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Incipit

Un marxiste ouvre l’Anti-Œdipe à la première page. Il est immédiatement plongé dans un univers exotique, et qui lui est totalement étranger. Certes, ça fonctionne, mais ça mange, ça chie, ça baise, etc. Ces activités ne sont pas étrangères au marxiste, mais il n’a pas l’habitude de les théoriser. Pourtant, pour peu qu’il persiste dans sa lecture, il trouvera à cet univers des aspects familiers. Ce « ça » qui chie et qui baise, mais qui produit aussi, c’est une machine, un ensemble de machines. Et notre marxiste est passé par au moins deux seuils, le titre de la première partie, « Production désirante », et le titre d’ensemble de l’œuvre, dont l’Anti-Œdipe est le premier volume, « Capitalisme et schizophrénie. » Là gît en effet le problème pour le marxiste qui lit Deleuze et Guattari : une forme de schizophrénie le menace, inscrite dans le « et » du titre. Ce sont des machines (concept qui ne laisse pas le marxiste indifférent), oui, mais désirantes ; une analyse du capitalisme est bien annoncée, mais dans ses rapports avec la schizophrénie. La surprise passée, le marxiste constatera avec intérêt que la pratique est cohérente. Quel que soit le concept, si pittoresque soit son nom (nomadisme, agencement, machine de guerre), et quelle que soit la distance prise par rapport aux concepts familiers, et elle est souvent grande, on a toujours l’impression qu’il y a, dans l’élaboration conceptuelle de Deleuze et Guattari, un rapport au marxisme. Ainsi la célèbre analyse du nomadisme avec sa machine de guerre (qui s’oppose à l’appareil d’État), avec son espace lisse ou strié, a un quelconque rapport, même lointain, avec le concept marxiste de mode de production asiatique. Toute la question est celle de la pertinence de ce rapport, de la longueur du déplacement qu’il implique. Les concepts marxistes sont bien là (pas tous, naturellement), mais le prophète barbu n’y reconnaîtrait pas ses petits.

 

Proximité

Il y a à cette proximité des raisons historiques, et des raisons biographiques contingentes. Il est difficile pour un philosophe français formé dans l’immédiat après-guerre de ne pas avoir, ou avoir eu, un rapport au marxisme, même si c’est sous forme de critique. On se souviendra que Michel Foucault éclata en sanglots en apprenant la mort de Staline, ce qui ne l’empêcha pas de déclarer que le marxisme était une tempête dans un verre d’eau. Et si Pierre Bourdieu refusait si vigoureusement de se déclarer marxiste, c’est sans doute pour des raisons de proximité. Le spectre de Marx hante les philosophes français, jusqu’aux plus grands.

Guattari, donc, fut marxiste. Il fut un temps membre du PCF, plus longtemps lié à des groupes oppositionnels de gauche : il n’a jamais renié cet héritage. Deleuze, lui, ne l’était pas, même s’il lui arriva de le laisser entendre : il était dans sa jeunesse trop occupé pour adhérer au Parti, préférant le travail philosophique aux réunions enfumées. Dans son âge mûr, il acquitta toutes les tâches de ce qu’il appelait le « gauchisme ordinaire », du Groupe d’Information sur les Prisons (GIP) à la candidature Coluche, lieux où, comme il est notoire, il se lia d’amitié avec Foucault. Ce n’est cependant pas là l’essentiel : ce qui nous intéresse, c’est la proximité des concepts, et non les opinions politiques de leurs auteurs.

Mais pour évaluer cette proximité, ou cette distance, il me faut un étalon, ou des critères. Il me faut dire ce que le marxiste à la recherche de l’âme sœur attend d’un texte, dans une conjoncture où les anciennes certitudes du Diamat (« matérialisme dialectique » dans le jargon de l’orthodoxie soviétique) sont définitivement enterrées, mais où le discours sur la fin des grands récits n’est pas acceptable non plus, du moins pour qui se dit marxiste. Je vais donc prendre des risques, et proposer quatre thèses, ou thèmes, marxistes dans un sens aussi étroit que possible.

