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L’intitulé de mon article[i] « Les désaccords des temps », renvoie en priorité à La discordance des Temps, ouvrage majeur de Daniel Bensaïd. Mais, je me référerai essentiellement ici à un autre écrit, Marx l’intempestif. Daniel Bensaïd ne se contente pas, dans cet ouvrage, de déclarer sa prise de distance d’avec certaines lectures du marxisme ; il y dresse par la même occasion un « inventaire » de toute l’orthodoxie marxiste. En effet, la tradition marxiste navigue principalement entre deux pôles de lecture que Bensaïd renvoie dos à dos. Le premier pôle considère la pensée de Marx comme une philosophie de la fin de l’histoire tandis que le second réduit cette pensée à une sorte de sociologie empirique des classes.

On peut résumer l’intérêt de cet ouvrage à trois aspects essentiels lesquels sont entrelacés et soumis à des rapports d’interdépendances où l’un conditionne l’autre et détermine ses contours :

Le premier aspect concerne l’argument général de Marx l’intempestif qui a ce titanesque avantage de désencombrer le marxisme de la charge pesante à la fois du positivisme, du scientisme et du déterminisme. Selon Bensaïd, ces interprétations constituent un « marais gluant » dans lequel la pensée de Marx est noyée voire achevée et Bensaïd se consacre à la tâche essentielle de la débarrasser de ses oripeaux. Mais il ne se contente pas d’une simple critique de ces trois interprétations de Marx, et propose une nouvelle lecture, qui est en réalité une « relecture » profane de son œuvre. Par suite, il s’efforce d’éviter la religiosité persévérante, caractéristique de certaines interprétations dogmatiques et doctrinaires de l’œuvre de Marx et met en lumière leurs contradictions logiques et réelles.

Quelles que soient leurs évidentes spécificités, ces interprétations se rejoignent pour célébrer en chœur « l’autorité du déterminisme scientifique au service du finalisme historique » [ii] maintenant ainsi une croyance selon laquelle l’histoire à venir est le but de l’histoire « passée ». Le chemin avance ainsi inexorablement vers le progrès !

A l’encontre de cette lecture sacralisante, finaliste ainsi que fataliste de l’histoire, Daniel Bensaïd déclare son incroyance et son hérésie lourde de conséquences, comme toute hérésie :

« Renverser la dictature des fins, (…) démoraliser l’histoire ([c’est-à-dire] renoncer une fois pour toutes à ce qu’elle ait une morale). La démoraliser, c’est[aussi] la politiser, [et] l’ouvrir à une pensée stratégique » [iii].

En soulignant la contribution de Bensaïd au renouveau contemporain du marxisme, Michael Löwy montre que le mérite de l’auteur de Marx l’intempestif est d’avoir établi une « rupture radicale avec le scientisme, le positivisme et le déterminisme qui ont si profondément imprégné le marxisme « orthodoxe », notamment en France »[iv]. Il qualifie d’ailleurs son ami de « communiste hérétique » dans la mesure où celui-ci n’a jamais cédé aux arrangements d’un marxisme ambiant qui prêche « une délivrance historique » à l’égard de la réalité accablante du présent.

Contre ces « fatalistes de l’histoire », l’auteur prône une relecture de Marx contre « l’air du temps ». Mais pour cela, il met en avant la nécessité de choisir ses compagnons de route, faute de quoi nous risquerions de divaguer dans des coulisses labyrinthiques. Car la prétention d’une lecture vierge de Marx, sorte de « pèlerinage religieux aux sources d’un marxisme originel »[v], est en réalité impossible voire absurde. Le retour à un Marx originel est une pure fantasmagorie.

Selon Deleuze, comme Bensaïd aimait le rappeler souvent, « on commence toujours par le milieu. » La chasse au commencement est interdite en raison même de l’impossibilité de reprendre un chemin vierge sans traces ni empreintes des expériences passées. Car, comme le montre Marx dans une lettre adressée à Arnold Ruge en septembre 1843, « nous n’anticipons pas sur le monde de demain par la pensée dogmatique, mais au contraire nous ne voulons trouver le monde nouveau qu’au terme de la critique de l’ancien »[vi].

On ne repart jamais à zéro, quoiqu’en dise la chanson d’Edith Piaf. On ne peut jamais faire table rase du passé ni le balayer définitivement. Il nous poursuit, il nous hante, il nous appelle. Il nous attend aux carrefours des chemins et dans ses bifurcations pour l’émanciper de la pesanteur de la mémoire figée et du culte du patrimoine. Le passé attend qu’on lui fasse subir une « chirurgie » critique lui permettant dès lors de guérir ses maux et de soigner les plaies et les blessures de ses vaincus. On ne peut penser le présent sans passer par le passé dont il est nécessaire de renouveler la découverte sans relâche. En un mot, le passé ne passe pas ; il se renouvelle.

Il n’est pas sans intérêt de rappeler à cette étape qu’Althusser avait déjà mis en garde contre le piège de l’origine et l’obsession de la genèse. « Je tiens pour religieux en leur fond, dit-il, les concepts d’origine et de genèse, pris bien entendu au sens rigoureux constitué par leur couple »[vii]. Si je m’autorise cette remarque, c’est pour insister, sur l’une des qualités de Bensaïd, qui nous rappelle par ailleurs Spinoza pour qui critiquer ne signifie pas rejeter ou éliminer mais plutôt expliquer, comprendre et saisir. Malgré sa mise à distance d’avec Althusser, Daniel Bensaïd lui reconnaît des mérites. L’un de ceux-ci est d’avoir mené une critique acerbe et conséquente du « génétisme théologique » qui permet ainsi d’esquisser une temporalité historique qui rompt avec le temps continu, celle de la dialectique hégélienne et de son processus de développement de l’Esprit.

Selon Bensaïd, la critique althussérienne des notions d’origine et de genèse lui a permis de dessiner « une autre idée de la contemporanéité et du présent historique[viii]». La relecture de Marx paraît donc être dans le même temps une appropriation critique de ses lecteurs, voire une réappropriation.

Le deuxième aspect se rapporte à la stratégie de lecture de l’œuvre de Marx. Car, hormis la critique tournée vers l’orthodoxie marxiste, Daniel Bensaïd insiste dans ce texte, sur la nécessité de choisir des compagnons-éclaireurs qui seront des guides dans la redécouverte de l’œuvre de Marx. Sans cela, nos lectures risquent de sombrer dans les nuits misanthropes d’un sujet-monade-isolée. En effet, aucune lecture n’est réellement solitaire et subjective. Elle est systématiquement accompagnée, que nous le voulions ou non. Nous sommes, dès lors, amenés à choisir notre compagnie faute de quoi d’une certaine manière nous la subirons. Plus précisément, nous devons éviter des lectures inconscientes, irréfléchies et téméraires.

