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En Europe et plus largement dans les pays occidentaux, nous sommes aujourd’hui dans une surprenante conjoncture du point de vue de nos relations aux animaux. Alors que la situation sociale est plus calamiteuse que jamais, que le nombre de chômeurs et de personnes en grande pauvreté explose, que le droit du travail est défait, que les services publics et ex-services publics sont en implosion, que la gouvernance remplace le gouvernement, que le nombre de riches et leurs richesses augmentent à un rythme soutenu, en bref que les rapports de classe montrent à nouveau leur vrai visage, l’une des questions qui occupe le plus souvent les magazines et de nombreux intellectuels est celle de « la question animale » voire celle de la « cause animale ». Il s’agit de laisser penser que la condition animale –notamment celle des animaux domestiques- est un objet neutre et qu’elle peut être traitée indépendamment des autres questions sociales. Or, ce que je voudrais montrer ici, c’est que la condition animale, c’est la nôtre. C’est donc notre vie et celle des animaux ensemble que nous devons changer.

Haro sur le baudet

L’élevage est accusé, notamment depuis la publication d’un rapport de la FAO en 2006, Livestock’s long shadow 1, largement repris par différents auteurs, d’être une cause essentielle de dégradation de l’environnement. Il contribuerait à l’effet de serre, à la réduction de la biodiversité, à la pollution des eaux… Il serait cause par ailleurs de souffrances animales et de dangerosité des produits animaux.

Haro sur le baudet donc, ce pelé, ce galeux d’où vient tout notre mal.

Afin de rompre avec cette calamité environnementale, sanitaire et animale que constituerait l’élevage, deux types de solutions sont proposées. 1° Industrialiser plus et mieux. C’est-à-dire délocaliser les productions des zones saturées vers des zones propres, techniciser la production, intensifier écologiquement. C’est ce que propose la FAO. 2° Devenir végétarien, comme nous y sommes lourdement conviés par les philosophes et les défenseurs de la « cause animale ».

Je vais développer ces deux points. Le premier en mettant en évidence les différences entre Elevage et Productions animales, le second en montrant que la promotion du végétarisme dit éthique par les mouvements de libération animale fait singulièrement cause commune avec les biotechnologies et le capitalisme industriel et financier qui visent à consacrer la rupture entre les animaux et nous.

Elevage et productions animales

Quel est le problème du diagnostic de la FAO qui conduit, en soutenant le processus d’industrialisation, à aggraver la situation en prétendant l’améliorer ? C’est de faire comme si l’élevage, c’était le rapport de travail avec les animaux qui consiste à produire de la matière animale à partir des animaux, activité que je désigne sous le terme de  « productions animales ». Quand la FAO écrit que l’élevage contribue à détruire l’environnement, c’est faux. L’élevage ne détruit pas l’environnement, au contraire il participe à créer un environnement viable pour des humains et pour des animaux. Ce qui détruit l’environnement, ce sont les systèmes industriels et intensifiés. Ce sont les immenses systèmes de production de bovins aux US, ce sont les porcheries et les bâtiments avicoles industriels, ce sont les systèmes industriels de production laitière. Mais qu’est-ce que ces systèmes ont à voir avec l’élevage ? Rien.

Car qu’est-ce que l’élevage ? C’est un rapport de travail multimillénaire avec les animaux. Depuis dix mille ans, et peut-être plus, nous vivons et nous travaillons avec des animaux. C’est-à-dire que, pour pouvoir vivre, nous transformons la nature et le monde, et cela avec les animaux. C’est avec les animaux que nous avons construit les sociétés humaines. Quand nous disons la société, notre société, nous devrions garder à l’esprit que cette société est composée aussi de millions d’animaux, reconnus dans le lien social comme les chiens, ou exclus de la société comme les vaches ou les cochons des productions animales. L’élevage a pour première rationalité de vivre avec les animaux, la rationalité économique, productive, étant au service de cette rationalité première. C’est pour pouvoir vivre avec les animaux que nous devons tirer un revenu de notre relation. Et si le revenu n’est plus possible, la relation est rendue difficile, voire impossible. Ainsi par exemple des cornacs avec leurs éléphants en Thaïlande. Les éléphants ne trouvent plus d’emploi dans la traction parce qu’ils sont remplacés par des machines. Si les cornacs, et plus largement les Thaïlandais, veulent continuer à vivre avec les éléphants, ils doivent leur trouver et se trouver un autre métier, dans le tourisme par exemple en promenant des touristes sur le dos de l’éléphant. Ce qui pour l’éléphant et pour son cornac exige d’ailleurs d’autres compétences que la traction du bois.