D’un texte ou d’une position marxiste, j’attends :

1°) une analyse du capitalisme, dans des termes, si remis au goût du jour soient-ils, inspirés des concepts du Capital ;

2°) un programme politique déduit de cette analyse du capitalisme (il ne suffit pas d’attendre l’avènement de l’événement révolutionnaire comme une divine surprise, il faut s’y préparer) ;

3°) une conception globale de l’histoire, qui me dise en quoi les germes du futur sont contenus dans le présent et le passé : en tant que marxiste, je me méfie des analyses sectorielles, même si elles sont indispensables, et j’aspire à adopter le point de vue de la totalité, historique autant que sociale, pour parler le langage de Lukacs ; le danger de cette conception de l’histoire est bien sûr la téléologie : les marxistes en ont longtemps souffert, mais pas par la faute de Marx[1] ;

4°) Une conception de la temporalité, centrée sur les concepts de conjoncture et de moment de la conjoncture, et guidant l’action politique, en distinguant la stratégie de la tactique, l’urgent du plus long terme, l’aspect principal de la contradiction de ses aspects secondaires : c’est là l’apport de Lénine à la théorie marxiste. Ces quatre thèses ou thèmes concernent immédiatement les militants politiques, les économistes, les historiens. On peut cependant être marxiste sans appartenir à ces catégories. On peut s’intéresser, ce qui est mon cas, à la littérature, à la linguistique, à la philosophie du langage. Il me faut donc des thèses plus larges, pour le marxiste qui ne passe pas sa vie professionnelle à analyser directement la situation actuelle du capital. J’en propose donc six, sous la forme de six dichotomies qui forment corrélation, technique philosophique que j’emprunte à Gilles Deleuze, qui en était friand.

Première dichotomie : le point de vue du collectif plutôt que l’individualisme méthodologique. On sait que ce dernier point de vue refuse de considérer la société autrement que comme agrégat d’individus opérant des choix rationnels dont la résultante explique les mouvements de la société ; le marxisme, lui, opère volontiers avec des entités collectives, classe ou parti, qui sont des sujets, des agents, sociaux.

Seconde dichotomie : la subjectivation comme processus de production du sujet, plutôt que le sujet/personne/centre de conscience. Cette dichotomie fait corrélation avec la précédente : si le « sujet » est un collectif, on ne donnera pas la prééminence au sujet individuel (produit historiquement daté), auteur, locuteur ou agent moral.

Troisième dichotomie : l’idéologie comme cadre nécessaire plutôt que l’idéologie comme mystification. Cette dichotomie se situe à l’intérieur du marxisme, l’ambivalence du concept ayant douloureusement affecté la théorie marxiste de l’idéologie (on considérera par exemple l’histoire du concept dans l’œuvre d’Althusser). Une conception spinoziste de la positivité de l’erreur (dont l’intérêt gît dans son inévitabilité, et dans l’explication qu’elle suscite), ou une conception, empruntée à l’œuvre de Judith Butler[2], des « enabling constraints » (contraintes qui ne se contentent pas d’opprimer, mais permettent et guident l’action) permettra de comprendre le cadre dans lequel les sujets sont produits. Quatrième dichotomie : le matérialisme plutôt que l’idéalisme. Bien sûr. On considérera ce choix comme une thèse de démarcation philosophique (choisissons notre camp – auquel cas le concept de « matière » restera vague), mais encore plus comme une série de positions qui font système. Dans le domaine des sciences du langage, par exemple, on insistera sur la matérialité du corps du locuteur (exclu par l’idéalisme du « système de la langue » et d’un concept de communication qui fait de ses locuteurs des anges), mais aussi sur la matérialité des institutions et des rituels et pratiques qu’elles encadrent (interpellation, contre-interpellation).

