervention collective sur les questions internationales, partageant généreusement ses contacts, son expérience toujours concrète, ses réflexions et ses écrits sur le Maroc.

Capacité d’analyse, simplicité et pédagogie

Il était partout mais il n’était pas pour autant dispersé. Il avait une capacité d’analyse des situations qu’il savait résumer avec simplicité et pédagogie. Il croyait fermement à l’émancipation de notre classe. À certaines conditions : la perspective du socialisme, la rupture avec l’appareil d’État, la stratégie d’auto-organisation des masses. Il fallait que ces trois conditions tiennent ensemble pour que la transformation révolutionnaire advienne.

Enfin, Lotfi nous a fait comprendre concrètement ce que voulait dire être étranger dans ce « pays de la déclaration des droits de l’homme ». La peur au ventre dans les manifs ou au passage des frontières dans le car quand on allait manifester. Nous n’oublierons jamais, lors d’un rassemblement devant  le CRA de Lyon, le regard de haine et cette phrase d’un des flics à l’intention de Lotfi : « Toi je t’ai vu et je me rappellerai ». Parce qu’il vivait tout cela et bien d’autres humiliations aussi, il a compris très vite et soutenu les révoltes des banlieues.

Lotfi aimait joyeusement la vie et tout ce qu’elle contient, les copains et copines, les enfants, le vin, la fête ! Que de fois il a vécu l’un après l’autre deux réveillons la même nuit de la nouvelle année ! Et il aimait à la folie ses enfants Taori, Camil, Maya et Mathis. Et Valérie, que nous avons aimée avant de la rencontrer tellement il nous parlait d’elle avec tendresse et admiration. Et qui l’a tellement soutenu dans ses derniers mois.

Comme disent tes amis marocains : « Que la terre te soit douce » Lotfi !

Ses camarades.

***

Chapitre 12 – Analyser la crise de l’alternative

Il faut assumer l’échec sans capituler devant l’ennemi, historiciser la défaite, en sachant qu’un nouveau départ prendra forcément des formes inédites, qu’il faudra emprunter des chemins inconnus et qu’il faudra assimiler les leçons du passé [car] le regard des vaincus est toujours critique[1].

L’hypothèse socialiste a connu une défaite historique dont elle peut se relever, à condition d’en mesurer l’ampleur et la signification. Cette hypothèse est percutée au moins à quatre niveaux qui lui assuraient une cohérence politique globale.

Tout d’abord la nature des forces sociales à même de porter la lutte des classes dans une visée émancipatrice. Ce qui nécessite de repenser la pluralité des sujets sociaux et des transformations des rapports de classes. Autrement dit, de réactualiser, élargir, réarticuler, ce qui sur le plan politique, correspondait dans les expériences du 20e siècle à l’« alliance ouvrière-paysanne », mais qui, aujourd’hui, n’est plus fonctionnel dans les mêmes termes, au profit d’une vision plus complexe et plus large, d’un bloc historique du camp des subalternes.

Les forces sociales concernées agissent sur le terrain des luttes à partir de leurs positions objectives dans l’ensemble de la structure sociale et spatiale où elles sont exploitées, dominées, reléguées et cantonnées à des couches inutiles ou excédentaires dans la reproduction nationale et mondiale du capitalisme de la prédation. Celles qui agissent tant en raison des contradictions qui se matérialisent dans le processus de production et d’accaparement des richesses, que celles qui s’expriment hors de la sphère du travail.

Ce qui est posé est une perspective de convergence stratégique impliquant des processus nouveaux de confluences populaires qui partent de la compréhension que l’enjeu est de construire une capacité dirigeante des mouvements sociaux et populaires, dans leur diversité, en actualisant leur potentiel antagoniste global, à partir de la contradiction entre la satisfaction des besoins et des droits élémentaires et le régime d’accumulation actuel. Repenser donc la convergence comme processus de coagulation et non d’homogénéisation qui affirme « un être ensemble commun, non pas en universalisant les luttes partielles, mais en réaffirmant le refus global d’un monde global qui les traverse également[2] ». Autrement dit l’« unité dans la diversité » plutôt que l’unification mécanique des forces sociales considérées seulement comme alliés subordonnés à une classe fondamentale.

Ensuite la nature du projet social incarnant les possibilités d’émancipation et, de ce point de vue, l’échec et l’effondrement des expériences socialistes bureaucratiques nécessite un bilan plus poussé que celui en cours. Y compris celui des premières années de la révolution russe et des limites de l’expérience des bolcheviques. Cet échec ne peut être pensé comme un simple détour ou une parenthèse qui va se fermer. C’est la possibilité d’un autre possible qui a été entamée et qui ne pourra être surmontée par la simple mécanique des réalités du capitalisme.

Ce désastre historique nécessite de repenser la question de l’État et des formes institutionnelles d’une démocratie socialiste et de l’articulation entre le statut de producteurs et de citoyens. De même, il faut rediscuter les formes de socialisation économique qui ne peuvent s’identifier à une étatisation/nationalisation. La question des rapports entre État et partis est également incontournable. Dans ce cadre, l’existence des organes autonomes des classes populaires et des modalités de résistances et de contrôle qui s’appuient sur l’auto-activité des subalternes est centrale dans cette réflexion, tout comme la prise en compte des oppressions culturelles et historiques qui ne relèvent pas exclusivement du capitalisme même si elles ont été refaçonnées par lui. Enfin, il faut reconsidérer la notion de « développement des forces productives » dans une optique antiproductiviste et procéder à une analyse poussée des processus de bureaucratisation.

En somme, il s’agit de réinventer le « projet socialiste » comme « création collective » (Carlos Mariatégui), issue de l’auto-activité permanente des subalternes et dont l’objectif reste le dépassement de l’aliénation, des formes multiples d’oppression, d’exploitation et de discrimination. Plus encore, le projet socialiste est la réinvention d’une civilisation nouvelle où l’enjeu est la transformation de la vie quotidienne, le droit au bonheur, au plaisir, l’épanouissement des subjectivités individuelles et non pas seulement la transformation d’un mode de production ou de la nature de classe de l’État[3].