L’élevage n’est pas un rapport figé aux animaux. Je ne défends pas une position passéiste qui renverrait à un âge d’or de l’élevage qui à mon sens n’a jamais existé. L’élevage s’inscrit dans la dynamique de transformations de nos sociétés et de l’évolution de nos sensibilités. Si notre histoire est toute faite de violence, celle des animaux domestiques l’est inévitablement aussi parce que leur histoire, c’est notre histoire commune, celle qui a enrôlé les animaux dans les mines, les usines et les tranchées. Car l’élevage est un rapport social avec les animaux qui a une particularité étonnante, il passe par le travail.

Qu’est-ce que les productions animales ? Ce type d’activité que la FAO comme bien d’autres confond, volontairement ou non, avec l’élevage. C’est le rapport de travail avec les animaux d’élevage conceptualisé et mis en place à partir du 19ème siècle par la zootechnie et les zootechniciens puis par leurs héritiers, biologistes, comportementalistes, économistes notamment. La zootechnie naît au milieu du 19ème siècle et se décrit comme la « science de l’exploitation des machines animales ». Il s’agit, au nom du progrès scientifique et social, de valoriser le potentiel économique des animaux jusqu’alors malencontreusement laissé aux mains des paysans. La zootechnie du 19ème  siècle inscrit le rapport des paysans à leurs animaux dans le capitalisme industriel en imposant une nouvelle vision du travail orientée vers la spécialisation –des humains et des animaux –, la performance et le profit. C’est dans cette même orientation que nous sommes toujours engagés. Des rationalités multiples qui construisent l’élevage, à commencer par la rationalité relationnelle et le désir de vivre en compagnie des animaux, la zootechnie n’en conserve qu’une : la rationalité économique. Il s’agit de produire et de faire des profits. Les productions animales, telles qu’elles ont été conceptualisées à cette époque et telles qu’elles existent aujourd’hui, c’est l’activité industrielle qui consiste à produire de la matière animale à partir du corps des animaux. C’est une opération d’extraction, tout comme l’extraction du charbon. Tout comme le végétal, l’animal est une ressource naturelle à exploiter de la façon la plus rentable possible.

L’industrialisation de la relation de travail avec les animaux d’élevage repose sur un déni, celui de l’existence des animaux. Pour l’organisation industrielle du travail, les animaux sont des objets. Et une chaîne de traitement des poussins, comme on peut la voir par exemple dans le film « Notre pain quotidien », est tout à fait semblable à une chaîne de traitement de tout autre objet industriel. C’est pourquoi la production de matière animale s’accompagne logiquement de sa destruction si la rationalité économique l’impose : celle des poussins mâles des races de poules pondeuses jetés tout vif dans la broyeuse, celle des porcelets chétifs assommés sur le ciment -, celles des vaches « folles », celles des volailles supposées porteuses de la grippe aviaire, celles des milliers d’animaux éventuellement vivants, jetés dans d’immenses fosses durant l’épisode récent de fièvre aphteuse en Corée du Sud–plus précisément il s’agit de 3 millions d’animaux … Le statut industriel des animaux d’élevage génère d’immenses opérations de destructions le plus souvent pour des raisons économiques bien davantage que sanitaires. A propos des abattages massifs d’animaux en Corée, notons que l’une des raisons qui a mis au jour publiquement ces éliminations et ces charniers est le fait que l’enfouissement de milliers de cadavres d’animaux dans quelques 4500 sites a inquiété du point de vue de la pollution des nappes phréatiques. Et c’est au nom de la protection de l’environnement et de la santé humaine, bien plus qu’au nom de nos relations aux animaux que le scandale, tout à fait relatif d’ailleurs car cela n’a pas fait la une du JT, est arrivé.