Choisir ses compagnons pour lire Marx signifie aussi accepter de le lire sous influence. Dans son article : Le socialisme comme pari, De Lucien Goldmann à Daniel Bensaïd, Michael Löwy montre que « [l]’influence” est […] en dernière analyse un “choix”, une “activité du sujet individuel et social”, et non une réception passive »[ix]. Il s’agit d’une appropriation ou plutôt d’une réappropriation dans un contexte historique déterminé. Car, comme l’affirme Bensaïd, la relecture de Marx doit être à la hauteur des enjeux du présent mais se situer aussi par-delà les limites de la tradition.

Par conséquent, cette relecture ancrée dans l’urgence du moment présent n’exclut pas pour autant la compagnie de Saint-Augustin, de Pascal, d’Auguste Blanqui ou de Charles Péguy et du proche de Bensaïd à savoir Walter Benjamin, plutôt que d’un Karl Popper qui réduit « la causalité historique au modèle de la causalité naturelle » ou d’un Leszek Kolakowsky, pour qui le communisme ne serait que « l’énigme résolue de l’histoire et il se connaît comme cette solution »[x]. Par suite, la relecture bensaïdienne de Marx s’effectue dans une tension paradoxale des temps, une discordance inventive et innovante.

Fidèle à l’idée de Marx et Engels dans L’Idéologie allemande, selon laquelle la conscience peut parfois être en avance sur les rapports réels actuels, Daniel Bensaïd suit les mêmes pas et ne s’interdit pas, comme son « ami critique » Michael Löwy, d’avoir recours à des auteurs antérieurs à Marx[xi]. Leur texte commun sur Auguste Blanqui en témoigne. Pour leur part, Marx et Engels affirment que « dans les luttes d’une période postérieure, on peut s’appuyer sur des théoriciens antérieurs »[xii]. A ce niveau, le retour à Blanqui paraît lui-même justifié par la terminologie marxienne elle-même. Les temporalités sont imbriquées, le postérieur et l’antérieur ne sont pas soumis de ce fait au découpage grammatical et horloger des temps, conçus comme une pure succession linéaire et une filiation immédiate entre passé, présent et futur.

Cela nous conduit par voie de conséquence au troisième aspect : Marx l’intempestif nous invite à renoncer, une fois pour toutes, à « l’Histoire Universelle avec ses majuscules »[xiii]. A cette condition, s’en ajoute une autre dont l’exigence ne supporte aucun compromis, ni accommodement : celle de renoncer définitivement et sans détour à concevoir l’histoire selon une vision linéaire du progrès « où chaque minute, chaque heure qui passe, selon les termes de Michael Löwy, sont censées apporter leur petite part d’accroissement et de perfectionnement »[xiv]. Contrairement à cette conception de l’histoire, que Daniel Bensaïd qualifie de religieuse et de finaliste, Marx l’intempestif propose une lecture profane et immanente qui conçoit l’histoire « comme une suite d’embranchements et de bifurcations, un champ de possibles dont l’issue est imprévisible »[xv].

Dans cet ouvrage, Daniel Bensaïd déclare sur un ton tranchant sa prise de distance à l’égard de ces « croyances laïques », lesquelles pensent l’histoire selon une vision providentialiste et un cheminement linéaire qui normalisent le temps et le font avorter de ses temporalités singulières et de ses rythmes propres, quoi qu’inégaux et conflictuels. En revanche, il ne suffit pas de sur-déterminer le conflit théoriquement pour le résoudre dans la pratique ; telle est l’une des carences de ces marxismes et la cause de leur anémie.

La radicalité de sa déclaration est consécutivement critique en affirmant fermement, suite à Marx dans L’Idéologie allemande, que l’histoire n’est qu’une banale « succession de générations », rien de plus ! « Marx n’a rien d’un « postéromane », dit-il. Il ne marche pas aux promesses finales et au jugement dernier. Sa critique, ajoute-il illico, s’inscrit dans les douleurs du présent »[xvi].

Autrement dit – et c’est fortement significatif dans la détermination de la critique bensaïdienne -, les reproches des marxismes orthodoxes à l’égard de la conception idéaliste de l’histoire se bornent à n’être que cela. En conséquence, par leur logique propre, ils prennent le risque de s’enfermer dans les limites qu’ils décèlent chez leurs adversaires, à savoir la téléologie hégélienne et le providentialisme religieux. Ce qui est au fond une manière de tomber davantage dans le piège de la lecture spéculative et transcendantale de l’histoire qu’ils prétendent dans le même temps combattre.

Nous pourrions remarquer que le corps organique de Marx l’intempestif est soumis à son tour à « la discordance des temps » dans laquelle des tensions entre temporalités théoriques se combinent et s’enchevêtrent. Ainsi, les auteurs antérieurs et postérieurs ne sont pas rangés selon une succession linéaire comme dans les registres de naissances et de décès de l’état civil ou de l’Eglise. C’est en ce sens qu’Auguste Blanqui est considéré, par exemple, comme un carrefour ouvert à la fois vers le passé et vers le futur. Comme le montre l’article coécrit par Daniel Bensaïd et Michael Löwy, intitulé « Blanqui, là où l’homme agit, point de place pour la loi », le mérite de ce penseur du XIXème siècle réside dans « son refus de toute conception linéaire du temps historique » et son rejet de « l’historicisme conformiste, positiviste et borné, qui légitime toujours les vainqueurs au nom du ‘progrès’ »[xvii].

Selon ces auteurs, Blanqui nous fournit une critique pertinente de l’idéologie du « progrès » et élabore « une conception « ouverte », non linéaire, non cumulative des événements, laissant la place aux alternatives, aux bifurcations et aux ruptures[xviii] ». En ce sens, on peut affirmer que Blanqui paraît, du moins aux yeux de Bensaïd, plus actuel que Karl Popper. Il est vrai que, parfois, un retard est aussi une avance. Ce n’est pas un simple jeu de mots chez Bensaïd : cela exige une redistribution différente des temps qui ne permet pas de traiter de l’héritage passé comme un « chien crevé »[xix] mais de l’actualiser pour le critiquer et aussi pour se l’approprier à la lumière de notre monde présent et des tâches qu’il nous impose.