Cinquième dichotomie : l’historicisme contre le naturalisme. Ou pourquoi la philosophie du langage de Chomsky (quelle que soit la sympathie que suscitent ses positions politiques) est inacceptable : en ancrant le langage dans le temps arrêté de l’évolution, elle rejette toute possibilité de changement  historique affectant le langage, ce qui a le double désavantage d’exclure du champ de la science la plus grande partie des phénomènes, et d’interdire, sous le terme de « synchronie », de comprendre la complexité de ce qu’un marxiste sera tenté d’appeler une « conjoncture linguistique ». C’est pourquoi on a pu qualifier Chomsky, sans ironie, de « linguiste pour les créationnistes » : ce refus de l’histoire est bien une attitude religieuse.

Dernière dichotomie : le point de vue de l’agôn contre celui de l’eirene – le point de vue de la lutte (des classes) contre celui de la coopération paisible (idéal utopique – dans un sens positif – plutôt que réalité actuelle). Si la lutte des classes est le moteur de l’histoire, alors la pratique du langage n’est pas étrangère aux conflits, établissements de rapports de forces, hiérarchisation et attribution de « places » aux locuteurs. Le principe de coopération de Grice, ou la compétence communicative de Habermas prennent nos désirs pour des réalités. Le premier dialogue dans l’histoire de l’humanité réunit Caïn et Abel : on sait comment il tourna.

J’ai conscience du fait que ces dix thèses, ou positions, ou thèmes, sont contes- tables, qu’ils en disent plus sur ce marxiste-ci que sur le marxisme en général. Mais je pense que si aucune de mes six dichotomies n’est l’apanage du marxisme, leur conjonction détermine une position globalement marxiste, dont je me sers pour élaborer une « autre » philosophie du langage – ses éléments, nous le verrons, se trouvent déjà chez Deleuze et Guattari. Et puisque c’est d’eux qu’il s’agit, et non de moi, où se situent-ils par rapport à ces thèses ? La réponse est : dans une relation de distance ou de proximité, mais toujours dans une relation.

Prenons les thèses dites étroites. Il est clair que Capitalisme et schizophrénie cherche à donner une analyse, si surprenante soit-elle, du fonctionnement du capital, et pas seulement, comme chez Derrida, d’un « nouvel ordre du monde », qui reste nécessairement vague. Et relation au marxisme il y a bien : une relation de translation, ou d’addition, qui inclut et focalise ce que le marxisme ignorait, les questions que posent la folie, l’orientation sexuelle, etc., questions qui sont traitées comme des questions sociales et non simplement individuelles (pour Deleuze et Guattari, le délirant ne se fait pas un cinéma personnel, il délire l’histoire). En un sens, Deleuze et Guattari sont dans une tradition d’extension du marxisme : ils poursuivent L’Origine de la famille par d’autres moyens. Cette analyse du capital engage, sinon un programme susceptible de guider une organisation, du moins une ou des lignes (comme chacun sait, les concepts de plan d’immanence, de ligne de fuite, de rhizome sont essentiels chez Deleuze et Guattari[3]). Ces lignes multiples (il y a là une différence avec le marxisme : la ligne de l’organisation, léninisme oblige, est une) fondent une politique du désir, souvent qualifié d’anarcho-désirante. Et de fait, le marxiste a du mal à s’y retrouver (comme il eut, dans le passé, du mal à approuver les choix politiques concrets de Deleuze et Guattari, par exemple le soutien à la candidature de Coluche), mais il reconnaîtra qu’elle est bien dérivée d’une analyse du capitalisme.

Selon leur tactique habituelle (on connaît leur hostilité affichée à l’égard des métaphores), Deleuze et Guattari prennent la métaphore du corps politique littéralement. Et tout lecteur d’Empire, de Negri et Hardt[4], sait que cette politique, loin d’être une curiosité de l’immédiat après-68, a des prolongements dans la conjoncture actuelle. On trouve également chez Deleuze et Guattari une conception globale de l’histoire, sous la forme typiquement marxiste d’une périodisation. Non certes en termes de modes de production, mais de régimes de signes, concept qui leur est propre (et qui est lié à leurs concepts de flux et de code). Ici le déplacement, qui n’est pas un décalque, est évident : la tâche du philosophe de l’histoire est de périodiser, le contenu de la périodisation varie. Enfin, j’aurai plus de mal à montrer que leur conception de la temporalité est proche de celle du marxiste : au lieu de concepts de conjoncture et de moment, on trouve chez Deleuze des synthèses du temps qui doivent plus à Bergson qu’à Marx.