La crise des perspectives stratégiques concernant la question de la conquête du pouvoir est un autre élément des difficultés actuelles. On connaît les différenciations historiques qui ont départagé le mouvement ouvrier : le clivage réforme/révolution. Reste qu’aujourd’hui le réformisme s’est recyclé dans le social-libéralisme ou le libéralisme tout court, sans perspective de transformation même graduelle du capitalisme. Et dans le meilleur des cas, quand il n’est pas en situation de gouverner dans une opposition réaliste et inconséquente.

Quant aux hypothèses stratégiques qui avaient structuré les mouvements révolutionnaires, leurs projets de construction et d’organisation, leur compréhension des tâches politiques, elles ont disparu de leur horizon politique : celle de la grève générale insurrectionnelle, de la guerre populaire prolongée/guérilla, et de la question des formes possibles d’un double pouvoir. Des réformistes sans réformes et des révolutionnaires sans révolution ?

Cette éclipse des questions stratégiques n’est pas sans conséquences politiques. Soit elle se traduit par un abandon de l’objectif de la prise du pouvoir par les classes populaires se résignant à un simple projet de « démocratisation de l’État et de la société » qui passe nécessairement, sans autre option possible, par la recherche d’un compromis historique avec le pouvoir, soit elle aborde la question de la rupture révolutionnaire par des formulations générales, la défense d’un État populaire démocratique ou d’une démocratie socialiste, sans conséquences concrètes sur la manière d’aborder la construction des convergences sociales et politiques ouvrant les possibilités d’une lutte politique globale. Les différentes approches de la lutte démocratique de masse butent sur la difficulté de cerner les maillons qui permettent de transformer la résistance en offensive.

La reconfiguration des espaces stratégiques de l’accumulation et la domination met également en crise la perception des niveaux et cadres de la lutte politique. Si l’État national reste un moment incontournable, décisif dans la construction des rapports de force, les niveaux locaux, régionaux, internationaux pèsent d’une manière différente et plus ample que par le passé. La classe dominante a plusieurs visages et niveaux d’intervention. Les institutions qui la servent ne se réduisent pas à un appareil central. Repenser les différents niveaux d’articulation dans un contexte à la fois de fragmentation/recomposition des territoires et espaces de luttes signifie interroger les espaces où peuvent se reconstruire des pratiques de luttes influentes, mais aussi le cadre général d’un processus de rupture et d’élaboration d’une alternative.

D’autant que du point de vue du capitalisme, la sortie de la crise ne dépend pas que du redressement du taux de profit, mais d’une réorganisation générale de son espace de mise en valeur, de ses sphères et territoires d’accumulation, d’une reconfiguration majeure des zones d’influence, d’une redéfinition radicale de la géographie de l’exploitation et la domination. Cette évolution implique la prise en compte de plusieurs niveaux d’intervention en allant du sous-sol là où les luttes concrètes définissent leur espace immédiat, avec une montée des quartiers, espaces publics et territoires comme lieux privilégiés de l’action, et la nécessité de les projeter et articuler à l’espace national et international où se décident les tendances lourdes des rapports de force. Cette articulation et les modalités de sa construction restent à élaborer.

Il est nécessaire d’avoir une vision ample des défis, d’autant que les processus actuels de lutte témoignent d’une désynchronisation profonde entre la combativité, la diversité des résistances, les formes de conscience critiques qui les accompagnent, et leurs expressions politiques et organisationnelles. Il y a une discordance, structurelle, entre l’explosivité de la situation et sa traduction politique. Les organisations syndicales, associatives, politiques, issues du cycle historique précèdent, n’apparaissent plus comme des outils nécessaires, utiles ou incontournables pour agir. Elles ne se renforcent pas et ne captent pas les dynamiques actuelles. Et ceci indépendamment même des orientations diverses qui les traversent.

Les courants marxistes héritent de l’idée que le mouvement ouvrier et populaire ne disposait pas de la direction et l’expression politique qu’il méritait. La tâche essentielle était de changer la tête sur un corps resté fondamentalement sain. Or, on voit bien à travers les problèmes rapidement évoqués, que la question ne se résume pas à la construction d’un parti, mais touche les voies et les moyens d’une reconstruction et refondation globale des outils, perspectives et stratégies de lutte. La question ne se réduit pas à la construction d’une direction politique ferme qui remplacerait les directions qui ont « failli » ou d’une reconstruction de la gauche à partir de ce qu’elle est.

Ce n’est pas seulement la « tête » et l’orientation qui posent problème, mais le corps organisé, les outils de lutte, les modes de structuration et d’intervention, les plateformes revendicatives qui sont incapables partiellement ou totalement de répondre aux enjeux d’une reconstruction des capacités défensives et offensives des masses populaires. Elle est à la fois une crise d’organisation, de stratégie, de projet, de pratiques et de bases sociales.

C’est la reconstruction des outils et des perspectives de luttes à tous les niveaux, social, syndical, associatif jusqu’aux formes de représentations politiques, qui est posée. Il n’y a pas de recettes pour sortir de cette crise et cette possibilité exigera sans doute de nouvelles expériences fondatrices. S’il est tout à fait vrai qu’on ne fait pas du « neuf » avec du « neuf », on ne fait pas non plus du neuf uniquement avec de l’ancien. Savoir réinvestir la mémoire historique, les dures leçons du passé est tout aussi nécessaire que repenser les exigences d’une nouvelle espérance collective. Ni table rase du passé donc, ni sa simple reconduction, même non dogmatique.

On ne peut être que marqué par la manière dont les débats continuent- à se cristalliser au sein du marxisme militant au Maroc. Chacun y va de sa tradition particulière et maintient des différenciations sur cette base. Sans doute, la difficulté de penser le présent et l’avenir aboutit à ce genre de réflexe identitaire, mais il s’agit d’une impasse où les faux débats s’accumulent. Ou pour le dire autrement, la forme politique de l’alternative ne sera ni marxiste-léniniste, ni trotskiste, ni un autre « iste », à moins d’accepter l’aveuglement volontaire qui consiste à croire, sur la base d’une illusion partagée, que les formes de radicalisation politique des nouvelles générations se font et se referont en lien avec les héritages revendiqués de la révolution d’Octobre ou de celles qui l’ont suivi. Et nombre de débats ou clivages passés ne sont pas aujourd’hui fonctionnels ou pertinents dans les mêmes termes.