Ce rapport mortifère aux animaux a des conséquences graves pour les personnes qui travaillent dans ces systèmes. Tout d’abord parce que la souffrance des animaux est cause d’une souffrance éthique chez les travailleurs, c’est-à-dire celle qu’on éprouve à faire souffrir, et mes enquêtes ont montré combien les femmes notamment étaient touchées par cette souffrance. Ensuite parce que contre la souffrance, les personnes se blindent, et ainsi consentent à faire le travail qui est attendu d’eux 2. Se blinder contre la souffrance permet de tenir la souffrance, et la pensée, à distance, et de réduire le travail à une rationalité instrumentale : c’est-à-dire comme l’expriment de nombreux salariés de « produire à tout prix et à n’importe quel prix ».

Mais si pour l’organisation industrielle du travail, les animaux ne sont rien, pour les travailleurs par contre ils restent, envers et contre tout, des animaux, et cela en dépit de décennies de pression de l’encadrement des éleveurs et des salariés pour détruire le lien ou, plus récemment, lui donner la forme d’une tâche, une tâche parmi toutes les autres, sans plus de conséquences, comme elle est apparue depuis quelques années dans le management du « bien-être animal ».

Je m’arrête ici sur la question du « bien-être animal ». La problématique du « bien-être animal » a émergé en France dans les années 1970-1980. C’est alors le plein boum du développement industriel des productions animales. « Le modèle dominant », sous-entendu légitimement dominant, s’impose, contre « l’archaïsme » des systèmes d’élevage paysan, comme l’incontournable outil de la modernisation des productions animales. Dans le même temps, un livre comme le Grand Massacre 3, paru en 1981, témoigne d’une résistance civile au traitement industriel des animaux 4. Un ouvrage, comme celui des biologistes Robert Dantzer et Pierre Mormède, paru en 1979, sur « le stress des animaux en élevage intensif » montre par ailleurs que l’industrialisation de l’élevage pose des problèmes de développement interne du système lui-même. Ce dont témoignent également à la même époque des travaux d’économistes (François Colson) alors que des travaux de psycho-sociologues mettent en évidence les souffrances induites chez les agriculteurs par le processus de modernisation (Michèle Salmona). Cette critique transdisciplinaire va rapidement se dissoudre en une problématique centrée sur le « bien-être animal » qui comme son nom l’indique ne concerne que l’animal et se retrouve donc dans les mains des biologistes et des comportementalistes. Exit la souffrance au travail, la question des conditions de travail et la critique politique de l’industrialisation de l’élevage. Je renvoie le lecteur, pour ce qui concerne la filière porcine par exemple, au film « Cochon qui s’en dédit » de Jean Louis Le Tacon qui date de 1974 et qui met en scène l’enrôlement des éleveurs dans le processus d’industrialisation et les difficultés psychiques générées par le système industriel 5. Comme en écho aujourd’hui, je renvoie également au film récent de Manuela Frésil « Entrée du personnel 6 » sur la déstructuration physique et psychique des salariés qu’entraîne le travail en abattoirs industriels.

Le « bien-être animal » se construit donc progressivement comme problématique de l’adaptation des animaux d’élevage aux conditions industrielles. Nous ne sommes pas sortis de cette orientation en dépit des déclarations d’intention. Mais quelque chose a changé ces dernières années, le retour de l’humain dans la problématique du « bien-être animal » et par une voie logique, celle du management. Car il est nécessaire d’adapter les animaux aux systèmes industriels mais également les travailleurs.

Notons que le « bien-être animal » place les travailleurs dans une situation paradoxale. Ainsi que le proclame la réglementation européenne sur le « bien-être animal », les animaux sont des êtres sensibles qu’il faut prendre en compte et respecter. Mais ils sont aussi et en même temps des choses, comme le met en évidence l’organisation industrielle du travail. Les travailleurs doivent à la fois traiter les animaux comme des choses, avec toute la violence inhérente à ce statut – le ramassage des volailles par aspirateur par exemple ou le tri des improductifs- mais aussi comme des êtres sensibles. Cette position est évidemment impossible à tenir. C’est pourquoi ces héritiers de la zootechnie du 19ème siècle que sont les comportementalistes du « bien-être animal » sont à la recherche d’un management capable de mettre au jour ce travailleur idéal, sensible et insensible à la fois. Peut-être bientôt un genre de robot mi-homme, mi-machine, du genre de ceux mis au point par l’armée américaine.

