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Difficile de rendre hommage à Gil Scott-Heron sans contredire la profonde humilité avec laquelle lui-même décrivait son parcours. De son vivant déjà, le poète refusait l’étiquette d’ « inventeur du rap » qui était devenue presque indissociable de son nom. Dans un texte de novembre 1998 intitulé « Words are for the Mind », il annonçait refuser le titre et nommait ceux qui l’avaient inspiré1. On voyait en lui un créateur ; lui se rêvait en passeur.

 

Son travail de romancier, de poète, de chanteur et d’activiste politique a opéré la jonction entre la fureur révolutionnaire des années du « Black Power » et les rafales de rimes sarcastiques du hip-hop. En refusant d’endosser le costume de l’inventeur, Gil Scott-Heron ne faisait pas acte de fausse modestie mais indiquait plutôt combien le rôle de passeur lui paraissait infiniment plus noble, plus en accord avec sa philosophie de vie.

Gilbert Scott-Heron n’a que six ans en décembre 1955, le jour où Rosa Parks refuse de céder sa place à un passager blanc dans un bus de Montgomery, en Alabama. Dans l’état limitrophe du Tennessee, où il vit avec sa grand-mère depuis la séparation de ses parents, le gamin aux origines africaines, américaines et jamaïcaines n’a sans doute pas conscience de ce qui est en train de se jouer à cinq cent kilomètres au sud de chez lui ; pourtant, lui et les siens sont directement concernés par les lois « Jim Crow » pour la ségrégation raciale qui divisent le pays depuis quatre-vingt ans. Cette enfance passée dans le Sud à l’époque des premiers éclats de voix du mouvement pour les droits civiques ressortira dans toute sa rugosité dans les écrits du jeune homme qu’il deviendra dans les années 1960, de retour dans le Nord qui l’avait vu naître.

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Dès le lycée, son talent pour l’écriture saute aux yeux d’un professeur d’anglais, qui l’aide à obtenir une bourse pour rejoindre une prestigieuse école privée progressiste, la Fieldon School ; après quoi Scott-Heron s’inscrit dans une université noire de Pennsylvanie, la Lincoln University, qui avait vu passer parmi ses étudiants celui qui est alors devenu le modèle littéraire du jeune homme, le poète africain-américain Langston Hughes. C’est dans cet établissement qu’il rencontre celui qui restera longtemps son compagnon de route, le musicien Brian Jackson, et qu’il commence à travailler sur ses romans The Vulture et The Nigger Factory2.

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Dès ses premiers travaux, Gil Scott-Heron apparaît à la fois comme l’incarnation parfaite de l’artiste de son époque et comme un personnage à part, évoluant toujours dans un léger décalage. Par son parcours, il semble avoir vécu en condensé l’expérience des Noirs américains au vingtième siècle : la « Grande Migration » des années 1910 et 1920, qui a amené tant d’hommes et de femmes à quitter le Sud pour le Nord en rêvant de conditions meilleures, il l’a revécue à sa façon en rejoignant le Bronx à l’âge de douze ans.

La ségrégation et la lutte politique font également partie de son expérience, tout comme le vaste mouvement intellectuel de prise de conscience de soi, de son histoire et de sa culture, qui avait été initié par W.E.B. Du Bois au tournant du siècle et que Scott-Heron rejoue en mineur en se cherchant des modèles dans des écrivains de la « Harlem Renaissance » ou des musiciens de jazz – en particulier John Coltrane, icône de la jeunesse noire révoltée. C’est riche de ce travail d’appropriation personnelle d’une histoire de luttes culturelles et politiques que le jeune homme de dix-neuf ans se lance dans l’écriture de ses premiers textes amenés à être publiés, en 1968.

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L’année 1968 est une année-charnière tant à l’échelle de la communauté africaine américaine qu’à celle du pays tout entier. Point culminant de la « contre-culture », elle voit en particulier la contestation contre la guerre du Viêt-Nam s’intensifier, au son de la musique de la génération hippie. Dans l’histoire des Noirs américains, elle est tout aussi capitale, du salut du « Black Power » sur le podium des Jeux olympiques de Mexico à la création du premier département de « Black Studies » à l’université de San Francisco, sans oublier l’assassinat de Martin Luther King le 4 avril à Memphis.Les années de lutte pour les droits civiques laissent la place à un mouvement plus radical, le « Black Power » : il n’est plus question de demander pacifiquement une place dans la société américaine, mais d’affirmer avec vigueur sa fierté d’être noir, et sa volonté de vivre dans un monde débarrassé de l’aliénation du Noir par le Blanc.