Il faut commencer par reconnaître la profondeur de la crise et de la défaite, car même si tous n’en portent pas la même responsabilité, ses conséquences n’épargnent personne. Repenser les formes politiques de l’alternative et d’émancipation, c’est refuser de penser que les réponses sont déjà données et que l’heure est seulement à affiner les positionnements politiques, les dispositifs organisationnels, la visibilité publique et les bonnes tactiques d’accumulation des forces.

Repenser la question de l’alternative politique

En réalité, au regard des transformations actuelles du capitalisme et du passif historique, il est nécessaire de rompre avec une conception avant-gardiste de l’alternative politique, du moins dans les connotations dominantes qu’elle a prise, celle d’un parti qui se définit comme chef d’orchestre, état-major et guide pour l’action. On peut affirmer que nul processus révolutionnaire abouti ne peut se faire sans un « parti révolutionnaire », quel que soit son nom (mouvement, front…), autre chose est d’affirmer que le « prolétariat » ne peut arriver au pouvoir qu’à travers son « avant-garde », si cela signifie, qu’il l’exercera par délégation à celle-ci. Il est significatif que le rapport entre l’objectif d’auto-émancipation des travailleur·euses déclamé théoriquement n’a aucun impact sur la manière dont est pensée la construction de l’alternative politique.

Il s’agit de refonder dans la pratique d’aujourd’hui l’unité des moyens et des fins, d’une praxis politique ici et maintenant, qui ne peut être contradictoire avec des objectifs d’émancipation. Il s’agit de penser des relations inédites entre les différents niveaux constitutifs d’une subjectivité populaire critique, non pas à travers la hiérarchisation des organes de lutte, mais leurs complémentarités, dans le respect pratique de leur indépendance réciproque. Y compris, en dépassant cette vision selon laquelle la lutte politique est exclusivement une lutte de partis ou que l’alternative ne peut être concentrée qu’autour d’un courant ou une orientation unique.

Avançons une hypothèse hétérodoxe. Les courants révolutionnaires et plus largement les forces liées au mouvement social, sont nécessairement pluriels. Cette pluralité est alimentée par les trajectoires complexes des expériences de la lutte de classe et de l’hétérogénéité même du camp subalterne. Il n’y a pas d’identité révolutionnaire, progressiste, exclusive ou supérieure, mais un faisceau de traditions dont il faut recueillir le meilleur. Mais aucune de ces traditions ne peut par elle-même et à elle seule, réinventer la conflictualité stratégique dans les termes de notre époque.

Deuxième hypothèse : l’enjeu et le défi de la période n’est pas tant la construction directe, d’un « parti révolutionnaire de masse », avec un grand P, que de formes d’organisations qui permettent de faire la démonstration de l’utilité et de la nécessité d’une représentation politique autonome des exploités et opprimés. Non sans boussole politique, mais pour autant sans testament écrit, ni simple héritage à conserver. Il n’y a pas d’offre politique déjà toute faite qu’il suffirait de consolider.

Une dialectique nouvelle entre construction politique et mobilisation sociale est à penser. Dialectique nouvelle qui s’appuie sur la possibilité d’une radicalisation de masse où s’exprime une politisation par en bas, différente de ce qui existe sur le champ politique. Dialectique nouvelle, où la forme politique de l’alternative doit trouver les voies d’une médiation transitoire au regard des conditions réelles de la crise et des rapports de force dégradées, imposant des processus longs de reconstruction et de refondation, sans schémas préétablis, ni pragmatisme éclectique.

Vers une nouvelle représentation politique des opprimés et exploités ?

Il ne s’agit pas de décréter ou d’affirmer d’emblée que ce sera nécessairement un parti, compte tenu des expériences de ce siècle, les formes d’organisation démocratiques seront inévitablement neuves se construiront en avançant. Il ne s’agit pas de définir un programme d’en haut qu’il faudrait expliquer, il se construira à partir des besoins, des préoccupations, des luttes et sera bien plus riche que tout ce qui peut être écrit, même si un accord sur un certain nombre d’axes est incontournable. C’est le mouvement réel qui apporte le ciment premier du programme plutôt que l’inverse. Bien sûr, il ne s’agit pas de faire table rase de tous les acquis politiques et programmatiques de 150 ans de luttes, de recommencer « à zéro », ce qui mène soit au réalisme soit à la paralysie permanente. Mais ces acquis doivent être revisités et intégrées dans de nouvelles élaborations politiques et programmatiques.

Mais pour reconstruire, il faudra aussi de nouvelles perspectives historiques, un nouvel imaginaire des luttes qui fonde une espérance collective. On oublie souvent que les grands mouvements populaires ne sont pas liés à des revendications immédiates ou des objectifs conjoncturels, mais à des utopies concrètes. Lier étroitement les luttes immédiates à la perspective d’une réappropriation sociale et démocratique du pouvoir et de la richesse, refonder un horizon utopique, un projet d’émancipation globale alternatif nourrissant un imaginaire commun est un élément décisif. Les luttes immédiates n’ont pas la même portée si elles s’alimentent (ou pas) de perspectives de transformation globale.

C’est, dans notre pays, le projet d’une indépendance qui a soulevé les forces populaires y compris les armes à la main, et non pas telle ou telle revendication partielle. C’est l’aspiration à une société sans arbitraire, sans répression, sans corruption, de justice sociale et de dignité, qui a constitué le moteur des soulèvements dans la région en 2011. Nous avons besoin d’une alternative globale, d’un projet de société qui permet aux masses de développer une énergie révolutionnaire, y compris pour leurs luttes immédiates, et pas simplement d’avoir pour horizon, des luttes partielles et défensives. Avoir des propositions offensives qui traduisent un autre avenir est décisif. Or sur ce point la gauche marocaine n’a pas d’horizon. Elle est en panne en termes de projet d’émancipation au-delà des formules.

Pourtant, l’approfondissement des conflits, la combinaison de la crise sociale et politique ouvrent la possibilité que des secteurs sociaux et militants cherchent des réponses politiques globales. Celles-ci impliquent un projet d’ensemble, en phase à la fois avec la période et la conjoncture concrète, pour développer de nouveaux cycles de lutte capable de transformer les rapports de force et d’acquérir un appui large dans la société. Plus qu’un appui, il s’agit là de l’amorce de processus où s’accumulent les conditions et les acteurs de l’émergence de nouvelles forces sociales et politiques autonomes, où s’affirme sur le plan culturel, moral, idéologique, politique, la volonté et la capacité des subalternes à changer la vie, à se reconnaître comme sujet collectif légitime et apte à réorganiser la société.

