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La réponse que J.-M. Harribey adresse à mes critiques reprend, pour l’essentiel, des raisonnements qu’il a déjà développés par ailleurs. Rien de plus normal, s’agissant d’une théorie exposée depuis plusieurs années, maintes fois attaquée et maintes fois défendue.

Avant toute autre chose, je concède bien volontiers avoir utilisé en certaines occasions des formulations approximatives, sinon erronées, en particulier en ce qui concerne la manière dont sa thèse s’articule à la comptabilité nationale, dont je suis loin d’être un spécialiste. Il me semble néanmoins que ces erreurs, que J.-M. Harribey relève à juste titre, n’invalident pas mes principaux arguments sur le fond. C’est donc sur ceux-ci que je souhaiterais revenir, en tentant de les reformuler pour plus de netteté.

Les lignes qui suivent laisseront dans l’ombre bien des aspects abordés par le texte détaillé auquel elles répondent ; mais il m’est impossible de discuter chaque point sans accoucher d’un indigeste pensum. Au risque d’être parfois abrupt, je m’efforcerai donc d’être concis, et me concentrerai sur ce qui me paraît constituer le cœur du problème, à savoir le statut des impôts et des valeurs produites par les fonctionnaires.

L’argumentation de J.-M. Harribey se déploie en trois temps principaux :

– La vision marxiste traditionnelle des impôts comme un prélèvement sur la valeur créée dans le secteur marchand se heurte à des contradictions logiques, qui se révèlent tout particulièrement dans un raisonnement « à la limite ».

– La solution à ce qu’on peut appeler « le paradoxe du prélèvement » consiste à reconnaître que le travail des fonctionnaires, lui aussi, est créateur de valeur à part entière ; les impôts ne sont donc pas un prélèvement sur une valeur créée dans le secteur privé, mais le paiement de la valeur générée par les fonctionnaires eux-mêmes.

– Cette révision théorique est un préalable pour ouvrir la perspective d’une « démarchandisation du monde » que la vision marxiste traditionnelle ne permet pas de penser correctement.

 

Paradoxe du prélèvement, ou paradoxe… du paradoxe ?

Tout part donc d’une critique vigoureuse de l’analyse classique de l’improductivité des fonctionnaires, et de la nature de l’impôt comme un prélèvement sur la valeur créée dans le secteur privé, analyse censée aboutir à des conclusions intenables :

« Dans la problématique du prélèvement de quelque chose existant préalablement, la valeur ajoutée nette (ou produit net) est la même qu’il n’y ait pas d’État ou qu’il y en ait un, puisqu’il a un simple transfert de valeur de la sphère capitaliste considérée, comme seule productive, vers la sphère non marchande, considérée comme improductive. Ainsi, l’intervention de l’État n’aurait aucune action sur le produit net »1.

Or, cette conclusion, censée frapper les esprits, ne se déduit nullement des prémisses. Tout marxiste sain d’esprit – il y en a tout de même quelques-uns – sait qu’une bonne partie des services publics contribue à augmenter le produit global marchand ; que la qualification des salariés ou la qualité des infrastructures de transport, par exemple, ont un impact considérable sur la productivité de l’ensemble du travail social. Cela n’est en rien contradictoire avec l’idée que ces services, par eux-mêmes, sont improductifs de valeur marchande et/ou monétaire et que, pour fonctionner, ils doivent ponctionner une partie de la valeur marchande qu’ils ont indirectement contribué à créer. Pour employer une analogie, constater que les salariés qui fabriquent engrais et tracteurs ne produisent pas de nourriture et qu’ils doivent par conséquent être alimentés par le fruit du travail des agriculteurs, ne permet pas de conclure que les engrais et les tracteurs n’ont aucune action sur la production agricole. Et, inversement, constater l’effet des engrais et des tracteurs sur la production agricole n’amène nullement à affirmer que les travailleurs qui les produisent feraient pousser une sorte étrange de nourriture.

Mais c’est avec le « paradoxe du prélèvement », où J.-M. Harribey imagine un raisonnement « à la limite », que l’analyse marxiste traditionnelle est censée révéler clairement son inconsistance. Selon ce raisonnement, si le secteur étatique croissait jusqu’à représenter la grande majorité de l’activité économique, on aboutirait à l’idée absurde que le salaire des 99% de fonctionnaires est prélevé sur le 1% d’économie privée. Je rétorquais alors que si 99% de la production sociale prenait la forme de biens gratuits, alors le salaire des 99% de fonctionnaires, de même que celui du 1% de salariés du secteur privé, serait réduit dans les mêmes proportions. Le poids du prélèvement diminuerait en même temps que la masse sur laquelle ce prélèvement serait effectué. Il n’y aurait pas un déséquilibre croissant et insoutenable mais, en quelque sorte, une dissolution de l’impôt.