La récolte est encore plus riche si l’on passe aux six thèses larges. Bien que préoccupés par ce qui du politique est personnel, Deleuze et Guattari, qui ont un mépris affirmé pour la philosophie anglo-saxonne (dans un moment d’épanchement, c’est-à-dire dans l’Abécédaire, Deleuze traite même Wittgenstein d’assassin de la philosophie[5]), ne sombrent pas dans l’individualisme méthodologique. Pour eux, l’origine des énoncés, ce n’est pas le locuteur individuel, mais l’agencement collectif d’énonciation. Ce terme, qui déplace l’étude du langage du résultat, l’énoncé (fétichisé en objet d’étude scientifique) vers le processus d’énonciation (attitude qu’ils partagent avec les linguistes de l’énonciation, Benveniste et Culioli), opère également un déplacement de l’individuel vers le collectif : le locuteur individuel se trouve délogé de son habituelle position centrale. En réalité, Deleuze est un des philosophes qui poussent le plus loin la relégation du concept de sujet : le sujet chez lui n’est pas écartelé aux quatre coins d’un schéma en forme de Z, il n’est pas le résultat d’un processus d’interpellation, il est absent. Certains concepts font, à sa place, le même travail philosophique : l’agencement collectif d’énonciation, l’heccéité, singularité impersonnelle, non-individuelle, non-subjective (un haiku et une averse en sont des exemples), le corps sans organe. Nous ne sommes plus dans le domaine du sujet personnel, centre de conscience et source d’action, nous sommes dans l’agencement machinique et dans ce que Deleuze et Guattari appellent le socius. Et si nous n’avons plus besoin de sujet interpellé, nous n’avons plus besoin non plus d’idéologie interpellante. Le concept, dans sa version althussérienne, est explicitement rejeté ; mais il est remplacé : l’agencement collectif, avec son mélange ontologique de corps, de discours et d’institutions, remplit le même rôle. Reléguant le sujet, Deleuze et Guattari refusent toute forme de transcendance : ils sont fort loin de l’idéalisme, et singulièrement proches du pan-somatisme des Stoïciens, qui informe la Logique du sens de Deleuze. Plus proches donc du matérialisme étroit de la tradition pré-marxiste que du matérialisme élargi de la philosophie de la praxis : pas de matérialisme des institutions chez eux, mais un matérialisme d’agencements corporels, de combinaisons, sans métaphores, de machines désirantes. On ne peut guère les accuser de naturalisme : la nature humaine n’apparaît chez eux sous aucune de ses formes, mais l’histoire est partout. Enfin, ils choisissent explicitement le point de vue de l’agôn (qu’ils qualifient d’« athlétisme philosophique » dans Qu’est-ce que la philosophie ?[6]) contre celui de l’eirene. Chez eux, l’énoncé de base n’est pas la proposition/jugement/assertion, c’est le mot d’ordre. L’objet de l’interlocution n’est donc pas l’échange coopératif d’informations, mais l’établissement d’un rapport de forces.

Deleuze et Guattari ont donc bien un rapport au marxisme. Pour penser ce mélange de distance et de proximité, on évitera le vocabulaire religieux de la filiation et de la hantise, et l’on préférera au terme de post-marxisme, qui implique succession et dépassement, celui de para-marxisme, qui implique déplacement par translation.

 

Déplacement

Je propose donc, le nombre est de nouveau arbitraire, une série de six déplacements.

Premier déplacement : un changement de périodisation. Capitalisme et schizophrénie, comme on l’a vu, est une fresque historique marquée par une volonté quasi obsessionnelle de périodisation. On ne trouve pas cependant mention de modes de production, de forces productives et de relations de production, mais on trouve une série parallèle, et donc translatée de la série marxiste originelle : régimes de signes, flux d’énergie libidinale, codage. Un marxisme presque méconnaissable, parce qu’à la fois sémiotisé et corporéisé. Et l’on comprend que la principale objection que Deleuze et Guattari adressent au marxisme soit son attachement au modèle vertical, avec séparation des plans ontologiques, de la base et de la superstructure.