La problématique du « bien-être animal » a été prise en main par les biologistes et par les comportementalistes dans les années 1980, mais elle l’a été également par des philosophes et par des juristes, et cela dans la lignée des travaux de Peter Singer dans les années 1970. La critique du traitement industriel des animaux a en effet conduit à la naissance d’un mouvement, celui de la libération animale, qui vise comme son nom l’indique à libérer les animaux. Ce mouvement s’est progressivement scindé en deux grandes orientations. Une orientation plutôt réformiste dans laquelle le « bien-être animal » a une place positive, et une orientation radicale, ou supposée telle. Mais défenseurs réformistes ou défenseurs radicaux sont à mon sens des soutiens précieux aux nouvelles productions animales qui sont en train de naître, celles qui vont réussir à se passer des animaux.

La libération animale

Les courants de la libération animale rattachés au mouvement initié par Peter Singer sont essentiellement utilitaristes. Il s’agit d’être rationnel et pragmatique. C’est pourquoi ces courants prônent le végétarisme ou à défaut les systèmes améliorant les conditions de vie immédiate et dans le court terme des animaux.  Il s’agit, non pas de promouvoir et de soutenir l’agriculture paysanne, mais de soutenir les systèmes industriels qui améliorent les conditions de vie des animaux.

C’est ainsi que Peter Singer soutient McDonalds, que des associations comme PETA (People for the Ethical Treatment of Animals) aux US ou comme le CIWF (Compassion In World Farming) en Grande-Bretagne cautionnent de grandes entreprises industrielles ou que le philosophe Bernard Rollin contribue au management biotechnologique des animaux dans les systèmes industriels.

Je reprends brièvement ces trois exemples.

L’idée qui justifie le soutien de Peter Singer à McDonalds, après qu’il ait d’ailleurs longtemps défendu le végétarisme contre cette entreprise, est que, posant qu’on ne peut pas faire disparaître les systèmes industriels du jour au lendemain, d’une part du fait de leur puissance mais aussi de leurs capacités à nourrir le monde et à fournir les hamburgers que les gens sont supposés vouloir manger et sont en mesure d’acheter, le mieux pour tout le monde est que ces systèmes soient moins pires. Agrandir les cages est donc considéré comme une avancée. C’est également le point de vue de Temple Grandin, reconnue pour ses travaux sur le traitement des animaux dans les abattoirs et qui est, elle de plus, membre du Conseil pour le bien-être animal chez McDonalds. McDonalds en effet s’inquiète du traitement des animaux et a ainsi annoncé récemment qu’il n’achèterait plus de cochons dans des systèmes où les truies sont en gestation en cage. Ce qui est la tendance de la réglementation européenne, toutes choses égales par ailleurs. C’est-à-dire que l’on remet les truies en groupe – dans des box en béton sur caillebotis dans des bâtiments clos – au lieu de les mettre en cage, sans rien changer à l’objectif premier du travail qui est de produire un maximum de tonnage de viandes en un minimum de temps.

Le point de vue de CIWF, qui milite contre les systèmes industriels, est approximativement le même. Et c’est celui qui guide par exemple la distribution des « welfare awards », la remise de prix « bien-être animal » aux entreprises prenant des initiatives dans le sens du « bien-être animal ». Pour le CIWF, le nombre d’animaux concernés compte, et plus l’entreprise est grande, plus le nombre d’animaux concernés par une amélioration éventuelle est important. C’est pourquoi le CIWF décerne des récompenses à des entreprises comme Ben and Jerry’s, Starbucks, Lidl ou IKEA. Mais ces entreprises peuvent-elles être dures pour les salariés et tendres pour les animaux ?

Un autre exemple de cet arrangement entre « bien-être animal », productions animales et capitalisme industriel, est celui du professeur Bernard Rollin, éminent philosophe de l’éthique animale. Il se trouve que ce professeur est aussi co-fondateur de la société Optibrand, qui développe un procédé de reconnaissance rétinienne des animaux destiné à faciliter la gestion des animaux dans les productions animales. Pour Rollin, l’argument est d’éviter la souffrance du tatouage. Dans les faits, une telle innovation augmentera surtout la productivité du travail dans les productions animales. Notons que cette innovation n’est utile que dans les productions animales ; les éleveurs ne manifestent aucunement le besoin de ce genre d’innovation. Rollin tient donc un discours, celui de l’éthique animale, mais dans les faits, il apporte une aide concrète aux productions animales.