Dans sa réponse, J.-M. Harribey admet la validité de mon objection, mais uniquement dans la mesure où elle présuppose la gratuité des services publics, c’est-à-dire la disparition de la monnaie – elle-même conditionnée par l’hypothèse d’une utopique abondance. Or, dans le monde réel, l’abondance sans limite n’existe pas et, si l’État peut choisir de fournir ses prestations gratuitement, leur production nécessite des ressources qui ont un coût ; la démarchandisation ne peut donc être conçue comme une démonétisation, et le paradoxe conserve toute sa pertinence.

Je maintiens pourtant que, même dans le cas de figure où la croissance des activités de l’État ne s’accompagne pas – ou pas entièrement – d’une démonétisation, la conception traditionnelle des impôts ne fait apparaître aucune contradiction logique insoluble. Dans cette hypothèse, en effet, à qui l’État et les fonctionnaires qu’il salarie devraient-ils continuer d’acheter des marchandises ? Certainement pas au secteur privé, puisque le paradoxe le suppose, par définition, en voie de disparition. Les marchandises achetées par l’État et par ses fonctionnaires ne pourraient donc être produites et vendues que par l’État lui-même. Au demeurant, je reste perplexe sur l’opportunité de qualifier de « démarchandisation » une situation où les biens continuent d’être achetés et vendus, fût-ce par l’État et à des prix administrés. On touche là aux limites de notre vocabulaire, forgé pour désigner des phénomènes chimiquement purs et peu adapté à ces situations intermédiaires. Mais si les biens vénaux produits par une économie entièrement étatisée ne sont sans doute pas des marchandises à part entière, ils en possèdent néanmoins certaines caractéristiques essentielles.

Revenons au paradoxe du prélèvement. Dans une telle configuration, l’État continuerait donc de devoir assumer des dépenses monétaires. Mais, par hypothèse même, ses propres productions seraient vendues, et le produit de ces ventes fournirait donc les recettes couvrant ses dépenses. La nécessité d’un impôt sur la valeur créée dans le secteur privé disparaîtrait en même temps que ce secteur privé lui-même. On peut certes imaginer que l’État fasse le choix de vendre ses productions au-dessous de leur prix coûtant, et de continuer à combler la différence par l’impôt. Mais cet impôt serait alors prélevé sur le revenu des salariés (fonctionnaires) et non sur la valeur ajoutée par un secteur privé virtuellement éteint.

Autrement dit, le prélèvement que constitue l’impôt, et qui se trouve au cœur du paradoxe imaginé par J.-M. Harribey, se dissout quelle que soit la manière dont on imagine l’étatisation croissante de l’économie. Si les productions de l’État sont fournies à titre gratuit, l’impôt disparaît en même temps que la nécessité de la monnaie. Si elles sont fournies à titre payant, la monnaie perdure, mais l’impôt – en tout cas, celui qui frappe la valeur ajoutée par le secteur privé – disparaît avec celui-ci, remplacé par les recettes fournies par les productions d’État. Dans un cas comme dans l’autre, le paradoxe du prélèvement n’existe pas.

Au demeurant, et pour conclure sur ce point, on peut se demander pourquoi J.-M. Harribey n’a pas enfoncé le clou jusqu’à la tête, et pourquoi il a choisi une expérience de pensée dans laquelle le secteur privé n’avait pas totalement disparu. Son raisonnement se serait en effet exprimé avec davantage de netteté s’il avait poussé ses hypothèses jusqu’à leur terme, à savoir une étatisation complète de l’économie. Il aurait alors dû écrire que selon la conception marxiste traditionnelle, seul l’impôt pouvant financer les services publics, l’étatisation achevée de l’économie est aussi impensable qu’une division par zéro. L’erreur de raisonnement serait alors apparue d’autant plus clairement : une économie entièrement collectivisée n’a nul besoin de prélever des impôts sur un secteur privé inexistant : quel que soit son degré de (dé)monétarisation, elle engendre elle-même les ressources qu’elle utilise.

 

Les fonctionnaires producteurs de valeur

J.-M. Harribey propose donc une solution à un problème qu’il perçoit, mais qui n’existe pas. Voyons à présent si celle-ci ne crée pas des problèmes qui existent, mais qu’il ne perçoit pas.