Second déplacement : le passage de l’histoire à la géographie. Tout se passe comme si Deleuze et Guattari s’intéressent au capitalisme, qu’ils tentent d’analyser, mais guère aux modes de production précédents (l’agencement féodal est cependant utilisé comme exemple canonique), sauf au plus marginal, celui qui est situé hors de la séquence historique, le mode de production asiatique. C’est également le seul à qui son nom donne une base géographique et non historique. On a en réalité affaire à une ré-interprétation de la périodisation marxiste du point de vue de son élément le plus excentrique, ce qui pro- duit une série de nouveaux concepts, « géographiques » et non plus simplement historiques (on sait l’importance du concept de « plan », d’immanence ou de consistance, dans la pensée de Deleuze : espace lisse ou strié, nomos et machine de guerre, cartes et strates, décalcomanie). Le déplace- ment de la série des modes de production est donc double : par translation de l’économique au sémiotique et au corporel, sous forme d’une corrélation, et par inversion du centre et de la périphérie, avec changement corrélatif du plan d’organisation (l’espace et non plus le temps). Ce déplacement, s’il peut laisser le marxiste un peu rêveur, n’étonnera pas le lecteur de Wallerstein ou de Braudel. Et l’on comprend ici en quoi le concept de socius n’est pas identique au concept de société. Il s’agit de littéraliser (tactique chère à nos auteurs) la métaphore du corps politique : le corps social est aussi matériel/corporel que le corps de la terre, il est traversé de flux d’énergie, segmenté par des opérations de codage. Et ce corps matériel est, bien sûr, un corps collectif, alors que la société, du moins dans sa version libérale dominante, est une collection d’individus. Mais on constatera aussi, avec une résignation mêlée de tristesse, que le concept de classe a fait les frais de ce double déplacement.

Troisième déplacement : du travail au désir. C’est que le concept de classe est fondé sur la structure productive de la société, sur les contradictions qui la poussent en avant, et sur les luttes que la chose entraîne. Et la structure productive met en exergue le travail comme pratique humaine fondamentale, et comme étalon de la valeur. Deleuze et Guattari, la chose était dans l’air du temps, n’aiment guère le productivisme, l’appropriation de la nature par l’homme (on sait que vers la fin de sa vie Guattari, indépendamment de Deleuze, tenta de développer une philosophie écologique, qui n’eut guère d’écho). On passe donc de la centralité du travail comme praxis à celle du désir, comme moteur de flux d’énergie. Il faut avouer que ce concept de désir n’est pas sans intérêt. Contrairement au concept freudien, prédiqué sur le manque, et donc négatif (il est de l’essence du désir de n’être jamais satisfait, jamais assouvi, sinon par la mort du sujet, qui y met fin), c’est un concept positif : une énergie traversant et animant une machine. Deleuze, dans l’Abécédaire, où la lettre D est consacrée au désir, insiste sur le fait qu’il n’y a de désir qu’au sein d’un agencement. On voit en quoi le sujet est de nouveau effacé. La relation binaire transitive, un sujet désire un objet, fait place à la structure complexe d’un agencement. Le désir est l’énergie qui tient ensemble les agencements et y circule. On comprend le sens nouveau que prend le concept de machine (que, dans un de ses premiers textes, Guattari oppose à celui de structure[7]) :  non un instrument, un  outil  complexe  marquant  une étape nécessaire mais transitoire dans les métamorphoses de la marchandise, mais un organe « excentrique au fait subjectif », habité par ce que Guattari (dans sa période lacanienne) appelle encore « le sujet de l’inconscient », chargé de couper et de coder les flux d’énergie. On songe aux machines excentriques du caricaturiste anglais William Heath Robinson, ou à Tintin menacé d’être happé par la grande machine à fabriquer du corned-beef, dont l’« input » est une succession de vaches en train de ruminer et l’« output » une série de boîtes de corned-beef.