Par ailleurs la notion de « discordance des temps » et les tensions entre différentes temporalités ne sont pas de simples artifices ou de pures catégories logiques. Elles répondent bel et bien à une réalité elle-même discordante dont les temporalités sont désaccordées et en conflit continuel et incessant. Le temps social n’est pas homogène. Il est conflictuel : passé, présent et futur sont en tensions sans relâche (au pluriel).

En somme, les trois aspects évoqués de Marx l’intempestif nous permettent de déceler la démarche bensaïdienne : elle convie les outils conceptuels et le cheminement logique de La discordance des temps. Marx l’intempestif est en quelque sorte la mise en pratique-théorique du premier. Une stratégie de lecture que justifie l’organisation de l’ouvrage.

Dans le chapitre intitulé « L’ordre du désordre », Daniel Bensaïd montre comment un retard peut dans le même temps être une avancée. A proprement parler, « un retard est aussi la condition d’une ‘avance’ »[xx]. Il cite à juste titre l’exemple de l’Allemagne du XIXème siècle qui par rapport à la France et à l’Angleterre était en retard. Il explique que, même si le développement économique et la révolution politique ont eu lieu en Angleterre et en France, c’est en Allemagne que la révolution théorico-philosophique a surgi. Avec cela, malgré sa singularité qui lui est propre, la science allemande « s’inscrit [elle-même] dans une tradition de pensée à laquelle l’empirisme anglais et le rationalisme français se sont montrés obstinément réfractaires »[xxi].

En revanche, bien que ces moments théoriques soient désaccordés, il ne s’agit pas de renoncer, affirme-t-il encore, « à la totalité sous prétexte d’élucider chacune de ses parties, mais de retrouver [bien au contraire] l’universel dans le singulier »[xxii]. En citant Goethe, Bensaïd montre que la science à la manière de l’art, doit toujours s’exprimer dans chacune de ses œuvres comme une totalité à part entière. C’est en ce sens que la critique « donne la réplique, dit-il, à une science établie »[xxiii]. C’est pourquoi Marx conçoit sa critique opiniâtrement comme une « critique de l’économie politique » sans pour autant se contenter de la simple et pure critique de la sphère économique ; il l’oriente vers la critique de l’Etat, de droit, de la religion, de la morale, etc.,

Selon Bensaïd, cela permet principalement de montrer comment « [l]a grande logique du capital surdétermine l’ensemble des contradictions (la question écologique, comme celle de l’école, de la division sociale du travail, de la marchandisation du champ médiatique, du logement ou de la production de l’espace) »[xxiv], sans que ces contradictions soient pour autant dépourvues de toute autonomie ou d’une temporalité propre.

Les formes spécifiques de résistance (aux conditions de travail, à la question écologique, aux sans-papiers, à la question du genre, …) montrent à quel point le développement de ces contradictions est inégal et désaccordé. Toutefois, elles permettent de vérifier de par sa nature « cette imbrication, « articulée à dominante », des différents champs et des rapports sociaux »[xxv] autour de la grande logique du Capital.

A ce moment de mon exposé, je m’autorise à revenir à Marx, à qui on a souvent reproché un certain déterminisme mécanique dans sa critique des représentations idéologiques, essentiellement en ce qui concerne le rapport supra-structure/infra-structure conçus en termes de régularité déterminée et fixe[xxvi]. Marx montre, dans L’Idéologie allemande, que le développement des sphères sociales n’a jamais été égal, ce qui exige à bon escient de « penser un progrès qui ne soit ni automatique, ni uniforme »[xxvii].

Certes, il affirme que l’ensemble des représentations idéologiques et des sphères sociales ne s’expliquent que par leur base réelle. En revanche, il montre par la même occasion qu’elles peuvent acquérir une forme d’autonomie. Bien que l’ensemble des sphères sociales et des représentations idéologiques demeurent effectivement lié à leur base réelle et à la division du travail, cela n’exclut pas leur relative autonomie et leur enracinement dans un temps singulier et une temporalité spécifique. C’est à ce titre qu’il affirme qu’« à l’intérieur de la même nation, les individus ont des développements tout à fait différents, même abstraction faite de leurs conditions de fortune, et il s’ensuit également qu’un intérêt antérieur, dont le mode d’échanges particulier est déjà supplanté par un autre, correspond à un intérêt postérieur, reste longtemps encore en possession d’une force traditionnelle dans la communauté apparente et qui est devenue autonome en face des individus (Etat, droit) »[xxviii].

Le développement inégal entre les diverses sphères sociales permet au contraire de penser l’histoire au-delà de la conception idéaliste qui accorde au progrès un sens mécanique et unilatéral. Cette analyse marxienne relève selon les termes d’Isabelle Garo « de la saisie à la fois théorique et pratique d’une causalité décidemment non linéaire et d’une interdépendance de nature dialectique »[xxix].

Le progrès technique peut conduire à un recul social ou à des catastrophes écologiques. La crise politique et juridique peut également inspirer une critique de l’ordre institutionnel. Une œuvre d’art peut tout autant dessiner, peindre ou chanter une réalité autre, une réalité espérée, une réalité « messianique », selon l’expression du proche et de l’intime de Bensaïd, à savoir Walter Benjamin.

L’historien Christophe Charle, dans son livre Discordance des temps. Une brève histoire de la modernité, écrivant sous l’influence de l’auteur de Marx l’intempestif, montre que lorsque Picasso peint en 1904 Le couple (Les misérables), dissocie nettement la défaite de la soumission. En effet, ce couple est montré assurément vaincu mais nullement soumis. A la différence de Victor Hugo, « qui donne à voir une fresque de misérables dont le sort dépend toujours d’un autre et de sa puissance élective divine qui garantit la force du bien »[xxx], la désynchronisation entre développement social et développement artistique n’a ici rien de surprenant.

Dans une situation politique bouchée et une réalité sociale déchirée par les violences et les guerres, les peintres du début du XXème siècle inventent l’art abstrait « qui ouvre à la connaissance l’horizon de l’invisible, au-delà des apparences » [xxxi], écrit Paul Klee.

Je me permets ici d’ouvrir une parenthèse pour faire référence à Kandinsky et à sa théorie du « voilé dévoilé ». Le peintre montre comment l’art abstrait a permis à l’homme de s’autoriser à représenter la nature au-delà des apparences. Il s’agit donc d’extraire la nature de ses éléments extrinsèques et de son exploitation purement utilitariste par les sciences techniques. En 1911, Kandinsky déclare que « [la] dissonance picturale et musicale d’aujourd’hui n’est rien d’autre que la consonnance de ‘demain’ »[xxxii]. Pour les premiers peintres abstraits, l’imagination est conçue comme l’audace de la sensibilité qui permet d’aller au-delà du paraître et du simulacre.