Les fonctionnaires créent de la valeur, dit-il, et l’impôt vient en paiement de cette valeur, à la manière dont les achats de marchandises viennent en paiement de la valeur créée dans le secteur privé. L’idée n’est pas saugrenue, et au premier abord, cette manière de décrire la réalité paraît tout aussi satisfaisante que l’analyse traditionnelle en termes de prélèvement. Elle repose sur une innovation théorique : la caractérisation des services publics fournis à titre gratuit comme des « valeurs monétaires non marchandes », ce qui appelle au moins deux remarques.

La première procède du principe connu sous le nom de « rasoir d’Occam ». Celui-ci impose, entre deux théories à pouvoir explicatif équivalent, de choisir celle qui nécessite le moins d’hypothèses. Une fois dissipé le paradoxe censé grever la théorie du prélèvement, il s’avère que celle-ci explique tout aussi bien la réalité que celle de la « valeur monétaire non marchande », mais sans avoir besoin de cette innovation conceptuelle.

La deuxième remarque porte sur l’adéquation de ce concept avec la réalité qu’il est censé désigner. D’un point de vue général, la possibilité qu’un bien possède un équivalent en monnaie sans être pour autant une marchandise n’est pas absurde ; si l’on suit, par exemple, les belles analyses d’Alain Testart sur l’opposition entre échange marchand et échange non marchand2, il faut distinguer d’une part les biens qui sont destinés à être vendus indépendamment de toute relation personnelle entre le vendeur et l’acheteur, d’autre part ceux pour lesquels la vente est soumise à l’existence d’une relation personnelle préalable. Dans les deux cas, il s’agit bel et bien d’un échange, et la plupart du temps, le bien est payé avec de la monnaie (fût-elle « primitive »). Seul le premier, cependant peut être dit « marchand ». Quant au second, l’anthropologie sociale en fournit d’innombrables exemples.

Mais ce n’est pas du tout de cela dont parle J.-M. Harribey, qui choisit de désigner par ce terme les services publics produits par les fonctionnaires. Or, si l’on voit très bien en quoi des biens et services gratuits sont des valeurs « non marchandes », leur caractère « monétaire » est beaucoup moins évident.

On s’étonnera peut-être de cette réticence ; les services publics ne coûtent-ils pas de l’argent à la collectivité ? Les impôts ne représentent-ils pas une forme d’achat de ces services, sinon à l’unité, du moins pris dans leur ensemble ? Ces réponses ne me semblent pas acceptables. Ce que les impôts payent n’est pas les services publics, mais le coût monétaire de ces services. On rétorquera peut-être à cela qu’il s’agit d’une seule et même chose, ces services étant vendus à prix coûtant. Mais, et c’est le point critique, ces services ne sont pas vendus, et on ne peut affirmer le contraire qu’en tordant la réalité pour la faire entrer de force dans un concept inadéquat. Dire des services publics fournis à titre gratuit qu’ils sont monétaires parce que leur production exige de la monnaie, c’est opérer un glissement sémantique et logique. Les services publics sont des valeurs d’usage qui, dans le cadre de la comptabilité nationale, sont évaluées en monnaie, ce qui est tout différent. Le fait que leur production puisse nécessiter une dépense de monnaie n’en fait pas davantage des valeurs monétaires que l’utilisation par les capitalistes de ressources gratuites pour produire leurs marchandises ne transforme celles-ci, fût-ce partiellement, en valeurs non monétaires.

Au passage, une parenthèse s’impose, à propos de la manière dont les raisonnements de J.-M. Harribey semblent marqués par une sorte de fascination pour la monnaie. Passons sur le reproche qui m’est fait d’assimiler la monnaie au capitalisme ; il me laisse d’autant plus perplexe que j’ai consacré une partie importante de mes recherches à l’émergence de la monnaie dans les sociétés néolithiques. Mais inversement, comme beaucoup de ses collègues keynésiens, J.-M. Harribey voit la monnaie partout dans le passé, le présent et l’avenir, et l’érige en horizon si indépassable que la supprimer serait selon lui supprimer la société elle-même – cette affirmation semble si importante à ses yeux qu’elle vient même conclure sa contribution.

Sans même évoquer les sociétés sans richesse qui ont représenté la plus grande partie de la préhistoire humaine3, il suffit pourtant d’observer ce qui se passe dans le cadre du capitalisme lui-même pour voir que la monnaie ne représente pas la seule manière d’organiser le travail social ou d’en répartir les fruits. Indépendamment du jugement que l’on porte sur leur utilité sociale, les cours des enseignants d’économie, les leçons de pianos du conservatoire, l’entretien des routes ou les coups de matraque des CRS, bien que n’existant pas en quantités illimitées, sont tous délivrés à titre gratuit et selon des règles spécifiques qui ne font pas intervenir les relations monétaires.