Quatrième déplacement : de l’idéologie à l’agencement. Nous l’avons vu, Deleuze et Guattari se méfient du concept d’idéologie, surtout dans sa version structuraliste althussérienne, en ce qu’il implique séparation entre base et superstructure, monde des objets et monde des représentations. Ils ont une vision réductrice du concept, mais il est clair que le couplage désir/machine (effectué dans ce qu’ils appellent des « agencements machiniques de désir ») transcende cette séparation. L’avantage de la machine sur la structure, c’est qu’elle fonctionne, qu’elle travaille, qu’elle se place du point de vue du procès, et non de la classification des objets. Mais Deleuze et Guattari ont besoin d’un concept pour faire le travail philosophique attribué au concept d’idéologie sous son aspect nécessaire (et non simplement en son sens péjoratif de conscience mystifiée) : la subjectivation, la production ou l’interpellation de sujets. Le concept d’agencement est chargé de ce travail. Un agencement a deux aspects : un aspect matériel-corporel, que je viens d’évoquer (agencement machinique de désir) et un aspect institutionnel-social (donc matériel lui aussi, à sa façon, et pourtant aussi idéal), l’agencement collectif d’énonciation. Ces deux aspects sont indissociables, même si Deleuze et Guattari sont plus diserts sur le second que sur le premier. Leur indissociabilité explique ce qui est la caractéristique la plus importante d’un agencement : le mélange ontologique qui y est opéré. L’exemple canonique de Deleuze et Guattari permettra de le comprendre. L’agencement féodal est composé d’un certain nombre de corps physiques (châteaux, chevaux, armures, chevaliers et châtelaines, sans oublier les vilains et quelques prêtres), d’un corps de textes (par exemple les poèmes d’amour courtois), d’un corps de lois et de décrets, de mythes et de croyances, et des institutions (sous leur face matérielle comme sous leur face idéale) qui les gèrent (cours de justice, couvents, etc.). Cela implique une organisation de l’espace (du château à la cathédrale), un corps social hiérarchisé (le Roi, ses vassaux, etc.), un corps de rituels et de pratiques. Je m’arrête, car la totalité de la société féodale est menacée d’être happée par le concept. Mais son intérêt est ailleurs: dans le mélange ontologique justement, dans la matérialité des processus qui produisent les discours et leurs locuteurs. C’est ainsi que, bien que Deleuze et Guattari n’en fassent pas mention (la traduction française du texte étant sans doute trop récente) leur concept d’agencement collectif d’énonciation est proche du chronotope bakhtinien (la différence est située dans leur insistance sur le « -tope » plutôt que sur le « chrono- »).

Cinquième déplacement : du parti au groupe. Nous atteignons ici le texte le plus explicitement marxiste (ou para-marxiste) de Deleuze, sa préface à Psychanalyse et transversalité, intitulée « Trois problèmes de groupe ». Les déplacements précédents y sont, en germe, déjà opérés. Et il s’agit explicitement de déplacements, Reich et Guattari étant d’emblée salués comme incarnant la coïncidence du militant politique et du psychanalyste. On trouvera donc dans ce texte une critique des positions théoriques et politiques des partis communistes (le texte date de 1972). Ainsi, la théorie du capitalisme monopoliste d’État est analysée comme une formation de compromis entre l’internationalisme du capital et la défense du cadre national de l’État. La dégénérescence de L’Union Soviétique y est décrite dans des termes prophétiques, et qui rappellent (vaguement) certaines analyses du capitalisme bureaucratique d’État. L’essentiel est dans la distinction entre groupe assujetti (comme le devint le parti bolchevique dès 1917, et comme le furent et sont encore les organisations et partis communistes), qui est obsédé par son auto-perpétuation et n’offre qu’un squelette d’organisation réifiée, et groupe sujet, en constant état de flux, toujours pressé d’annoncer sa propre dis- solution. On retrouve l’équivalent politique de l’opposition entre machine et structure, sous les noms de parti et de groupuscule (on a déjà évoqué l’attache- ment de Deleuze au gauchisme ordinaire). Cette analyse, même si la dissolution du concept de parti est difficile à accepter pour le paléo-marxiste que je suis, pose un problème réel, et d’importance capitale: comment empêcher l’avant- garde de se substituer au corps d’armée, ou de se transformer en état-major permanent, coupé des poilus dans les tranchées et les envoyant à la boucherie?