Il n’y a pas de recettes magiques ou doctrinaires mais Rosa Luxembourg, en son temps, avait déjà pointé le problème. Elle expliquait que ce n’est pas « la grève générale qui mène à la révolution mais la révolution qui mène à la grève générale ». Autrement dit, la contestation de l’ordre social tout entier sur différents terrains est un préalable à la grève générale[4]. La gauche devrait développer une vision ample des terrains de l’activité politique intégrant les questions de la vie quotidienne et une pensée critique de la totalité, tant il est vrai que face à la logique globale du capitalisme de la prédation, tout devient un champ de bataille. C’est une des conditions pour que la conscience d’un changement global puisse germer.

Devant l’ampleur des défis, il est nécessaire de tout remettre à plat, d’avoir des convictions plutôt que des certitudes, d’accepter de discuter des bilans, non pas dans une logique de concurrence ou d’auto-affirmation, mais pour voir ce qui doit être conservé, élaboré et ce qui doit être laissé de côté. Loin de tout conservatisme d’organisation et de tout fétichisme du passé. Ce qui devient central, comme élément d’ancrage est « ce qu’il faut faire » et qui l’emporte sur « ce que l’on est » ou d’« où l’on vient ». Dans ce processus général de refondation, il y a la nécessité d’une rupture avec les schèmes de construction établis qui ignorent la nécessité d’occuper un espace potentiel, qui va au-delà des corps militants déjà constitués, et sans être contrôlé par quelque organisation que ce soit.

Il s’agit de faire confluer de nouveaux secteurs sociaux au-delà de positions politiques prédéfinies, d’abandonner l’idée que l’on intervient de l’extérieur, qu’il existe des camps politiques fixes, pour ouvrir un nouvel espace politique organisé permettant aux mouvements sociaux de se coaguler, de se regarder dans un miroir commun, d’entrevoir leurs forces collectives potentielles. Les formes de politisation, d’organisation et de radicalisation politique actuelles ne se font pas et ne se feront pas en référence avec les traditions issues du siècle dernier. Il ne s’agit pas d’une simple parenthèse ou d’un détour passager.

La refondation d’un projet d’émancipation globale nécessitera de nouvelles expériences fondatrices qui éclaireront plus concrètement les voies d’une rupture dégagée des échecs précédents. Et dans lequel les militant·es d’une nouvelle génération viendront sans nécessairement être doté·es des expériences et références préalables, mais en fonction de ce qui se fait maintenant dans la situation concrète. Il y aura sans doute dans cette voie d’émergence de nouvelles formes politiques, le produit complexe et différencié des recompositions internes à la gauche radicale et démocratique historique, des effets propres des nouveaux mouvements sociaux et de l’expérience spécifique des nouvelles générations et d’une réorganisation au moins d’une partie du mouvement syndical.

D’une certaine manière, les formes nouvelles de radicalisation passeront d’une manière combinée aussi bien dans les organisations traditionnelles qu’à l’extérieure d’elle. Mais pour une grande part à l’extérieur, compte tenu de la faiblesse organisationnelle, sociale et politique profondément cristallisée des courants actuels de la gauche. Mais cela implique de faire le choix, à un moment donné, de créer ce qui n’existe pas, plutôt que d’« attendre » sur le long terme, les résultats éventuels d’un « renforcement de l’organisation », d’une situation révolutionnaire qui verrait les masses reconnaître la justesse du programme, ou que se réunissent les conditions objectives et subjectives d’une direction alternative. D’autant qu’« une forme d’organisation qui a été utile pour des objectifs précis, dans un cas déterminé, peut devenir carrément un obstacle dans des conditions de luttes différentes[5] ».

Un nouveau sujet politique est donc nécessaire. Une force à la fois unitaire, radicale et indépendante, qui soit le creuset d’une synthèse entre l’ancien et le nouveau, qui concentre et unifie les différentes expériences de luttes à partir d’une boussole politique en constante redéfinition et élaboration. Armée d’une compréhension nouvelle de la construction du « facteur subjectif » où s’intègre une politique de reconstruction d’outils et infrastructure des combats, de recomposition des traditions et pratiques de la gauche de lutte et de refondation[6]programmatique. Une nouvelle force qui refuse toute politique de cooptation, de cogestion et de subordination institutionnelle et revendique la nécessité d’une indépendance totale vis-à-vis des tenants du système, mais qui s’oppose tout autant à une politique d’auto-affirmation identitaire et de division sectaire.

L’idée pratique est que la politique radicale vise à changer les lignes de force en occupant les « failles du système », en donnant une expression politique large aux revendications populaires et en réinventant les modalités de construction des rapports de force. La politique, à partir des mouvements sociaux, c’est aussi l’art d’utiliser la conjoncture pour ouvrir des brèches dans le système de domination, en permettant qu’avance concrètement l’expression sociale et politique des secteurs combatifs, même sous des formes nouvelles.

L’expérience de Podemos peut alimenter notre réflexion : sa construction traduit un besoin politique qui est celle de l’émergence de mouvements sociaux et de formes de contestation amples « par en bas » butant sur la réalité de l’absence d’une alternative politique organisée. Cette prise de conscience est liée à l’accumulation d’expériences de luttes collectives qui, malgré leur ampleur, n’ont pas suffi à changer le rapport de force politique.

Podemos a pu ainsi, lors de sa lancée, capter les processus de politisation de masse et des secteurs militants divers qui ont émergé dans le cadre des combats sociaux, mais qui n’avaient pas d’engagement politique organisé. Mais l’initiative de sa construction elle-même a été portée par des secteurs politiques divers en rupture avec les variantes existantes de la gauche existante, y compris radicale, comprenant la nécessité d’un dépassement. L’évolution ultérieure de Podemos est également riche de leçons : si la nouvelle forme politique ne constitue pas une boussole politique visant à maintenir un lien organique à la conflictualité sociale, si elle ne définit pas clairement son rapport aux institutions, les logiques anciennes d’adaptation reviennent en force. Le neuf s’englue dans l’ancien qui ressuscite.