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Sur le plan culturel, le mouvement se traduit par une effusion de créativité aux accents revendicatifs et révolutionnaires, que l’on a souvent désignée de l’expression de « Black Arts Movement ». Poésie, théâtre, peinture et musique sont mis au service de la lutte politique pour la dignité des Noirs, dans une radicalité qui entend détruire les frontières entre l’artiste et son public, entre l’art et la politique. Le poète et militant auquel on attribue le plus souvent la paternité du mouvement, Amiri Baraka (né Leroi Jones) est l’un des modèles cités par Gil Scott-Heron dans « Words are for the Mind », aux côtés d’Oscar Brown Jr. et des Last Poets.

C’est nourri par les éclats de voix de ces activistes culturels eux-mêmes nourris au jazz, au blues, à l’argot de la rue et aux textes de Richard Wright et de Claude McKay que le jeune écrivain en devenir s’attèle à l’écriture de ses récits et poèmes, tout en travaillant – et vivant – dans un pressing de son quartier. Par chance, un éditeur accepte de publier The Vulture ainsi qu’un volume de poésie, Small Talk at 125th and Lenox. Une nouvelle voix s’est jointe au concert de paroles enragées qui constitue le fond sonore de cette époque sismique.

Si Gil Scott-Heron est un artiste particulièrement emblématique du moment contre-culturel de la fin des années 1960 et du début des années 1970 c’est dans la destruction qu’il opère des catégories par lesquelles on pensait les arts avant cette période. Fidèle à W.E.B. Du Bois pour qui « Tout art est propagande », l’auteur fait de la performance poétique une tribune politique, abordant une multitude de thèmes controversés pour appeler ses concitoyens à la révolte et à la réflexion3.

Il fait également tomber, comme l’avaient fait avant lui Amiri Baraka et les Last Poets, la barrière entre poésie écrite et poésie orale : son recueil de poésie Small Talk sort à la fois sous forme de livre et de disque. Sur ce dernier, Scott-Heron déclame ses textes sur fond de percussions dans une petite salle de la rue emblématique de Harlem, la 125e rue.

C’est là qu’apparaît pour la première fois « The Revolution Will Not Be Televised », son texte le plus connu à ce jour. Pamphlet contre les médias de masse et la relégation des Africains-Américains dans des ghettos sordides, le morceau est une bande-son parfaite aux manifestations agressives du « Black Power » ; elle reprend d’ailleurs les credos artistiques distinctifs du « Black Arts Movement », en particulier dans sa dénonciation de la mise en scène du monde par le pouvoir blanc et ses médias : « The revolution will be live », scande-t-il en conclusion du morceau.

Cette poésie de la parole directe, sans médiation, de l’oralité recoupe ce que disait Amiri Baraka à propos de la philosophie de son mouvement :

« Nous avons créé le mot comme musique vivante, l’élevant hors de la page d’albâtre immobile et apollinienne. À présent, les mots devenaient comme une partition. Comme celles de Duke Ellington, nous espérions être élevés hors de la page, comme une composition être mis en musique, par le Griot, pour vivre pleinement »4

Pourtant, malgré ces affinités et la virulence de son propos, Gil Scott-Heron n’est pas un artiste du « Black Arts Movement », et dans ses textes s’annoncent déjà les contours de l’époque à venir. « The Revolution Will Not Be Televised » est peut-être un brûlot politique, mais l’usage qu’elle fait du langage laisse entrevoir le goût pour la gratuité formelle et pour le détournement de références culturelles qui caractérisera bientôt le hip-hop. Une grande partie du texte est ainsi composée de clins d’œil à des publicités télévisées et à des slogans, comme quand le « Ajax cleans like a white tornado » de la célèbre marque de lessive en vient à symboliser le lavage de cerveau imposé par le pouvoir blanc.

En multipliant les références et les détournements, l’auteur critique les médias tout en insérant ironiquement son travail dans leur sillage : si ses auditeurs saisissent l’humour de ses répliques, c’est qu’ils ont eux-mêmes connaissance de ces objets médiatiques, qu’ils sont aliénés par eux. L’humour omniprésent dans les autres textes de Small Talk tranche également avec le ton parfois sentencieux des artistes-militants du « Black Arts Movement », comme dans « Whitey on the Moon », où Scott-Heron ridiculise les prétentions technologiques et impérialistes d’un pays où une partie importante de la population vit dans des conditions dignes de nations non-industrialisées.