Sixième déplacement, qui recouvre en fait toute la série: du molaire au moléculaire. Ce sont là deux concepts centraux et bien connus de l’Anti-Œdipe (dont il faut toutefois remarquer que, dans l’œuvre de Deleuze, ou dans celle de Deleuze et Guattari, ils ne lui ont guère survécu). Chassant le sujet de sa position centrale, la philosophie des agencements (comme on dit « philosophie de la praxis ») n’a guère de sympathie pour le sujet individuel du libéralisme bourgeois. Mais elle n’a pas plus de sympathie pour le sujet massif du marxisme (la classe comme sujet collectif). L’origine de l’action, l’agent, est ici le groupe non-structuré, pas encore réifié, en état constant de variation ou de métamorphose. Cela fleure bon son mai 1968, entendu comme révolte anti-autoritaire. Et cela (ce qui est tout à fait positif) permet de tenir compte de l’émergence de nouveaux sujets politiques (les femmes, les patients des hôpitaux psychiatriques, les prisonniers, les travailleurs immigrés). Certains de ces sujets se sont effacés, d’autres occupent le devant de la scène : le bilan de la priorité donnée au moléculaire reste à établir. Mais ce couple de concepts, par un déplacement interne à l’œuvre de Deleuze et Guattari, a donné naissance à deux autres concepts, autrement importants à mes yeux, les concepts de majorité et de minorité. Il ne s’agit plus ici de molécularité sociale, ni de minorité politique, mais de minoration linguistique et littéraire. Une langue majeure, comme l’Anglais dit standard, est sans cesse minorée par une multitude de dialectes mineurs, de registres, de styles. Un texte littéraire mineur (l’exemple canonique est Kafka[8]) n’a pas besoin d’appeler de ses vœux la révolution socialiste, ou de décrire par le menu les effets les plus délétères de l’exploitation capitaliste, il est d’emblée collectif, politique et déterritorialisé.

On a donc affaire chez Deleuze et Guattari à un déplacement systématique de concepts marxistes. Ils réfléchissent à l’intérieur du marxisme, sans doute plus directement que le Derrida de Spectres de Marx, même si leurs errances, ou lignes de fuite, les entraînent assez loin de ce point de départ. Il suffit pour s’en convaincre de comparer le traitement de Marx et Freud dans Capitalisme et schizophrénie : le premier n’est pratiquement jamais mentionné, mais il fournit un cadre de pensée ; le second l’est presque à chaque page, en personne ou sous l’un de ses avatars – mais il est l’objet d’une critique systématique et souvent féroce.

Si l’on m’accorde que déplacement, et donc point d’origine, il y a bien, il reste une question: pourquoi entreprendre ce voyage, et qu’avons-nous à gagner, en tant que marxistes, à suivre des philosophes qui font tout ce qu’ils peuvent pour mériter le sobriquet d’anarcho-désirants ? Ne vaut-il pas mieux, au lieu de pratiquer cette lecture à contre-courant, les abandonner à la lecture « anarchiste » de leur œuvre, qui a pour elle les avantages de l’évident et de l’immédiat, et n’est pas dénuée d’enseignements pour un marxiste (par exemple, le concept deleuzien d’événement, développé dans Logique du sens, ou la critique de la représentation, y compris politique) ? Au palmarès des citations dans le Petit lexique philosophique de l’anarchisme, de Daniel Colson[9], Deleuze arrive en deuxième position, derrière Proudhon mais devant Bakounine. Ma réponse est simple: il est un domaine, où la tradition marxiste est notoirement fragile, et où Deleuze et Guattari font avancer la réflexion critique: celui de langage.