L’expérience de Syriza est également significative. Issue non pas d’une radicalisation des mouvements sociaux, mais d’une confluence d’un spectre large de courants de gauche en rupture avec la social-démocratie et la tradition communiste officielle, Syriza sur la base d’une politique de soutien et d’investissement dans les mouvements sociaux, en respectant leur autonomie, a pu gagner une nouvelle génération indépendante de ses courants constitutifs. Et assez rapidement une base de masse, à partir d’un profil concret de lutte contre l’austérité et d’une perspective politique compréhensible à une échelle large : la lutte pour un gouvernement anti-austérité maintenant !

Il est également significatif que le contenu de son programme politique dans un premier temps a été construit dans un processus de collaboration active avec les mouvements sociaux, dans leur diversité. L’évolution ultérieure de Syriza montre néanmoins que l’absence de clarté stratégique sur le fonctionnement des institutions, sur la nature de la construction européenne, sur les articulations nécessaires entre réformes et ruptures, sur la nécessité de s’appuyer sur la population, y compris lorsqu’on est au gouvernement, pèse et impose très rapidement une involution des caractéristiques premières.

Au-delà de ces échecs ou limites, et y compris à travers d’autres expériences qui ne sont pas abordées ici, une double leçon apparaît : il n’y a pas de modèles pour la construction d’une nouvelle représentation politique, tout dépend de la situation concrète propre à chaque pays. Mais dans cette période de transition et de crise, on peut penser que ce qui émerge comme possible ce sont des formations politiques liées à des cycles de mobilisations de masses. Celles-ci sont nécessairement hétérogènes, combinant des éléments forts de radicalités, et des éléments de confusion politique et idéologique, inévitables après des décennies de défaites et de crise.

Dépasser la fragmentation de la gauche de lutte marocaine

Le fait qu’une partie de la gauche radicale marocaine, en l’occurrence la Voie démocratique, s’apprête à se déclarer comme un parti lors de son prochain congrès, relève plus d’une auto-affirmation qu’un changement réel du poids et de la place occupée dans les processus globaux de lutte ou d’un renforcement qualitatif de sa base sociale. Une telle autoproclamation, loin d’ouvrir une dynamique de regroupement et de refondation, en constituera un obstacle supplémentaire.

Arguant du fait que la situation objective est marquée par un développement de la crise politique du pouvoir et une montée de la contestation sociale et du bilan tiré des processus révolutionnaires de la région, il s’agirait d’avancer sans tarder vers la construction du « parti de la classe ouvrière et des masses laborieuses ». Tirant le bilan de la difficulté, voire de l’impossibilité de regrouper les différents courants marxistes en raison d’un supposé sectarisme ou de divergences programmatiques, il s’agirait d’entamer par ses propres forces la réalisation de cet objectif. Il ne s’agit pas de nier la nécessité de développer une alternative politique, ni le fait que la situation révèle la possibilité d’affrontements sociaux majeurs. La question est de savoir si un tel parti naîtra seulement du volontarisme organisationnel couplé à une campagne propagandiste.

De même, le bilan de l’échec d’un regroupement tient en partie à la difficulté partagée de dépasser les références idéologiques et les traditions historiques pour penser ce qui peut fonder une convergence des tâches dans la période actuelle en cherchant les voies d’une pratique commune élaborée et discutée collectivement et testée dans la vie réelle à partir des questions politiques concrètes. La référence commune au marxisme et à la nécessité de l’indépendance politique des exploités ne peut faire l’impasse de « militer en commun » pour rendre les discussions plus concrètes sur les possibles différences, et la manière de les surmonter, ni occulter le fait que des difficultés réelles proviennent aussi, non pas des différences idéologiques ou traditions historiques, mais de la manière de faire du « travail de masse[7] » et de cultures organisationnelles plus spécifiques. En tout état de cause un regroupement ne peut être un alignement ou une subordination organisationnelle ou une simple opération tactique, mais un pacte démocratique militant défini en commun, élaboré sur la durée et s’appuyant sur une pratique collective régulière sur le terrain de l’activité.

La Fédération de la gauche démocratique visant à occuper l’espace défunt de l’ancienne opposition démocratique, sans remise en cause des limites et contradictions de sa conception de la lutte pour les réformes est dans l’incapacité d’intégrer les dynamiques sociales et politiques qui émergent et de déjouer les mécanismes d’une institutionnalisation. Véhiculant à la fois des traditions démocratiques radicales et un réformisme assagi, travaillé par une conception hégémonique de la direction de la lutte démocratique, encastré dans une conception dirigiste du mouvement social et bureaucratique dans le travail de masse, en particulier syndical, reproduisant, au-delà du pluralisme formel de tendances et courants, une vie interne hiérarchisée et faiblement démocratique à la base, elle est en réalité en décalage profond non seulement avec les nouvelles formes de luttes et de politisation, mais avec les coordonnées générales de la situation où les possibilités d’un compromis historique avec le pouvoir sont inexistantes. La décision d’accélérer la transformation de la Fédération de la gauche démocratique en un nouveau parti dans la période prochaine se situe dans le cadre d’une orientation politique globale qui ne répond pas aux défis et nécessités d’une rupture avec les conceptions classiques de la lutte démocratique.

Tant la Voie démocratique que la FGD proclament leur volonté d’ouverture, mais il s’agit d’une ouverture formelle sans prise de risque, cadenassée sur le plan organisationnel et politique, dans le cadre des schémas et d’une ligne déjà établis. L’ouverture est pensée comme un ralliement et non un dépassement ou la construction d’un nouvel espace politique tel que nous l’avons esquissé.

Les courants marxistes révolutionnaires, outre leurs divisions, ont du mal à formuler un projet global et des formes d’organisation et de combat répondant aux défis de l’heure. Ils ne disposent ni de la surface sociale nécessaire pour peser centralement dans le champ politique de la gauche, ni de la capacité de construire, à eux seuls, une alternative indépendante. Bien que constatant les limites d’une conception propagandiste et activiste de l’accumulation des forces et d’une délimitation sur la base des « leçons de l’histoire », la question d’une recomposition d’ampleur de la gauche radicale ne fait pas partie de son agenda, tout au plus la recherche d’une unité d’action ponctuelle sur le terrain des mobilisations sociales.

Lorsqu’elle a dépassé ce schéma et revendique le projet d’un parti de classe indépendant pluraliste articulé aux processus sociaux actuels, elle ne rompt pas pour autant avec un schéma d’un front unique où les batailles spécifiques pour une recomposition unitaire de la gauche radicale sont relativisées au profit d’une vision basiste du rôle politique des mouvements sociaux contribuant parfois à ériger les divergences tactiques en obstacles structurels d’un rapprochement.