Dans l’introduction de son livre, Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, Kandinsky montre que « toute œuvre d’art est l’enfant de son temps et, bien souvent, la mère de nos   sentiments »[xxxiii]. Un peu plus loin dans la même introduction, il revient sur cette déclaration qui inaugure son livre pour montrer que l’art, fils de son temps, ne doit pas se limiter à cela mais avant tout renfermer en lui-même un potentiel d’avenir. En effet, un art qui se satisfait de n’être que l’enfant de son époque « n’engendrera jamais le futur »[xxxiv]. L’art ne doit pas être seulement le miroir et l’écho de son époque mais doit posséder « une force d’éveil prophétique, affirme Kandinsky, qui peut avoir une profonde influence »[xxxv] pour désencombrer le chemin vers l’avenir.

Par conséquent, si les sciences techniques prédisent un avenir radieux, la peinture abstraite semble pour sa part favoriser un cheminement prophétique qui défrichent les voies vers les horizons de l’avenir sans les encombrer de certitudes. Ainsi, ces deux sphères, sciences et art, ne partagent pas la même temporalité. Au sein d’une même époque des temporalités s’affrontent et se confrontent. Chaque production, scientifique, artistique, technique, et d’autres, peut dès lors se construire un rapport au temps qui lui est propre et annonce de « nouvelles mutations » conflictuelles qui ruinent le mythe d’une histoire homogène.

Au demeurant, Christophe Charle affirme, en ce sens, que la modernité est de prime abord une nouvelle conception des temps discordants où le passé, le présent et le futur sont soumis à une tension incessante : nous n’avons pas un temps moderne, mais des temps modernes. La modernité est dans le même temps énoncée par l’art, médiatisée, en outre, par les nouveaux moyens de communication, transformée également en un patrimoine de part le romantisme de Victor Hugo ou celui de Michelet, et finalement conçue comme un futur fixement investi par l’optimisme et l’euphorie du rêve qui vise le progrès.

Christophe Charle affirme que nous n’avons pas une seule modernité, mais des versions discordantes, des temporalités désaccordées, des rythmes désynchronisés. Il y a le temps des citadins fascinés par les temps nouveaux et follement croyants en l’avenir et ce temps des ruraux ; celui des femmes et celui des prolétaires toujours tenus à l’écart de cette concordance tissée harmonieusement, – par l’élite urbaine et citadine entre le passé, le présent et le futur.

Comme le montrent Marx et Engels dans L’Idéologie allemande, entre les différentes branches du travail, technique, théorique, artistique, etc., le développement de chacune est relativement indépendant des autres. Chaque sphère avance à son propre rythme avec sa propre temporalité. Il n’y a donc aucune peine à montrer que l’histoire humaine est faite de temporalités différentes et de rythmes inégaux. Le rapport entre les conditions matérielles existantes et l’ensemble des représentations idéologiques n’est, par suite, pas mécanique. Le développement « part des localités différentes, de tribus, de nations, de branches de travail différentes, etc., dont chacune se développe d’abord indépendamment des autres et n’entre que peu à peu en liaison avec les autres »[xxxvi].

A ce niveau d’analyse, il est utile d’évoquer une autre dimension de cette discordance selon Bensaïd ; une de plus, et non des moindres, celle de la « discordances des espaces ». Selon lui, il s’agit de penser la discordance des temps en lien avec la « discordance des espaces ». Il renvoie à ce niveau aux travaux de Henri Lefevre et de David Harvey susceptibles, tous deux, de nous aider, selon ses propres mots, à élucider les désaccords spatiaux. En effets, les différents groupes de population n’habitent pas les mêmes espaces et ne se déplacent pas non plus dans les mêmes zones. Plus étroitement encore, les représentations de différentes espaces ne sont pas les mêmes chez les uns et chez les autres.

Dans un entretien intitulé « Penser la politique », Daniel Bensaïd montre que « si les élites européennes qui suivent les cours de la Bourse de Tokyo et de New York et qui circulent familièrement dans les aéroports internationaux ont une expérience vécue de l’espace européen ou mondial, il semble probable que des jeunes relégués dans des ghettos de banlieue et issus d’une immigration récente vivent dans une autre dimension spatiale »[xxxvii]. Cependant, ces espaces imaginés sont enracinés malgré tout dans le réel. Comme l’avait déjà montré Ludwig Feuerbach dans L’Essence du christianisme, l’imaginaire est aussi réel quoi que sa réalité soit affranchie de ses limites et transférée en illusion.

Par ailleurs cette « discordance des espaces » se complexifie davantage lorsqu’on intègre en son sein tous les espaces imagés et imaginés qui constituent le fantasme d’un pays d’origine ou d’une religion communautaire. Espaces donc discordants et désaccordés, réels et imaginaires, espaces des riches et des pauvres, des palais et des ghettos, des banques et des restos de cœur. Toutefois, ces espaces singuliers et discordants coexistent dans un même univers national. L’espace national permet de définir une stratégie globale de ces espaces écartelés et écorchés. A la différence de Toni Negri qui considère que l’espace national a disparu sous les effets de la mondialisation, Daniel Bensaïd affirme que « le niveau national reste le maillon décisif »[xxxviii]. C’est pourquoi il estime nécessaire de définir un espace stratégique qui « suppose donc une sorte d’échelle mobile des espaces stratégiques articulant étroitement les actions aux niveaux local, national et international »[xxxix].

Espace et temps ne sont donc pas chez Bensaïd deux catégories abstraites, homogènes et uniformes. L’espace n’est pas, pour ainsi dire, un lieu neutre et immuable. Il est, façonné par les conflits sociaux et le monde de l’exploitation. En outre, il est soumis aux tensions entre espaces inégaux. L’espace n’est pas un, il est multiple et suppose donc une organisation stratégique, c’est-à-dire politique de différents espaces discordants. C’est pourquoi l’espace est aussi historique ; il est historiquement ouvert à des nouvelles possibilités spatiales nécessaires mais jamais certaines. Espaces sociaux et temps sociaux sont confrontés simultanément aux mêmes conflits de la grande logique du capital, sans pour autant que cela conduise, comme je me suis efforcée de le montrer, à exclure les spécificités des temporalités particulières et des espaces singuliers. Cependant, l’analyse de la discordance des espaces demeure lacunaire chez Bensaïd du fait qu’il n’a malheureusement pu l’achever. Toutefois, il nous a laissé des analyses approfondies sur la notion de « discordance des temps ».