Dans son roman The Nigger Factory, l’écrivain attaque frontalement le système éducatif américain, affirmant dans une préface rageuse que celui-ci aliène les jeunes Noirs et repose sur des principes inégalitaires et racistes5. Mais la manière dont le texte met en scène le système et le parcours d’acteurs confrontés à ses limites évoque tout autant la rage des années 1960 que le Ralph Ellison de Invisible Man, exécré par Amiri Baraka et ses camarades pour ne pas être assez radical dans son affirmation de son identité noire ; de même, dans sa préface à The Vulture, Scott-Heron affirme qu’il a écrit ce texte « pour tout le monde », ce qui contredit le credo du « Black Arts Movement » selon lequel seuls les Africains-Américains doivent être visés par les « arts noirs »6.

On peut donc, comme il le souhaitait lui-même, replacer le travail de Gil Scott-Heron comme une étape dans un flux d’actes créatifs et politiques complexe et ininterrompu. En amont, Langston Hughes et Claude McKay, Ralph Ellison et Richard Wright, Amiri Baraka, Oscar Brown Jr. et les Last Poets, Jimmy Reed, Otis Redding, John Coltrane et Billie Holiday, Malcolm X et les Black Panthers ; en aval, les rappeurs Chuck D, Mos Def, Common et Q-Tip, les écrivains Paul Beatty et Carl Hancock Rux, ou encore l’artiste multiforme Saul Williams.

Scott-Heron a puisé dans l’époque de son apprentissage une rage qui l’a animé jusqu’à la fin de sa vie – la chanson Your Soul And Mine, datée de 2010, en est la preuve – tout en refusant d’y sacrifier la puissance émotionnelle et expressive des genres artistiques dont il s’inspirait. Dans un texte de 1993, le poète refuse l’étiquette d’« agitateur-radical-militant », préférant voir dans ses textes des « spirituals »7.

Tout en réaffirmant l’héritage « noir » de son art – qu’il s’agisse de l’héritage politique de Martin Luther King et Malcolm X ou de l’héritage culturel du blues, du jazz et de la soul – Gil Scott-Heron donne à voir combien l’expérience d’un peuple ou d’un groupe particuliers peut trouver d’échos au sein d’autres groupes, comme le montre aujourd’hui le vaste éventail de personnalités qui rendent hommage au poète-chanteur.

C’est pour cette raison qu’il tenait tant à être perçu comme un passeur : pour lui, musique et écriture ne servent jamais à affirmer un lieu ou un mode de vie, ni même à faire passer un message univoque. Elles sont toujours à la lisière du conscient et de l’inconscient, et la rage politique ou communautaire ne doit jamais se débrancher du fond de rêverie et d’ambiguïté qui la transforment en expérience artistique. À propos de son œuvre écrite et musicale, il affirmait encore en 1993 : « beaucoup de ces formes de sons et ces concepts me sont tombés dessus depuis un lieu indéterminé. »

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Refusant de se mettre au premier plan d’une histoire politique et culturelle par laquelle il s’est senti possédé davantage qu’il ne pense avoir contribué à l’inventer, Gil Scott-Heron a affirmé une posture de création engagée – pour le droit à l’auto-détermination, à la dignité économique – mais qui évitait à l’avance les dangers de la révolte médiatique et spectaculaire, de la subversion marketée et de l’égocentrisme des révolutionnaires du show-business.

Sa voix, conservée dans des livres et des disques finalement peu nombreux, a pourtant pénétré la culture de masse sans se laisser modeler par elle, et reste comme un bel exemple de ce que peut donner la colère dans les mains d’un artiste généreux et sans complaisance. Prouvant, comme le disait Wittgenstein, que « le génie, c’est le courage dans le talent »8 – le courage et la rage.

 

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références

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1 Gil Scott-Heron, « Words are for the Mind », in Now and Then, Canongate, Edimbourg, 2000, pp. xiii-xvii.
2 Nat Hentoff, « Gil Scott-Heron, an Introduction », in Gil Scott-Heron, Small Talk at 125th and Lenox, Flying Dutchman, New York, 1970, pp. 2-5.
3 W.E.B. Du Bois, « Criteria of Negro Art » (1926), in Writings, Library of America, New York, 1986, pp. 993-1002, citation p. 1000.
4 Amiri Baraka, préface à Abiodun Oyewole, On a Mission: Selected Poems and a History of the Last Poets, Henry Holt, New York, 1996, pp. xiii-xvii, citation p. xiii.
5 Gil Scott-Heron, « Author’s Note », in The Nigger Factory (1972), Canongate, Edimbourg, 1996, pp. ix-x.
6 Gil Scott-Heron, « The Bird is Back », in The Vulture (1970), Canongate, Edimbourg, 1996, pp. ix-xii.
7 Gil Scott-Heron, « Spirituals », in Now and Then, Canongate, Edimbourg, 2000, p. xvii.
8 Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées (1964), Garnier-Flammarion, 2002, p. 100.