Quelle place conservera la monnaie dans une société débarrassée de la recherche assoiffée du profit et de « l’inquiétude humiliante quant à la taille des rations4 » ? Il serait d’autant plus spécieux de vouloir le prédire que cette place variera sans nul doute au cours des lieux, du temps et des différentes expérimentations que tentera la collectivité humaine, enfin maître de sa propre économie, pour la gérer le plus rationnellement possible. Mais assigner à l’avance des limites à l’œuvre consciente de cette collectivité en supposant qu’elle ne sera pas capable de concevoir des instruments plus performants que la monnaie, alors même que de tels instruments existent déjà au sein du système capitaliste, est une forme de myopie.

 

Euthanasier le capitalisme, ou l’abattre ?

Avant d’aborder le raisonnement politique qui sous-tend la révision théorique entreprise par J.-M. Harribey, il me faut faire trois remarques liminaires.

Tout d’abord, il semblera peut-être hors-sujet de consacrer plusieurs paragraphes à un raisonnement que Jean-Marie Harribey ne fait qu’esquisser. Je crois pourtant qu’il motive l’ensemble de sa démarche, et qu’on ne peut comprendre celle-ci sans examiner celui-là avec attention.

Ensuite, c’est de ce raisonnement politique, et de lui seul, que j’écrivais qu’il pouvait être « retourné comme un gant », sans une once de mépris, mais avec la ferme conviction de souligner un clivage profond. Là où J.-M. Harribey affirme que « construire en théorie une légitimation de la sphère monétaire non marchande5 » suppose de cesser de concevoir l’impôt nécessaire aux services publics comme un prélèvement sur la richesse créée dans le secteur privé, j’affirme au contraire que la seule « démarchandisation » qui vaille devra avoir pour acte fondateur l’expropriation sans indemnité ni rachat de la classe capitaliste, c’est-à-dire le prélèvement le plus massif et le plus définitif qui soit ; ce que J.-M. Harribey présente comme un problème est précisément la solution.

La troisième remarque est qu’il y a quelque chose d’assez troublant dans la manière dont J.-M. Harribey, à l’instar de bien d’autres, utilise ses références théoriques. Selon lui, seule une correction de K. Marx par J. M. Keynes permettrait de penser de manière cohérente la « démarchandisation », c’est-à-dire, pour appeler un chat un chat, la transition vers une économie socialiste, débarrassée de la propriété privée et de la course irresponsable au profit. Or, est-il nécessaire de rappeler que K. Marx était un ennemi déclaré du système capitaliste, tandis que J. M. Keynes en était un défenseur tout aussi avoué, qui ne se positionnait pas même à gauche sur l’échiquier politique de son temps ? Ainsi, à en croire J.-M. Harribey, K. Marx, qui œuvrait à la mise à mort du capitalisme, ne serait pas rendu compte que sa théorie contribuait en réalité à pérenniser l’ordre existant, tandis que J. M. Keynes, qui voulait sauver ce même capitalisme, n’aurait pas réalisé les conséquences subversives de ses raisonnements. Ces deux grands penseurs se seraient donc fourvoyés de manière symétrique sur leurs propres idées jusqu’à ce que, plusieurs décennies plus tard, la lumière soit enfin faite sur ce double malentendu. Qu’il soit donc permis d’émettre une autre – et plus triviale – hypothèse : que le recours à J. M. Keynes, qui caractérise l’ensemble de la « gauche de la gauche » depuis des décennies, n’est pas le moyen de radicaliser la pensée de K. Marx (qui n’en a aucun besoin) mais d’en diluer les principes révolutionnaires pour en faire une inoffensive potion réformiste.

J.-M. Harribey n’est pas très disert sur la manière dont il conçoit la sortie du capitalisme. Dans un passage de son principal ouvrage, cependant, que je citais déjà dans ma première contribution, il appelle de ses vœux « [une] économie politique critique (…) dont l’objet serait de théoriser une sphère non marchande ayant pour vocation de s’étendre au fur et à mesure que les rapports de force tourneraient à l’avantage du travail face au capital6. » Cette perspective est précisée dans sa réponse à mon texte, où il écrit que « Il y a donc deux espaces de valorisation en tension permanente, comme expression de la lutte des classes au niveau de l’affectation des forces de travail à produire ou non de la valeur pour le capital7 ».