Dans Marx l’intempestif, Daniel Bensaïd montre avec force qu’il n’y a pas un temps social ; il y a des temps sociaux. Le temps est rythmé par diverses temporalités aux rythmes inégaux. Tout n’avance pas au même rythme ; tout n’est pas forcément actuel et contemporain. Entre les rythmes inégaux des sphères sociales il y a des temps et des contretemps ; il y a, pour commencer l’antérieur, et le postérieur. La multi-dimensionnalité du temps brise le temps unique et le temps de l’horloge au rythme uniforme et à la répétition mécanique. En brisant ce temps abstrait, le développement inégal des sphères sociales s’ouvre sur de nouvelles possibilités pour faire autrement l’histoire. En bref, le temps n’est pas « singulier », il est « pluriel ». Il n’est pas inutile de rappeler les propos de Bensaïd disant : « Dans le développement inégal et combiné du monde, dans la discordance des temps et la non-contemporanéité des contradictions, un retard est aussi la condition d’une ‘avance’ »[xl].

Dans L’Idéologie allemande, Marx montre que des théoriciens antérieurs peuvent être en avance par rapport à leur époque et que leurs idées peuvent servir les luttes postérieures. Le rapport entre la base économique et les autres sphères de la société n’est donc ni mécanique ni automatique. Le développement entre les diverses sphères sociales est, pour ainsi dire, désynchronisé. Le retard économique et socio-politique en Allemagne au XIXème siècle s’est converti en avance philosophique. La situation allemande de l’époque est caractérisée, comme je l’ai rappelé plus haut, par son retard économique et politique. La Prusse demeurait encore un « Etat politiquement arriéré, encore largement féodal dans ses structures, rural et préindustriel du point de vue économique et social, où l’Eglise et la censure d’Etat font régner l’ordre en réprimant systématiquement toute contestation. Pourtant, explique Isabelle Garo, on y rencontre un courant critique qui n’a pas rendu les armes, le libéralisme rhénan, qui puise ses sources dans la Révolution française et dans les Lumières européennes »[xli].

Cet angle jeune-hégélien est considéré par Marx comme partiel et insuffisant et manque d’une radicalité qui soit à la hauteur du moment présent et de ses enjeux. « Ce n’est pas d’un simple décalage conjoncturel [dont] souffre la tradition jeune-hégélienne, mais d’une méprise foncière sur le rôle et la nature des représentations, par incapacité à saisir le moment historique dans toute sa complexité et à s’y investir en tant que force sociale vive »[xlii]. Ce qui manque aux jeunes hégéliens, dans un langage bensaïdien, c’est de politiser le temps, de le saisir dans sa totalité paradoxalement discordante et contradictoire. Ils n’ont pas compris que la contradiction elle-même n’est pas antagonique, une pure catégorie abstraite ; mais elle est bel et bien réelle et effective.

C’est pourquoi Marx et Engels critiquent acerbement la domination des idées qui séquestrent leurs auteurs dans leurs illusions selon lesquelles, par les idées, il serait possible de faire l’histoire et de changer la réalité. Feuerbach lui-même, nous le savons bien, n’a pas échappé à cette illusion des Lumières en considérant que la critique de la religion suffit, par elle-même, à libérer l’homme de son aliénation religieuse ! Ceci rappelle les Fragments mécréants où Daniel Bensaïd dénonce frontalement le fondamentalisme des laïcs en insistant sur le fait que le mécréant « homme de doute opposé à l’homme de foi » ne peut parier que sur « les incertitudes du siècles »[xliii].

L’Idéologie allemande ne vise pas, comme le pensent certains, à rejeter tout pouvoir des représentations, mais elle rejette leur « pouvoir unilatéral » et leur illusion de dominer le réel. C’est pourquoi la critique des représentations idéologiques chez Marx coïncide avec l’initiative politique en tant que mouvement qui bouleverse la base de tous les rapports sociaux pour les ouvrir vers d’autres possibilités de faire monde. « Les contradictions nées dans l’arène économique ne s’expriment que de manière déformée sur le terrain idéologique et politique, et n’aboutissent pas nécessairement à une rupture entre les subalternes et l’ordre institutionnel »[xliv].

Cette initiative politique est ancrée dans le moment présent ce temps du politique, que Bensaïd considère comme « la nécessité, catégorie du passé, (…), la possibilité advenue qui ne peut plus être abolie »[xlv]. Quant à la possibilité, elle est cette forme de nécessité qui est encore en puissance. C’est pourquoi son temps est celui du futur alors que « la réalité, catégorie du présent, elle, associe [quant à elle] indissociablement nécessité et possibilité »[xlvi].

Le temps politique abolit de ce fait la « databilité ordinaire » et temporalise le temps mécanique de l’horloge à travers la multiplicité des rythmes du développement de diverses sphères sociales. Les temps des évènements remplacent, pour ainsi dire, le temps du calendrier. L’homogénéité et l’harmonie du temps cyclique cède la place à l’hétérogénéité des rythmes et au saisissement de leurs tensions. Si la nécessité est renvoyée à la catégorie du passé, c’est parce que « [la] possibilité logique est seconde par rapport à la position ontologique de la réalité, première et principielle »[xlvii]. On ne peut donc annuler ce qui a déjà été ; on ne peut que « redistribuer le sens » dans l’horizon du possible. Mais nulle histoire n’est prédestinée, nul schéma n’est préétabli et nul salut n’est certain au bout du chemin.

Le présent est une catégorie du temps où le passé s’actualise par la critique du temps de la mémoire, qui « permet aussi de comprendre pourquoi les ‘vieux démons’ sont toujours sans âge et parfaitement actuels »[xlviii]. C’est aussi bien la compréhension du temps de la nécessité qui permettrait de passer au temps des possibles. Entre le « temps de la mémoire » (le passé) et le « temps de l’attente » (le futur), le présent oscille entre le nécessaire et le possible, entre le déjà devenu et ce qui est à venir, mais pas certain.

Il est une temporalité enceinte de possibilités et de probabilités et gorgées des espérances de la « foi incertaine » dans un avenir lui-même incertain et des aspirations d’une « croyance incroyante » et hérétique. En effet, « l’aspiration à un tout autre monde » n’est possible que lorsque « la perspective en devient politiquement constructible »[xlix]. Le présent est, selon Bensaïd, une temporalité stratégique et agissante pour changer le monde. Il est une temporalité conflictuelle où « [à] chaque instant s’affrontent le rationnel et l’irrationnel, les possibles qui accèdent à l’histoire effective et ceux qui se sont, provisoirement ou définitivement, éliminés »[l].