C’est également le cas du professeur d’éthique Paul Thompson. Considérant que la demande mondiale en viandes et notamment en viandes de poulet s’accroît et va s’accroître, et qu’il sera donc indispensable d’intensifier la production, pourquoi ne pas envisager d’améliorer le sort des animaux en leur enlevant ce qui est cause de souffrance, la vue par exemple 7. Ainsi ils souffriraient moins de l’entassement et de la claustration, et vu qu’ils seraient nés ainsi… C’est de cette proposition que s’est saisi un étudiant en architecture en proposant un système de production de poulets décérébrés insérés dans une structure verticale 8. Un genre d’hybrides de machines et de poulets. Amputer les animaux en vue de poursuivre la production industrielle tout en évitant la souffrance est une voie réellement explorée par des biologistes. Cela fait suite tout à fait logiquement aux mutilations des animaux en vue de leur maintien en claustration : débecquage des poulets, taille des canines des porcelets, caudectomie…

Ce soutien des défenseurs du « bien-être animal » et de l’éthique animale aux productions industrielles est aussi celui d’une association comme PETA. Pour le bien des animaux, celle-ci soutient en effet, et très concrètement puisqu’elle a fait des offres financières en ce sens, le procédé de production de viandes in-vitro 9. Or qu’est-ce que la viande in-vitro ? Le rêve des marchands de hamburgers. Enfin de la viande pure, hygiénique, sans déchets et garanti sans souffrance animale vu qu’elle sera produite sans animaux. Or ce substrat, issu d’une cellule animale, n’est pas de la viande. Il est du registre du mort-vivant. Du vivant biologique mais du mort subjectif. De l’inerte qui n’aura jamais été vivant. Justement pas mort, car, comme l’écrit Jankelévitch, il faut être vivant pour mourir. Vivant et pas du vivant. Il est probable que les concepteurs et les agences de com sauront trouver un nom soft à ce substrat, adapté à la consommation de masse à laquelle il est à terme destiné. Au nom des animaux donc, PETA prépare, avec McDonalds, KFC et l’industrie des biotechnologies, un monde sans animaux d’élevage et prétend détruire le vecteur essentiel du lien entre les animaux et nous qu’est le travail.

Car, et c’est le risque majeur de ces orientations du point de vue de nos relations aux animaux, elle s’opère sur le postulat que l’élevage, c’est les productions animales, et qu’au fond que l’élevage n’existe pas. En rompant avec les productions animales, il s’agit donc de rompre également avec l’élevage et de se débarrasser enfin de cet encombrant et inconfortable archaïsme comportemental qu’est l’alimentation carnée. L’alimentation carnée n’a pas un sens anthropologique profond inscrit dans l’histoire des hommes et des animaux, elle n’est qu’idéologie, représentations, croyances et comportements erronées. La critique de l’alimentation carnée ne fait pas de différence entre la consommation d’un cochon industriel  et celle d’un cochon cul noir Limousin. Elle se pose contre la production et la consommation industrielle de viandes en faisant l’impasse complète sur  les différences entre élevage et productions animales. Ainsi peut-on lire dans un texte pro libération animale : « L’élevage et la pêche comptent parmi les activités humaines les plus génératrices de malheur, dévastant l’existence de myriades d’êtres sentients dans un cycle sans fin ». Que l’élevage, -le terme employé est bien élevage, et non pas productions animales, ou même l’oxymore « élevage industriel »-, soit décrit comme générateur de malheur alors qu’il participe du bonheur réciproque et collectif qu’a permise notre vie avec les animaux est pour le moins consternant. Surtout quand cela est énoncé, comme c’est souvent le cas, par des personnes vivant avec des animaux de compagnie, lesquels sont des animaux d’élevage comme les autres. La différence entre un chien et une vache, dans notre société, n’est pas que l’on mange l’une et pas l’autre, mais que l’on vit avec l’une en préservant sa vie sociale en troupeau et son monde propre, alors que l’on impose au chien, par exemple, une présence quasi exclusive avec l’homme.