Aucun de ces courants et organisations n’est en capacité de contribuer au dépassement de la fragmentation actuelle de la gauche de lutte et à sa nécessaire refondation. Cette perspective n’en est pas moins nécessaire.

Construire une nouvelle forme politique de l’alternative se heurte aux divers conservatismes d’organisation, à la faiblesse d’un rapport unitaire militant entre les composantes de la gauche de lutte. Sans doute pèsent aussi les effets propres d’une existence minoritaire prolongée qui nourrit à sa manière des réflexes sectaires. Mais aussi, en l’état actuel du niveau des résistances populaires, où malgré un réveil social réel et multiforme, l’absence de victoires partielles pèse sur l’intensité et les modalités d’un nouveau cycle de politisation et d’organisation qui confronterait, sans échappatoires, la gauche à ses impasses et limites.

Mais la question posée n’est pas moins nécessaire. L’alternative peut-elle naître de la simple croissance organique de tel ou tel courant ? L’alternative peut-elle naître d’une simple addition conjoncturelle ou organique de la gauche de lutte telle qu’elle existe, sans un mou-vement profond de refondation ? Sur la base des schémas historiques du passé ? Sans intégrer les nouvelles coordonnées de la période politique que nous vivons ? L’alternative peut-elle naître seulement d’un front des oppositions issues d’un cycle historique passé et vivant une crise d’orientation, d’implantation et de pratiques ?

Les ressources militantes déterminantes pour un renouveau et une reconstruction se trouvent-elles dans la fermentation des mouvements sociaux, dans leurs pluralités et formes nouvelles, ou dans les appareils politiques qui n’ont connu que des défaites ? L’alternative peut-elle se projeter dans le présent sans de nouvelles hypothèses stratégiques[8] ?

Ainsi, dans la période actuelle, bien qu’un nouveau cycle de luttes sociales soit amorcé, son devenir dépend en partie de celui des configurations politiques qui se cristalliseront. En réalité, la dialectique sociale actuelle pose la nécessité d’une recomposition politique d’ampleur dont la possibilité n’est pas « prédéterminée ». Sortir du passé des défaites, lever les obstacles à un nouveau processus de radicalisation politique des luttes sociales et populaires, nécessite d’agir dès maintenant, au-delà des difficultés réelles, pour ouvrir un nouveau chapitre politique. Sans mode d’emploi garanti ou de modèles préfabriqués.

Cette nécessité s’inscrit dans la situation générale où la crise organique du pouvoir, sur fond d’aiguisement des contradictions sociales, impose une réponse politique d’ampleur à la hauteur de la situation. Réponse qui permet d’avancer vers de nouvelles expériences politiques fondatrices en mesure de ne pas être en extériorité à la possibilité de l’inattendu, de l’évènement[9], et qui ainsi réouvre le champ des possibles. Se tenir prêt collectivement sur la base d’une nouvelle crédibilité pratique, d’un nouveau projet, d’une nouvelle espérance, non pas abstraitement idéologique, mais de l’ordre de la politique concrète est une nécessité qui va au-delà des traits de la conjoncture.

Il existe un large réseau de militants combatifs dans le travail de masse qui n’a plus d’investissement politique organisé, souvent critique ou sceptique, pour des raisons diverses, des « propositions actuelles » mais qui peut se retrouver dans une démarche assumant le refus des divisions actuelles, une pratique réellement démocratique dans les modalités de débat et de prise de décision, un projet redéfinissant, à la lumière des évolutions actuelles, des axes concrets de transformation sociale et démocratique.

Il existe au sein même des formations politiques de la gauche de lutte, indépendamment des appartenances, une couche significative de militant·es ouverte au débat dans une logique de respect mutuel et consciente de la crise et des limites actuelles des héritages militants. Mais surtout, dans le cycle de lutte qui s’est ouvert, toute une nouvelle génération se politise dans des proportions significatives sans se reconnaître dans le champ politique et qui, par son expérience concrète, réalise progressivement l’absence d’une traduction politique à ses propres combats.

Il est nécessaire et possible d’œuvrer à un rassemblement unitaire sur la base d’une plateforme de lutte intermédiaire, transitoire centrée sur des exigences clefs en laissant ouvert le débat nécessairement plus long sur les questions stratégiques. Une telle plateforme aurait pour colonne vertébrale immédiate : la lutte pour l’arrêt des politiques d’austérité, de prédation et des politiques répressives de l’État policier, décliné dans un programme concret d’urgence sociale, écologique et démocratique intégrant d’une manière transversale les luttes contre les discriminations et les oppressions.

Elle viserait à ériger la lutte pour la survie des populations précarisées dans les quartiers populaires, les territoires marginalisés et sur les lieux de travail en enjeu majeur de la confrontation politique qui confronterait, sans échappatoires, la gauche à ses impasses et limites. Elle viserait l’émergence d’une volonté nationale-populaire visant à terme une réappropriation démocratique du pouvoir et de la richesse par le peuple, comme condition de la justice sociale, liberté et dignité pour tous.

Elle permettrait de décloisonner les exigences revendicatives, faire ressortir la pluralité des besoins, des droits et urgences sociales, recréant le « commun » comme ressort collectif de la mobilisation, tout en les articulant à des propositions alternatives de ruptures, compréhensibles à une échelle collective, comme nécessaires pour leur satisfaction réelle et durable. Et permettant d’atteindre la logique globale du système. Il s’agit de déployer la signification concrète de la « liberté, justice sociale et dignité » dans les différents terrains de l’existence sociale par une logique concrète de droits et de besoins, qui prolongent les revendications immédiates et remettent en cause les droits de la minorité maffieuse.

Donner à la lutte démocratique son contenu social est la condition pour tracer les lignes de fractures avec l’ordre établi et que se reconstituent les conditions d’une politisation de masse plus poussée. Cette approche entend globaliser et radicaliser le sens de la démocratie comme processus vers toujours plus d’émancipation, s’appuyant sur la mobilisation collective et autonome des sujets sociaux, sans domaines réservés, ni limites à l’exercice démocratique, de sorte que le contrôle permanent et le droit de décision fondent l’acte démocratique. Elle vise aussi à considérer que seule une articulation de la lutte démocratique avec les questions sociales peut donner une force motrice à l’ensemble de la question démocratique et initier des processus de coagulation populaires.