Cette histoire effective renvoie à une conception de l’histoire finie. « L’histoire se tient à sa fin, mais sa fin est, dit-on, privée de fin. La fin de l’histoire ne parvient jamais à sa fin, sa fin est sans fin. (…) Nous sommes notre présent lui-même qui est cette limite même du soleil couchant et tout ce qui vient et arrive à la limite, tombe sur sa propre limite »[li]. Si le futur n’est, selon la tradition positivo-scientiste et sociologico-déterministe, qu’une pure attente, une fin ultime, il devient selon cette nouvelle terminologie, présent et « un travail pour l’incertain » selon l’expression de Bensaïd. Il est, en termes aristotéliciens, une nécessité en puissance. C’est un possible qui peut venir ou ne pas venir. Il est le temps de la probabilité où l’histoire n’est guère prédéterminée. Il est le temps de « l’inquiétude du seulement possible », renchérit encore Daniel Bensaïd.

Selon Benjamin, le futur n’est pas devant nous ; il est derrière nous ; il est un futur antérieur. « Dans cette perspective, le présent (…) est cette résistance à un passé enflant et grossissant au fur et à mesure que le temps avance »[lii]. En se référant à Benjamin, Bensaïd insiste sur l’importance de l’événement en tant que rupture dans la continuité et acte intempestif dans le processus. L’événement permet de guetter les possibilités qui permettraient de renverser la situation sans que cela veuille dire que « l’issue de la lutte » est jouée par avance. Si donc « la politique prime l’histoire » ce n’est pas pour charger l’avenir de cette responsabilité d’un salut certain et d’une rédemption évidente mais pour libérer le présent de n’être réduit qu’à un simple chaînon entre le passé et le futur et faire surgir ses potentialités comme une temporalité gorgée de possibles et un moment de décision politique à part entière. En revanche, l’événement ne peut qu’être « intempestif » et « mécontemporain ». Il ne peut, de ce fait, n’être ni programmé ni planifié.

Dans ce contexte, je me permets de citer, à titre d’exemple, le geste tragique du jeune journaliste tunisien, Abderrazak Zorgui, qui s’est immolé récemment par le feu pour contester la situation sociale funeste dans sa ville, El Kasrine[liii]. Un geste par lequel le sacrifié voulait créer un événement nouveau dans la continuité de celui de Mohammed Bouazizi en 2010. Il voulait amener les Tunisiennes et les Tunisiens à l’insurrection et à une nouvelle révolte. Hélas, ce jeune homme a tragiquement sacrifié sa vie en vain : un évènement ne se programme pas. Bien plus, aussi mineur soit-il, un événement ne peut être soumis à la logique du calendrier. Il est soumis à une autre temporalité qui rompt avec la databilité et la temporalité mécanique du temps de travail socialement distribué.

En conséquence, « l’événement n’obéit pas, nous dit Bensaïd, à l’ordonnancement d’une Histoire universelle »[liv]. Cela ne veut pas dire, non plus, que l’événement peut surgir de nulle part, comme peut le prétendre Badiou. En bref, l’événement ne peut pas être programmé, mais il ne peut pas surgir non plus du vide, miraculeusement. Selon Bensaïd, si « [nous avons] toujours raison de [nous] révolter, » nous ne pouvons pas planifier une révolte[lv]. Ce jeune journaliste tunisien a perdu sa vie en pure perte. Ce sacrifice par lequel il s’est offert aux flammes de la désespérance n’a même pas déclenché une manifestation dans sa ville natale. Si on ne peut planifier l’avenir, on peut parier stratégiquement sur la lutte et la décision. On peut tenter d’émanciper l’histoire des « mythes de l’origine et de la fin » en faisant du présent « une catégorie temporelle centrale d’une histoire ouverte »[lvi].

Le temps présent est le temps qui cherche la possibilité d’une véritable sortie, selon l’expression de Françoise Proust, « des fausses issues et des fausses nouveautés » si toutefois cette sortie existe ! « Ce n’est qu’en entremêlant le fil du nouveau avec le tissu de l’ancien que le présent peut faire l’objet d’une expérience, et être vécu comme tel »[lvii]. On ne fait le monde nouveau qu’à partir du monde ancien disait déjà Marx en 1843. « C’est vrai, le vieux monde appartient au philistin. Mais il ne faut pas le traiter comme un épouvantail à moineaux dont on se détourne peureusement. Il nous faut plutôt le regarder bien en face »[lviii].

Marx conçoit le monde nouveau comme le monde nécessairement possible mais pas certain que « notre époque porte présentement dans son sein »[lix]. Car la possibilité réelle, contrairement à la possibilité abstraite qui ne reconnaît aucune limite, prouve sa nécessité et la réalité de son objet. La transformation du monde ne peut être effective qu’à partir d’une possibilité réelle. Du sacré au profane, « le souffle de ceux qui calculent la fin des temps », selon les termes de Maïmonide cités par Bensaïd, se trouve brisé »[lx].

Dans le chapitre intitulé « Nécessité historique et possibilités effectives », Daniel Bensaïd montre que dès sa thèse de doctorat sur la Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Epicure, Marx affirme que « [le] hasard est une réalité qui n’a que la valeur de la possibilité, mais la possibilité abstraite est justement, dit-il, l’antipode de la possibilité réelle. (…) La possibilité réelle cherche à fonder la nécessité et la réalité effective de son objet »[lxi]. A partir de là, Bensaïd décrit comment l’immanence au sens marxien exprime une nouvelle conception du monde qui n’exclut ni nécessité ni possibilité, mais qui dialectise ces contraires. C’est une nécessité qui n’est pas seulement subie, mais également choisie ; libre mais pas arbitraire.

Le possible est une nécessité qui tend vers la liberté au sens d’une possibilité réelle, c’est-à-dire d’une nécessité de faire et d’agir. Il nous ouvre l’horizon vers une utopie immanente, « temps messianique » benjaminien, par excellence, qui s’inscrit dans une « histoire ouverte » et s’enracine dans le présent : temps politique, et temps de pari stratégique et de décisions. C’est un pari pascalien mélancolique sur le possible nécessaire mais incertain. Le pari mélancolique nous ouvre donc les horizons d’une utopie historique et immanente qui n’exclut pas la « pluralisation du temps ».