Contre l’idéologie et le pouvoir de l’industrie de la viande –qui est réel, et j’ai suffisamment travaillé et écrit dans et sur l’industrie porcine pour le savoir 10 –, et alors qu’aujourd’hui l’alimentation carnée apparaît à de nombreux philosophes comme le dilemme moral de l’époque, la solution biotechnologique se lève à l’horizon des éthiciens et des libérateurs des animaux qui prônait, à leur grand regret, le végétarisme en pure perte.

Le végétarisme éthique pour les uns, les purs, et la viande in vitro pour les autres, les masses populaires. Ou comment avoir les mains propres tout en les trempant dans le lisier.

Un mot sur le végétarisme. Je le précise car cela m’est reproché systématiquement, je n’ai rien contre une personne qui choisit d’être végétarienne et qui est consciente que son choix ne change rien à la condition des animaux. Par contre, j’adresse des critiques aux groupes et associations qui prônent le végétarisme comme une vertu. Les végétariens n’ont pas les mains plus propres que les autres. Ils ne mangent pas de viande, mais la plupart consomment des produits laitiers et des œufs. Or, produire du lait ou des œufs, c’est indirectement et nécessairement produire de la viande. Derrière le lait, il y a le veau et la vache de réforme. Derrière l’œuf, il y a la poule. Et si les végétariens peuvent consommer du lait et des œufs sans consommer de viandes, c’est parce que d’autres la consomment. Ils délèguent simplement la responsabilité de la mort des animaux à d’autres. Ainsi, contrairement à ce que pensent certains, actuellement, l’omelette au fromage n’est pas plus vertueuse que le steack. L’omelette au fromage en effet implique la mort de poussins, de poules, de veaux, de vaches… Pas d’omelettes donc sans mangeurs de viandes !

Voilà donc où nous en sommes dans cette histoire de « bien-être animal » et de « libération animale ». Du bizness, des biotechnologies, des gros sous, fort peu de morale en vérité. Et surtout où sont les animaux dans cette histoire ? Pourquoi en sommes-nous arrivés là ?

Nous en sommes là parce que toute cette affaire s’est construite depuis 30 ans sans référence à la question du travail. Et de facto, sans faire la différence entre la relation de travail qui unit un éleveur et ses animaux et l’exploitation forcenée des animaux et d’eux-mêmes à laquelle sont contraints les éleveurs et les salariés. C’est parce que ces éthiciens et philosophes ne savent absolument ce qu’est un animal d’élevage, ni ce que cela veut dire travailler et vivre avec des animaux que nous arrivons à ce point d’absurdité et de cruauté –industriel et pseudo éthique- croissante.

Pourquoi la question du travail a-t-elle été évacuée, et cela depuis les années 1960 de la question du traitement des animaux dans les productions animales ? Pourquoi est-elle évacuée du discours des libérateurs des animaux ? Tout simplement parce que c’est une question politique. Parce que s’interroger sur le sort des animaux au travail dans les systèmes industriels, c’est s’interroger sur le sort des travailleurs. Dans les porcheries, il y a des cochons, et il y a des gens. Ils vivent dans les mêmes bâtiments, ils respirent les mêmes poussières et travaillent au même rythme. Ils subissent une seule et même violence.

S’intéresser au travail, c’est d’abord reconsidérer la place des animaux dans le travail. Et pour cela il faut je pense commencer par reconsidérer nos façons de penser les processus de domestication. Les processus domesticatoires sont en effet majoritairement analysés comme des processus d’appropriation et d’exploitation des animaux. La domestication comme l’écrit Sloderdijk serait l’histoire d’une « monstrueuse cohabitation 11. Domestiquer, ce serait asservir ; vaches, cochons, chiens, chats, chevaux… ne seraient rien d’autres que des esclaves. La domestication des animaux serait à l’image de la domestication des hommes.

Notons que cette proposition est assez insultante pour les animaux car elle suppose qu’ils sont des idiots qui se sont laissé asservir bêtement, si je puis dire. D’autre part, elle suppose également que notre relation aux animaux serait fondée sur l’intérêt et sur la violence et qu’au fond nous serions fondamentalement des brutes. L’histoire des humains et des animaux se résumerait donc à un rapport violent entre des idiots et des brutes.