 

Pour une autre philosophie du langage

La question est d’importance. Elle n’a pas échappé à l’attention de l’ennemi de classe, qui excelle dans les manipulations idéologico-linguistiques et a, dans ce domaine, gagné presque toutes les batailles depuis cinquante ans. La réflexion des pères fondateurs n’est pas suffisamment développée pour aider vraiment, sans parler de l’éteignoir que fut la trop célèbre brochure de Staline. Le résultat est le développement d’une science linguistique accompagnée d’une philosophie du langage hésitant entre un matérialisme réducteur et un idéalisme forcené (par exemple, le « mind/brain » de Chomsky, et sa croyance aux idées innées et à une psychologie des facultés). Cette philosophie du langage se caractérise par l’individualisme méthodologique, le refus de l’histoire, l’exclusion du social, du politique, mais aussi du littéraire, du champ des phénomènes langagiers pertinents, et par un naturalisme qui prend les règles de grammaire pour des lois de la nature : elle a toutes les caractéristiques de ce qu’ Althusser appelle une « philosophie spontanée de savants »[10].

Et elle est l’objet d’une critique systématique dans le quatrième plateau de Mille Plateaux, où Deleuze et Guattari analysent les « quatre postulats de la linguistique » : (1) le langage serait informationnel et communicationnel ; (2)  le langage est étudié selon un principe d’immanence, qui sépare l’objet de la linguistique du reste des phénomènes ; (3) il y aurait des universaux du langage et le système de la langue serait homogène ; (4) l’étude  scientifique d’une langue est celle du dialecte standard ou majeur[11]. Contre ces postulats, Deleuze et Guattari construisent une pragmatique, qui a l’avantage sur son équivalent anglo-saxon (la théorie des actes de langage d’Austin et Searle, la théorie de la conversation de Grice) de n’ignorer ni l’histoire ni la société – une pragmatique politique, construite autour des concepts d’agencement collectif d’énonciation, de mot d’ordre, de variation continue, de discours indirect (ici  la référence est clairement marxiste: elle renvoie à Volochinov, qui est ce que le marxisme a produit de mieux en matière de philosophie du langage[12]), de style, de bégaiement, de minoration. En apparence, certains de ces concepts (par exemple le concept de style) n’ont rien à voir avec le marxisme. En réalité, ils nous donnent l’esquisse de ce que devrait être une philosophie marxiste du langage conçu comme forme de praxis, évitant le fétichisme qui accable la philosophie dominante du langage, et construite autour de quatre thèses :

1°) le langage est un phénomène historique ;

2°) le langage est un phénomène social ;

3°) le langage est un phénomène matériel ;

4°) le langage est un phénomène politique.

Cette philosophie est, bien sûr, encore à formuler : nos anarcho-désirants ont avancé sur cette voie plus que quiconque. Le marxiste le plus orthodoxe aura besoin d’une pointe de vitesse pour les rattraper.

 

Ce texte de Jean-Jacques Lecercle a été publié initialement dans le numéro 7 de Contretemps (1re série)

 

Notes

[1] D. Bensaïd, Marx l’intempestif, Paris, Fayard, 1995.

[2] J. Butler, Excitable Speech, Londres, Routledge, 1995.

[3] Cf. J.-J. Lecercle, Deleuze on Language, Basingstoke, Palgrave, 2002.

[4] A. Negri et M. Hardt, Empire, Paris, Exils, 2000.

[5] G. Deleuze et C. Parnet, Abécédaire, Paris, Éditions du Montparnasse, 1997, « W, c’est Wittgenstein ».

[6] G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 10.

[7] F. Guattari, « Machine et structure », in Psychanalyse et transversalité, Paris, Maspero, 1972.

[8] G. Deleuze et F. Guattari, Kafka, Paris, Minuit, 1975.

[9] D. Colson, Petit lexique philosophique de l’anarchisme – De Proudhon à Deleuze, Paris, Le Livre de Poche, 2001.

[10] L. Althusser, Philosophie et philosophie spontanée des savants (1967), Paris, Maspero, 1974.

[11] G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, pp.95-139.

[12] M. Bakhtine, Le Marxisme et la philosophie du langage, Paris, Minuit, 1977. Les recherches récentes indiquent que Volochinov, et non Bakhtine, est bien l’auteur du texte qui fut originellement publié sous son nom.

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