L’enjeu est l’amorce d’un travail d’unification symbolique et politique contre la prédation, l’arbitraire et l’autorité de la caste mettant en situation de responsabilité et de reddition des comptes le pouvoir central « qui décide de tout mais n’est responsable de rien ». Cet enjeu nécessite un accord général sur la manière d’affronter les évènements en cours pour constituer un rapport de force réel. Notamment le dépassement et la rupture avec les stratégies d’action modelées par la façade démocratique et l’ordre autoritaire, pour investir et consolider un espace autonome où se déploient des formes amples d’auto-organisation et d’unité d’action populaire, des grèves de masses, des pratiques collectives de désobéissance civile face aux autorités et puissances économiques, de coordinations transversales, d’occupations prolongées des espaces publics et des lieux de travail, autant de formes de luttes collectives, hors des registres d’actions conventionnels, qui renforcent les mouvements de masses autonomes et les conditions de leur politisation.

Et d’autre part, en cultivant la défiance organisée par rapport aux stratégies de cooptation, les médiations officielles ou non, ainsi que l’indépendance par rapport aux stratégies partisanes et les structures extérieures à la mobilisation. En somme, l’activation patiente d’expériences de luttes indépendantes qui ont un effet réel sur les rapports de force et la massification des mobilisations.

Mais cette démarche suppose de ne pas considérer les mouvements sociaux comme pré-politiques, ou simple révélateurs de l’état de crise sociale et politique, mais en définitive immatures parce que dépourvus de débouchés politiques clairement identifiables. Il s’agit de dépasser la division très mécanique des tâches et des fonctions, où au mouvement social (et syndical) reviendrait la contestation quotidienne, les revendications immédiates, la résistance, et aux partis, la formulation de l’alternative, des alliances, la lutte contre le pouvoir, la mise en avant de revendications politiques.

Plus que la simple reconnaissance de l’indépendance organisationnelle des mouvements sociaux, ou leur en-fer-mement dans la catégorie d’« instruments de défense organiques des masses populaires[10] », l’enjeu politique est dans la construction permanente des modalités actives de participation populaire, dans l’ouverture des possibilités que les mouvements sociaux s’emparent, à partir de leurs rythmes et particularités, du champ des alternatives et de l’élaboration de leur propre représentation politique. Le terrain politique commence lorsque les secteurs populaires s’affrontent à partir de leurs aspirations immédiates à la politique globale du pouvoir. Il s’agit en réalité d’aborder les mouvements sociaux comme la possibilité ouverte de contester le fonctionnement global de la société, à partir des aspirations immédiates.

L’éclatement du paysage protestataire n’est pas dû à l’absence d’un parti dirigeant ou d’un front d’organisations susceptible de fournir à différentes mobilisations parcellaires, un cadre global cohérent. Le trai-tement des problèmes de coordination, de construction d’un nouveau sens commun entre les contestations implique de reconnaître que les mouvements sociaux sont en capacité de faire la politique.

Dans cette perspective, la constitution de liens entre les différents mouvements sociaux de base dépassant la simple juxtaposition des lieux et des problématiques est un levier nécessaire dans un processus de construction, par en bas, d’un front social et démocratique de lutte, constamment ouvert sur les résistances populaires dans leur diversité, et doté de formes d’organisation où s’expriment les aspirations et la volonté directe des sujets sociaux.

C’est à partir et en lien à ce processus qu’une nouvelle dynamique politique organisée peut émerger. Le terrain des mouvements sociaux ne devrait pas être considéré comme simple « producteurs de résistances » et d’une génération d’activistes potentiels qu’il suffirait de gagner à telle ou telle perspective politique et organisationnelle, mais plutôt comme le levier stratégique d’une nouvelle représentation politique des exploité·es et des opprimé·es, organiquement liée aux nouveaux cycles de mobilisations et expériences de luttes de masse prolongées sur différents terrains.

Pour autant, il est tout à fait juste de relever qu’une alternative politique ne naît pas automatiquement des contradictions sociales et des mobilisations immédiates sur le terrain social et syndical. Elle n’est pas le produit spontané de la dynamique propre des mouvements sociaux. Une construction et médiation politique[11] spécifique qui permettent de dépasser l’horizon limité des luttes immédiates, et un projet qui ne reflète pas seulement une addition des résistances partielles, est nécessaire. Mais plus qu’un débouché ou un relais, cette médiation devrait être abordée comme un processus de rencontre dialectique où les questions de l’organisation d’un combat politique global et des enjeux d’une transformation radicale nourrissent et se nourrissent des avancées concrètes dans les convergences des expériences de luttes, la capacité des mouvements sociaux à s’enraciner dans la société et s’articuler autour d’objectifs communs.

La possibilité hégémonique ici est un principe de rassemblement des forces à partir de ce qui émerge dans le mouvement réel de la lutte des classes. Par en bas, dans les luttes, à partir de la question sociale et dans un nouveau rapport de complémentarité dialectique entre organisations et mouvements. C’est à partir de là que la gauche de lutte, si elle sait porter cette rencontre, peut contribuer à l’unification durable d’un bloc social majoritaire, apparaître non pas seulement comme une force utile à la résistance quotidienne, ce qu’elle n’est pas toujours, mais une possibilité concrète et identifiée d’alternative.

Allons plus loin, la possibilité de cette rencontre suppose la prise de conscience de la nécessité d’un seuil, d’un niveau déterminé de regroupement des forces anciennes et nouvelles qui, par leur coagulation, atteint une capacité critique d’action permettant de peser sur les événements sociaux et politiques. Ce seuil ne peut être atteint par l’action spécifique d’un courant ou d’une organisation, ni même seulement par leur addition dans un front. Ce seuil nécessite un élargissement des bases sociales, l’entrée sur la scène politique d’une nouvelle génération, bien au-delà des sphères d’influence respectives. Elle nécessite pour ces raisons également un nouveau processus politique de refondation de la gauche sociale et politique. Dans cette optique, la fidélité critique à un héritage est celle d’abord dans la possibilité de recommencer pour pouvoir continuer, de se dépasser sans se renier, d’être attentif au nouveau qui peut germer et de s’en saisir. On peut faire notre la définition qu’en donne Alain Badiou et ce qu’elle implique :

Le mot fidélité a une signification négative : ne pas trahir. Pour moi la fidélité n’est pas définissable par la non-trahison, par sa négation. Être fidèle à un événement – la fidélité, c’est toujours la fidélité à une rupture inaugurale, et non à un dogme, une doctrine ou une ligne politique –, c’est inventer ou proposer quelque chose de nouveau qui fasse, pour ainsi dire, revenir la force de rupture de l’événement. C’est tout sauf un principe de conservation ; c’est un principe de mouvement. La fidélité désigne la création continuée de la rupture elle-même. La fidélité conservatrice consiste au contraire à déclarer que quelqu’un doit être considéré comme un ennemi, doit être exclu, sinon même éliminé du fait de sa non-conformité au sens de l’évènement initial. […] La fidélité signifie que ceux qui entrent dans cette discussion commune ont pour devoir de considérer que s’il y a une contradiction entre eux, cette contradiction ne doit en aucun cas être identifiée à la contradiction avec les ennemis[12].