Elle anticipe le futur en ouvrant les portes du passé qui enferme derrière ses murs « des potentialités inaperçues, avortées ou réprimées »[lxii]. Les propos de Marx selon lesquels « nous n’anticipons pas sur le monde de demain par la pensée dogmatique, mais qu’au contraire nous ne voulons trouver le monde nouveau qu’au terme de la critique de l’ancien », trouvent à ce niveau leur pleine satisfaction. L’utopie immanente est « l’attente politique » qui n’attend pas le salut de l’avenir les bras croisés, mais qui se conjugue avec les possibilités réelles et les moments actuels ; elle parie sur la probabilité des temps à venir nécessaires mais pas certains[lxiii].

C’est une « attente » qui, à chaque instant, tente d’avoir sa chance messianique, au dire de Daniel Bensaïd. « Au lieu d’une loi générale sanctionnant la répétabilité des séquences qu’elle découpe et sanctionnée en retour par les grandes continuités ontologiques des philosophies de l’histoire, on a là, dans cette stratification particulière [le pli messianique], l’infime indice qu’à chaque instant le temps peut sortir du temps et même qu’il est grand temps que le temps sorte du temps afin de se temporaliser vraiment »[lxiv].

L’anticipation de l’avenir et l’espérance, en tant qu’attente et que patience impatiente, une « lente impatience », ne sont pas ancrées dans un futur soi-disant authentique, un futur qui existerait en soi et pour soi. Elles sont plutôt enracinées, aux dires de Gérard Bensussan, dans un « présent de l’avenir ». L’avenir est « l’autre du présent » qui exprime « les ratées et les rendez-vous manqués »[lxv]. Le futur serait ainsi immanent au présent ; il est « le pas encore là » qui surgit de « ce qui est déjà là », comme son autre. Comme le dit à raison Bergson, l’avenir, ce n’est pas ce qui va se passer, mais ce qu’on va faire. Il est ce que l’on va faire mais sans aucune garantie non plus, d’où la mélancolie du pari ! Selon Michael Löwy, le « Pari mélancolique » bensaïdien renoue avec un certain « romantisme révolutionnaire » qui se réfère à Charles Péguy, romantisme que l’auteur de Marx l’intempestif conteste ! Mais cela c’est une affaire à régler entre eux deux.

Pour conclure, j’ai tenté de montrer, en partant de Marx l’intempestif, que l’œuvre de Daniel Bensaïd est elle-même soumise à des tensions entre différents moments théoriques dont les temporalités sont entremêlées et enchevauchés. Comme Marx, Daniel Bensaïd considère que des pensées antérieures peuvent servir aux luttes actuelles, et que le savoir lui-même échappe à la logique de classification hiérarchique et linéaire où l’ancien se trouve dépassé mécaniquement par le nouveau. Cette cohérence théorique de Bensaïd nous rappelle sa cohérence pratique. Comme nous le savons, outre son engagement intellectuel pour sauver la pensée de Marx de la tutelle à la fois positiviste, scientiste et déterministe, il est resté jusqu’à la dernière minute de sa vie un militant de parti. Convaincu, comme Marx dans La question juive, que « l’illusion politique » se contente de réduire l’émancipation aux simples droits démocratiques et civiques, Bensaïd a toujours maintenu un engagement organisationnel. Ainsi, il s’écarte de la position sartrienne* selon laquelle l’intellectuel doit se contenter d’accompagner la lutte à distance. Plus étroitement encore, il assume, selon ses propres termes, « la servitude du militantisme » dans le sens où la politique exige de nous toujours un engagement sans relâche. « Il n’y a pas de dédoublement de personnalité intellectuelle et militante, dit-il, : je suis, je l’espère, les deux tout le temps. Mais les deux ne sont pas homogènes et superposables »[lxvi].

Au bout du compte, en m’efforçant au départ d’esquiver La discordance des temps pour aborder les tensions entre les temps et leurs désaccords à partir de Marx l’intempestif, je me suis trouvée finalement à analyser la démarche bensaïdienne dans Marx l’intempestif à partir de la logique de La discordance des temps, un ouvrage auquel on n’échappe pas ! Le vocabulaire de La discordance des temps et sa logique ne sont pas étrangers à Marx l’intempestif. Je prends le risque pour affirmer que le premier paraît dans une certaine mesure comme la logique propre du second. Ils ont été publiés la même année. Ils sont enfin de compte deux jumeaux, deux vrais jumeaux.

 

Illustration : flickr.com/photos/larking.

 

Références

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Notes

[i]                 Cet article est issu d’une communication au colloque « Daniel Bensaïd, une philosophie de l’engagement », Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, 29 janvier-31 janvier 2019.

[ii]                Bensaïd, Daniel, La discordance des temps : essais sur les crises, les classes, l’histoire, Paris, Éditions de la Passion, 1995, p. 21.

[iii]               Bensaïd, Daniel, Marx l’Intempestif : Grandeurs et Misères d’une Aventure Critique (XIXe-XXe siècles), Paris, Fayard, 1995, p. 20,21.

[iv]              Löwy, Michael, « Daniel Bensaïd communiste hérétique », Club de Mediapart, 8 février 2010, <https://blogs.mediapart.fr/michael-lowy/blog/080210/daniel-bensaid-communiste-heretique>, consulté le , 29 juin 2019.

[v]               Bensaïd, Daniel, « Penser la politique », Le site de Daniel Bensaïd, mai 2006, <http://danielbensaid.org/Penser-la-politique>, consulté le, 29 juin 2019.

[vi]              Marx, Karl, Lettre à Ruge, septembre 1843, Dans Correspondance Tome I, Paris, Ed. Sociales, 1971, p. 297.

[vii]             Althusser, Louis, « Lettre à D… » (1966) dans Ecrits sur la psychanalyse : Freud et Lacan, Paris, Stock, 1993, p. 65.

[viii]           Bensaïd, Daniel, « Althusser et le mystère de la rencontre », in, Saint Denis – Maison des Sciences de l’Homme, Contretemps, 2017 (séminaire Marxismes au 21). En ligne : https://www.contretemps.eu/bensaid-althusser/. [Consulté le 29 juin 2019].

[ix]              Löwy, Michael, « Le socialisme comme pari, de Lucien Goldmann à Daniel Bensaïd », no. 637‑638, mars 2017. En ligne : https://blogs.mediapart.fr/…/le-socialisme-comme-pari-de-lucien-goldmann-daniel-be. [Consulté le 15 janvier 2019].

[x]                Bensaïd, Marx l’intempestif, pp. 21, 22.

[xi]               Löwy, Michael, « Le pari mélancolique de Daniel Bensaïd », Cahiers critiques de philosophie, no. 15, 2016, pp. 55‑66.