Or, s’il ne fait aucun doute que la sphère marchande est celle où domine le capital, on ne peut qu’être étonné de l’équation établie ici entre le camp social du travail et la sphère non marchande – plus précisément celle de l’État. Comment soutenir, par exemple, que l’armée ou la police défendent de près ou de loin les intérêts des salariés, et que leur affecter des forces de travail supplémentaire affaiblirait le capital ? Les forces de l’ordre, comme leur nom l’indique, sont là pour protéger la domination du capital, ce que tout gréviste ou manifestant peut très aisément vérifier à ses dépens. Mais même les fonctions étatiques telles que l’éducation ou la santé, qui semblent servir davantage l’intérêt général, ne le font que dans l’étroite mesure où cette mission reste compatible avec les intérêts collectifs des classes possédantes. L’école, par exemple, est très loin d’être organisée de manière à œuvrer au plein épanouissement de tous, ce qui serait sa mission dans une société débarrassée de l’exploitation. Quant aux nationalisations d’entreprises, elles n’ont jamais été menées qu’au service du capital, et nullement à celui des salariés. Comme le dit une maxime bien connue, « on privatise les profits et on nationalise les pertes » – non sans les indemniser copieusement, faudrait-il ajouter, ainsi que le stipule la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen sur laquelle repose notre constitution. Qu’on se remémore la vague de nationalisations effectuées par le gouvernement PS-PCF, de 1981, qui n’ont servi qu’à liquider les emplois par dizaines de milliers, à réinvestir aux frais du contribuable dans ce qui pouvait être rentable, et à revendre ensuite les entreprises à nouveau profitables pour une bouchée de pain au secteur privé.

Il ne s’agit pas de nier que dans une certaine mesure, les impératifs du fonctionnement de l’État et ceux du capital privé entrent en contradiction, de même que dans une certaine mesure, pour un employeur, payer des vigiles pour surveiller ses stocks entre en contradiction avec la maximisation de ses bénéfices. Il ne s’agit pas non plus de nier que les formes non marchandes dont l’État est porteur incarnent, d’une certaine manière, une forme d’organisation sociale supérieure, et que leur croissance au sein même du capitalisme exprime les limites auxquelles se heurte l’organisation fondée sur la propriété privée et la concurrence. Mais présenter les actuels services publics comme un champ intrinsèquement « en tension » avec le capital, dont il suffirait d’étendre le périmètre pour provoquer le changement de société c’est ne voir que la partie la plus plaisante de la réalité ; et c’est occulter la nature de classe de l’État, en présentant comme un instrument des exploités (ou tout au moins, de la collectivité) ce qui ne peut être, malgré une façade démocratique, qu’un organe au service de la classe dominante. En fait, sur le plan politique, imaginer que la sortie du capitalisme puisse s’effectuer par une extension progressive de la sphère publique au détriment de la sphère privée est une perspective à peu près aussi réaliste qu’imaginer une augmentation graduelle des salaires qui réduirait peu à peu les profits à zéro, faisant ainsi tomber comme des fruits mûrs les entreprises en faillite entre les mains des travailleurs.

Nous vivons une époque où les reculs du mouvement ouvrier, de sa conscience politique et de ses organisations, pousse chaque jour davantage ceux qui aspirent à d’autres rapports sociaux à rechercher des pierres philosophales. Celles-ci sont aussi diverses que les horizons politiques et théoriques de ceux qui les imaginent, mais toutes ont en commun – et c’est la raison de leur succès – de tourner le dos aux formes conséquentes de la lutte de classes. Mais la « démarchandisation » d’un monde où le capital règne en maître ne pourra pas être ce doux processus indolore que suggère J.-M. Harribey. Elle suppose la confiscation par la classe travailleuse de la propriété capitaliste et l’affrontement avec l’État qui en est le garant. Toute autre voie, si ingénieuse, confortable ou réaliste qu’elle puisse paraître, est une impasse, comme est venu le rappeler, après mille autres, la récente capitulation de Syriza.

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références

références
1 J.-M. Harribey, 2013, La richesse, la valeur et l’inestimable, Les liens qui libèrent, p. 365.
2 A. Testart, 2001. « Échange marchand, échange non marchand », Revue Française de Sociologie, n° 42-4, p.719-748.
3 Sur ce point, je renvoie les lecteurs à mon billet de blog du 17/10/2015 : « La monnaie, un fait universel ? ».
4 L. Trotsky, 1969 (1936), La révolution trahie, Union Générale d’Editions 10/18, p. 69.
5 J.-M. Harribey, 2016, « Les deux espaces de valorisation en tension… », art. cit.
6 J.-M. Harribey, 2013, La richesse, la valeur et l’inestimable, Les liens qui libèrent, p. 365.
7 J.-M. Harribey, 2016, « Les deux espaces de valorisation en tension… », art. cit.