Notes

[1]. Enzo Traverso, Mélancolie de gauche, la force d’une tradition cachée (19e-21e siècle), Paris, La Découverte, 2016, p. 100.

[2]. Jacques Rancière, En quel temps vivons-nous ? Conversations avec Éric Hazan, Paris, La Fabrique, 2017.

[3]. On se souvient de la définition de Marx, souvent oubliée, qui associe le projet communiste à celui d’une société où « le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ».

[4]. Rosa Luxemburg avait également noté cette dialectique d’en bas dans un contexte d’essor des luttes de masses : « Mais là non plus le mouvement n’est pas déclenché à partir d’un centre, selon un plan conçu à l’avance : il se déclenche en divers points pour des motifs divers et sous des formes différentes pour confluer ensuite », Rosa Luxemburg, « Grèves de masse, partis et syndicat », https://www.marxists.org/francais/luxembur/gr_p_s/greve4.htm.

[5]. Lukács, Lénine, op. cit., p. 61.

[6]. Ces exigences impliquent à leur tour un rapport spécifique à la théorie pour se situer dans l’esprit de ce qu’Ernest Bloch appelait le « courant chaud » du marxisme. La lutte contre toute forme de dogmatisme nécessite une confrontation et d’un dialogue ouvert avec l’ensemble des théories critiques et analytiques en particulier dans les champs peu explorés par le marxisme classique ou nécessitant une réactualisation. Il existe d’importants outils d’analyses venant d’autres courants de pensée de l’économie, la sociologie, l’écologie critique, les études de genre, la psychanalyse, les approches postcoloniales, etc., mais aussi à travers la (re)découverte de la richesse et diversité d’autres traditions de lutte, (écologie, féminisme, luttes décoloniales) et la transmission dans sa diversité de l’histoire et la culture du mouvement ouvrier. Mais au-delà de ces apports, l’élaboration d’une nouvelle visée émancipatrice nécessitera une vaste discussion libre, une élaboration collective, une collaboration mondialisée, un débat critique et autocritique, et une ouverture sur les expériences sociales en cours et à l’avenir.

[7]. Ainsi les divergences sur la question du travail syndical constituent un des obstacles les plus importants à un rapprochement. La Voie démocratique constate, notamment dans ses congrès, sans que pour autant la situation ait changé, l’affirmation d’un courant syndical qui fonctionne d’une manière autonome et qui constitue, au-delà de références partagées, un problème politique dans la mesure au nom de l’indépendance organisationnelle du syndicat, la conception de la lutte politique prend un caractère « économiste ». Cela transparaît dans la manière dont est pensé le rapport aux directions bureaucratiques, les illusions sur une possible « guerre de conquêtes de positions, », la nature des compromis possibles, la conception de l’unité syndicale, etc. sans parler des tendances à l’institutionnalisation de certains cadres au-delà de la rhétorique des communiqués. Point parmi d’autres qui nécessiterait d’être abordé sans surenchère verbale ou polémiques gratuites, mais sans déni des réalités pour envisager le commun possible.

[8]. Nous reprenons ce terme à Daniel Bensaïd pour dépasser la notion de modèle : « Une hypothèse, c’est un guide pour l’action, à partir des expériences du passé, mais ouvert et modifiable en fonction d’expériences nouvelles ou de circonstances inédites. Il ne s’agit pas de spéculations, mais de ce que l’on peut retenir des expériences passées qui sont le seul matériau dont nous disposons, sachant que le présent et l’avenir seront riches de nouveauté et de surprises. Les révolutionnaires courent par conséquent le même risque que les militaires dont on dit qu’ils sont toujours en retard d’une guerre », Daniel Bensaïd, Penser agir, Paris, Lignes, 2008, p. 169.

[9]. Car la période qui vient, est bien celle qui est propice à « l’évènement », ce qui ne se laisse pas anticiper, « ce qu’on ne voit pas venir » et qui déjoue les attentes, Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993.

[10]. Ce terme utilisé dans l’approche politique de la Voie démocratique est relativement flou et ambigu. Il tend à la fois à désigner les organisations sociales indépendantes du pouvoir plus ou moins stabilisées et les mouvements sociaux issus des contestations de la base. Il n’y a pas une prise en compte des différences qualitatives entre l’espace militant institué et l’espace des mouvements sociaux. De même la notion de défense organique situe les organisations et mouvements dans une fonction partielle de représentation défensive d’intérêts partiels ou spécifiques et donc sans capacité de politisation autonome et sans rôle stratégique dans la construction d’une alternative politique et d’une convergence des mobilisations, qui relèvent uniquement « du parti ».

[11]. Comme le note Stephano Palombarini : « Médiation, c’est peut-être un terme trompeur car il fait penser à la recherche d’un juste milieu entre des demandes différentes. Or, il ne suffit pas de répondre un peu à chaque demande pour arriver à une synthèse. La médiation politique, surtout celle qui réussit, est un processus plus complexe qui correspond à l’élaboration d’un projet qui doit avoir une cohérence interne, mais dans lequel des groupes porteurs d’attentes diversifiées puissent simultanément se reconnaître. Là encore il s’agit d’une opération hégémonique », www.revolutionpermanente.fr/Gramsci-Gilets-jaunes-et-perspectives-pour-une-alternative-au-capitalisme-neoliberal.

[12]. http://www.regards.fr/web/article/alain-badiou-la-philosophie-doit.

Lire hors-ligne :