[xii]              Marx, Karl et Engels, Friedrich, L’Idéologie allemande, Paris, Éd. Sociales, 1982, p. 99.

[xiii]             Bensaïd, Daniel, « Pierre Bourdieu, l’intellectuel et le politique », Contretemps, janvier 2012. En ligne : https://www.contretemps.eu/pierre-bourdieu-intellectuel-politique [Consulté le 1 janvier 2019]

[xiv]            Löwy, « Le socialisme comme pari ».

[xv]             Löwy, « Daniel Bensaïd communiste hérétique ».

[xvi]            Bensaïd, Marx l’intempestif, pp. 26‑27.

[xvii]           Bensaïd, Daniel et Löwy, Michael, « Là où l’homme agit, point de place pour la loi », in là où l’homme agit, point de place pour la loi, Paris, Textuel, 2006.

[xviii]        Ibidem.,

[xix]             Bensaïd et Löwy, « Là où l’homme agit, point de place pour la loi ».

[xx]              Bensaïd, Marx l’intempestif, p. 233.

[xxi]             Ibid., p. 231.

[xxii]            Ibid., pp. 231‑232.

[xxiii]           Ibid., p. 233.

[xxiv]          Bensaïd, « Pierre Bourdieu, l’intellectuel et le politique ».

[xxv]           Ibid.

[xxvi]          Dellaï, Sameh, Marx, critique de Feuerbach, Editions L’Harmattan, 2011.

[xxvii]         Bensaïd, Marx l’intempestif, p. 36.

[xxviii]        Marx et Engels, L’Idéologie allemande, p. 99.

[xxix]           Garo, Isabelle, L’idéologie ou La pensée embarquée, Paris, La Fabrique éd., 2009, p. 20.

[xxx]            Riot-Sarcey, Michèle, « Christophe Charle, Discordance des temps. Une brève histoire de la modernité », rh19 Revue d’histoire du XIXe siècle, 2013, pp. 193‑197.

[xxxi]           Riot-Sarcey, « Christophe Charle, Discordance des temps. Une brève histoire de la modernité ».

[xxxii]          Schoenberg, Arnold et Kandinsky, Wassily, Schoenberg Kandinsky correspondance, écrits, Genève, Ed. l’Age d’Homme, 1984, p. 9.

[xxxiii]         Kandinsky, Wassily et al., Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, Paris, Gallimard, 1989, p. 51.

[xxxiv]        Ibid., p. 59.

[xxxv]         Kandinsky et al., Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier.

[xxxvi]        Marx et Engels, L’Idéologie allemande, p. 98.

[xxxvii]     Bensaïd, « Penser la politique ». Un entretien avec Daniel Bensaïd pour la revue Praxis, Argentine, mai 2006. Disponible sur le site Daniel Bensaïd, disponible sur : danielbensaid.org/Penser-la-politique.

[xxxviii]      Ibid.

[xxxix]         Ibid.

[xl]               Bensaïd, Marx l’intempestif, p. 233.

[xli]              Garo, L’idéologie ou La pensée embarquée, p. 31.

[xlii]             Ibid., p. 32.

[xliii]            Bensaïd, Daniel, Fragments mécréants: sur les mythes identitaires et la république imaginaire, 2018.

[xliv]           Palheta, Ugo, « Daniel Bensaïd, trajectoire d’une pensée stratégique », in, Paris, Les Prairies ordinaires, 2016.

[xlv]            Bensaïd, Marx l’intempestif, p. 320.

[xlvi]           Ibid.

[xlvii]          Proust, Françoise, Kant, le ton de l’histoire, Paris, Payot, 1991, p. 7.

[xlviii]         Bensaïd, Marx l’intempestif, p. 109.

[xlix]            Garo, L’idéologie ou La pensée embarquée, p. 23.

[l]                 Bensaïd, Marx l’intempestif, p. 110.

[li]                Proust, Kant, le ton de l’histoire, p. 7.

[lii]               Proust, Françoise, L’Histoire à contretemps le temps historique chez Walter Benjamin, Paris, Libr. Générale Française, 1999, p. 40.

[liii]              Huit ans après la fin tragique du vendeur de fruits et légumes ambulant, le jeune Mohamed Bouazizi qui s’est donné la mort par immolation le 17 décembre 2010, le journaliste Abderrazak Zorgui l’a imité le 24 décembre 2018 pour protester contre la condition des laissés-pour-compte de la révolution et pour réveiller les consciences par le sacrifice de sa vie. Peu avant sa mort, ce jeune homme s’était adressé dans une vidéo « aux chômeurs de Kasserine qui n’ont pas de ressources, qui n’ont pas de quoi se nourrir ». Et, face au manque d’écoute de la part des autorités, il a déclaré son attention de faire « une révolution seul » en se donnant la mort. « Si quelqu’un trouve du boulot après ça, je ne l’aurai pas fait pour rien », déclarait-il.

[liv]             Bensaïd, Marx l’intempestif, p. 70.

[lv]              Ibid. (Citation modifiée)

[lvi]             Bensaïd, Marx l’intempestif.

[lvii]            Ibid., p. 41.

[lviii]           Marx, Lettre à Ruge, Cologne mai 1843, in Correspondance Tome I, p. 291.

[lix]              Ibid., p. 296.

[lx]               Bensaïd, Marx l’intempestif, p. 71.

[lxi]              Marx, Karl, Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure, Bordeaux, Éd. Ducros, 1970, p. 231.

[lxii]             Bensaïd, Marx l’intempestif, p. 105.

[lxiii]            Marx, Lettre à Ruge, septembre 1843, in Correspondance Tome I, p. 297.

[lxiv]           Bensussan, Gérard, Le temps messianique : temps historique et temps vécu, Paris, Librairie philosophique Vrin, 2003, p. 9.

[lxv]            Bensussan, Le temps messianique, p. 94 – 95.

[lxvi]          Bensaïd, Daniel, « Quand l’histoire nous désenchante Entretien avec Daniel Bensaïd », Mouvements, vol. 44, no. 2, 2006, p. 159. Sur cette idée voir aussi l’entretien avec Daren Roso paru dans Médiapart, le 1er avril 2017 ; Propos recueillis par Isabelle Garo. https://blogs.mediapart.fr › jean-marc-b › blog › daniel-bensaid-intellectue… Une version courte est parue de cet entretien dans Contretemps : Roso, Darren et Garo, Isabelle, « Daniel Bensaid, intellectuel marxiste et stratège communiste. Entretien avec Darren Roso », Contretemps, no. 32, janvier 2017.

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