Or, ce qui apparaît, et cela dès les premières peintures rupestres, c’est bien plus une merveilleuse histoire qu’une monstrueuse histoire. Ce qui apparaît, ce sont les liens d’admiration et d’affection envers les animaux inscrits dans les rapports sociaux, qui eux sont portés par des rapports de force des humains entre eux et par la violence. L’histoire des hommes est une histoire effectivement violente où les uns essaient de se libérer de la domination des autres, des esclaves contre les maîtres, des serfs contre les seigneurs, des moujiks et des paysans contre des propriétaires, des ouvriers contre des patrons, des pays contre d’autres pays… Les animaux depuis toujours sont bien sûr pris dans notre histoire conflictuelle et, parce qu’ils vivent avec nous, ils subissent comme nous la violence. Ainsi des animaux impliqués dans les guerres, les chevaux, les éléphants, les chiens…, mais aussi des animaux qui subissent la violence de l’organisation du travail, dans les mines et les usines… Bref, les animaux sont engagés comme nous dans le travail et dans les rapports de domination et ils en subissent comme nous la violence. Les animaux sont partie prenante de la lutte des classes. Non pas parce qu’ils constitueraient, comme l’écrivent certains sociologues américains pro libération animale, une classe en soi, des exploités animaux face à des exploiteurs humains, mais parce qu’ils sont exploités, avec des humains,  dans les champs, dans les mines, dans les usines, et qu’il importe qu’ils ne le soient plus et que nous nous le soyons plus. Nous sommes prisonniers ensemble, nous pouvons être libre ensemble. L’objectif n’est pas de libérer les animaux, car cette proposition est en vérité purement virtuelle, mais de nous libérer du travail aliéné et de donner au travail avec les animaux et au travail des animaux une visée émancipatrice.

Qu’il s’agisse de faire la guerre, de tirer des chariots ou des calèches, mais aussi d’aider les aveugles, de participer à relier les enfants autistes au monde, de participer à des spectacles, de tenir compagnie, mais aussi, et là la question du travail est plus  difficile à appréhender, qu’il s’agisse de produire du lait ou de brouter dans les alpages, ce qui caractérise le lien entre nous et les animaux domestiques, c’est en effet le travail. Ou plutôt à mon sens, c’est le travail avec les animaux qui caractérise le lien de domestication et nos relations actuelles avec les animaux.

Pourquoi vivre avec des animaux ? Pourquoi vivre et travailler avec eux plutôt que sans eux ? Dans quelle société ? Je pense que les vraies questions sont celles-là. Y répondre suppose de considérer les animaux autrement, de rendre justice à leur intelligence et à leurs compétences, et de penser notre relation de travail et la place de la mort des animaux dans cette relation. Je fais l’hypothèse que les animaux sont des acteurs et non seulement des objets du travail. Précisément parce qu’ils ont des compétences et qu’ils vivent en partie dans notre monde comme nous vivons dans le leur.

Dans ce cadre, la mort des animaux n’est pas le but du travail avec eux, elle en est le bout. L’alimentation carnée –en dehors de l’histoire de l’industrie de la viande inscrite dans le capitalisme industriel- est un effet dérivé du travail avec les animaux et non le but du travail, et je rappelle  que la consommation de viande est liée aux systèmes de production. Autres systèmes, autres modes de consommation.

Il ne s’agit donc pas de libérer les animaux, de devenir végétarien ou de promouvoir une journée sans viande, il s’agit de cesser de consommer des produits animaux industriels, et pas une journée par semaine mais tous les jours. Il s’agit de soutenir d’autres systèmes d’élevage, de se sentir responsables avec les éleveurs des animaux domestiques.

Pérenniser l’élevage et soutenir sa dimension émancipatrice est de mon point de vue un enjeu écologique et politique de premier plan. Parce que cela engage à lutter contre la domination de systèmes destructeurs qui nous mènent droit dans le mur, mais aussi parce que cela permet de rappeler combien vivre avec les animaux est une aventure fragile. Nous sommes actuellement à un point de rupture dans l’histoire de nos relations aux animaux et il me semble que collectivement nous ne mesurons l’ampleur ni de la richesse que nous apporte les animaux ni de la perte que nous sommes en train de préparer. Vivre avec les animaux semble à beaucoup d’entre nous une évidence, mais pour certains, elle a cessé d’en être une. Pour une fraction minoritaire de nos concitoyens qui attendent la réalisation d’Isaïe et espèrent que prochainement l’agneau dormira dans les pattes du loup, mais surtout pour les industriels des nouvelles technologies qui eux, contrairement aux acteurs de l’industrie lourde des productions animales, n’ont que faire des animaux.

D’un point de vue plus anthropologique, je pense que la rupture avec les animaux prépare un monde humain complètement désenchanté et désaffecté. Car qui sait quelle part de notre humanité a été construite par notre lien aux animaux ? A mon sens, la formule lapidaire «  ce qu’il y a de meilleur en l’homme, c’est le chien » a quelque chose de vrai. Car nous nous sommes construits en complète symbiose avec les animaux et  nous sommes en train de nous amputer de quelque chose dont nous ignorons la portée dans la construction collective de notre identité. En tout état de cause, que nous voulions collectivement rompre ou non avec les animaux, il reste que nous avons une dette envers les animaux domestiques. Se laver les mains de cette dette, comme le proposent les libérateurs des animaux, est tout simplement indigne et témoignerait –je renvoie ici à la théorie du don maussien– combien nous ne sommes pas à la hauteur des animaux, combien nous avons déchu. C’est pourquoi, en attendant le meilleur des mondes biotechnologiques, soutenir l’élevage, le ré-inventer en l’intégrant dans nos espérances de changement social radical me paraît urgent et nécessaire. La condition des animaux domestiques n’est pas un sujet mineur réservé aux amis des animaux, bien au contraire, elle nous concerne, nous qui voulons construire un monde intelligent, sensible et solidaire. Les animaux sont des alliés précieux car je ne doute pas qu’eux aussi sont en attente d’un autre monde à partager avec nous.

Jocelyne Porcher (INRA-SAD Montpellier) a notamment publié: Vivre avec les animaux, une utopie pour le 21ème siècle, Paris, éd. La Découverte, 2011; Une vie de cochon, Paris, éd. La découverte, 2010.

 

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références

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1 http://www.fao.org/docrep/010/a0701e/a0701e00.HTM
2 Cf. les travaux de Christophe Dejours.
3 Alfred Kastler, Michel Damien, Jean-Claude Nouet, 1981. Le grand massacre. Editions Fayard.
4 Remarquons que les premières associations de protection des animaux naissent au milieu du 19ème siècle en même temps que se met en place le processus d’industrialisation de l’élevage porté par la zootechnie. La protection animale toutefois ne se construit pas comme critique sociale mais comme remède à la violence faite aux animaux par les classes populaires. C’est la violence des individus contre les animaux qui est condamnée et non pas celle de l’organisation sociale capitaliste et industrielle. Le mineur est pourtant au fond avec son cheval et c’est une même violence qu’ils subissent. Le volet management de la problématique du « bien-être animal » est aujourd’hui dans la même ligne puisqu’il vise à corriger les  « erreurs » des éleveurs et des salariés sans prendre en compte la communauté de destin des humains et des animaux dans les productions animales.
5 Jean Louis Le Tacon, 1978. Cochon qui s’en dédit. 37 mn. Editions Montparnasse.
6  Manuela Frésil, 2011. Entrée du personnel. 59 mn. Grand prix de la compétition française du Festival International du Cinéma de Marseille.
7 Notons que mettre aux poulets des lunettes noires a été une des solutions techniques proposées contre le picage dans les années 80.
8 http://naturoids.org/category/andre-ford
9 PETA propose une prime d’un million de dollars aux chercheurs qui parviendront à mettre au point un procédé de fabrication de viandes de poulet in vitro. Le challenge est que la « viande » obtenue ne doit pas pouvoir être distinguée de la viande d’un « vrai » poulet. Un « vrai » poulet issu des systèmes industriels et produit en 40 jours ? Qu’est-ce qu’un « vrai » poulet pour PETA ? Notons que la date limite de proposition de l’innovation était fixée au 30 juin 2012.
10 Porcher Jocelyne, 2008. Une vie de cochon. Editions La Découverte ; 2010. Cochons d’or. Editions Quae.
11 Peter Sloterdijk, 2000, Règles pour le parc humain. Mille et une nuits. p. 34.