Lire hors-ligne :

Mathias Millet et Jean-Claude Croizet, L’école des incapables ? La maternelle, un apprentissage de la domination, Paris, La Dispute, 2017.

Résumé de l’ouvrage

Comment l’école interprète- t-elle les facilités et les difficultés d’apprentissage des élèves ? Comment cette interprétation influence-t-elle leur scolarité, et l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes ? Les résultats de l’enquête – menée pendant plusieurs années dans des écoles maternelles, pour l’essentiel – présentée dans ce livre permettent de répondre à ces questions. En croisant les regards sociologique et psychosocial, Mathias Millet et Jean-Claude Croizet décortiquent le quotidien des classes et révèlent comment les difficultés cognitives, pourtant nécessaires aux apprentissages, sont transformées en un problème. Ils montrent que ces premiers apprentissages scolaires sont aussi, pour les élèves, une première confrontation aux inégalités.

L’étude met en évidence les logiques quotidiennes d’une violence symbolique par laquelle élèves comme enseignants se persuadent que les verdicts scolaires disent la valeur des individus. Elle montre comment ces élèves et ces enseignants développent, dès l’école maternelle, des interprétations qui personnalisent les « échecs » ou les « réussites » et, ce faisant, les détournent des apprentissages. Cet ouvrage contribue ainsi de manière décisive à l’analyse de la manière dont l’école réduit ou augmente les inégalités sociales.

L’expérience silencieuse de l’inégalité scolaire

S’il en est ainsi, c’est aussi parce que derrière l’égalité formelle, la classe organise une expérience tacite du décloisonnement social, c’est-à-dire une expérience souvent non consciente des différences de ressources sociales, culturelles, linguistiques, etc., et de « ce qu’elles impliquent : peur de ne pas comprendre ou de mal comprendre, peur de parler ou de mal parler, sentiment d’incompétence, interdiction de penser, etc. »[1] ou, à l’inverse, sentiment de facilité, d’être intéressant et d’intéresser, voire de supériorité. Contre l’illusion d’une égalité des chances de participation des différents élèves aux activités proposées et aux échanges de la classe, la possibilité d’entrer dans les différentes situations d’interactions ou de bien figurer du point de vue des attentes scolaires est, dès les petites classes, fonction des ressources culturelles dont disposent les élèves et qui leur permettent inégalement de se conformer aux standards de la communication scolaire[2]. Ainsi, les élèves qui s’avèrent les plus à même d’être reconnus au cours de l’interaction scolaire et de s’imposer comme des interlocuteurs légitimes, sur lesquels les enseignants peuvent prendre appui comme personne ressource pour enseigner et faire passer des messages au reste du groupe, sont ceux qui s’avèrent en mesure à la fois de verbaliser leurs pratiques et de respecter les règles de prises de parole. Mais ils sont peut-être surtout ceux qui peuvent mobiliser des expériences ou des contenus culturels légitimes, susceptibles de retenir l’attention ou les faveurs de l’enseignant, qui font que les élèves ont des choses intéressantes à raconter pour la classe. Inégalement distribuées parce que pour l’essentiel forgées, en l’absence de toute formation scolaire, dans le cadre des pratiques et de la socialisation familiales, ces dispositions et ressources se retrouvent d’abord (et sans surprise) du côté des élèves issus des groupes sociaux les plus dotés en capital culturel, qui peuvent, sans même avoir besoin d’y penser, s’appuyer sur le récit d’expériences personnelles et familiales pour bien figurer dans la classe. Elles tendent en revanche à faire de ceux dont les logiques familiales s’éloignent des logiques scolaires des élèves moins crédibles ou moins audibles aux yeux de l’école, parce qu’ils peinent aux yeux de l’institution scolaire à adopter l’attitude ou le propos adéquats, à maîtriser les situations de communication scolaire, et parce que les expériences mobilisées font parfois l’objet d’un mépris culturel explicite.

Enseignante. — Enfin tu vois hier… on parlait, il y a une gamine qu’est allée à l’hôpital, elle s’est fait endormir, donc elle avait apporté le petit masque, elle dit : « Ben c’était pour m’endormir, on a mis un gaz et puis après j’me suis endormie. » Et puis l’autre il dit : « Ah oui, c’était un gaz soporifique ». Quoi, il te sort ça quand même ! Tu te dis bon ben d’accord ! /

Enquêteur. — / C’est qui qu’a dit ça ?

Enseignante. — (Sur un ton d’évidence) C’est Merlin (parents paysagistes). Bon alors derrière, qu’est-ce tu veux dire ? Ben voilà ! T’as ça, c’est lui, voilà, c’est cinq plus ! Et puis l’autre euh… l’autre tu, tu parles des vacances et ceux qui sont partis au ski, il me dit : « On a fait la piste verte, la piste noire. » Ils ont fait la piste noire et euh… Et puis t’as Amar (père ouvrier, mère femme de ménage) qui dit : « C’est quoi la piste noire ? », enfin c’est quoi, parce qu’il en sait rien ! Tu te dis : « Ouais c’est normal ! » Par contre, il sait ce que t’as comme marque de voiture ! (…) Tu leur fais dessiner leurs vacances euh t’as celui qui dessine (passage inaudible) et Abdel (père sans emploi, mère femme de ménage) qui va dessiner une porte !

Enquêteur. — Une porte ?

Enseignante. — Et tu dis… parce que c’était « Raconter ses vacances », un bon moment de ses vacances. Et il me dit euh… « Ben, j’ai joué avec mon père et il était derrière la porte » (silence). Voilà. (…) Et l’autre il est allé au musée machin truc, à… à Dubaï euh… enfin…

(Entretien avec l’enseignante d’une classe de moyenne et grande sections).

Dans la mesure où la participation des élèves se construit souvent sur la base d’un appel aux connaissances et aux expériences personnelles des élèves (« Qui veut venir nous dire ce qu’il a fait ce week-end ? » lance par exemple une enseignante un lundi matin au coin regroupement), ceci dans des formes langagières « inégalement proche du rapport au langage que forme l’inculcation familiale dans les différentes classes » (« laisser parler, encourager à parler, prêter attention à tout ce que dit l’enfant »)[3], la capacité des différents élèves à bien figurer dans ce type d’interaction sociale dépend assez directement des acquis de la socialisation familiale, et conduit à faire des écarts de légitimité culturelle dans les pratiques, le langage et les savoirs familiaux, un principe scolaire implicite d’appréciation et d’évaluation. « Nous avons pu relever dans tous les secteurs scolaires que les enfants de cadres supérieurs ou de cadres moyens ont toujours des interventions plus fortes que les enfants des classes populaires. Ils occupent le devant de la scène scolaire dès l’école maternelle dans toutes les activités, et font partie des catégories d’enfants qui sont les moins exclues des interactions. À cet égard, il faut remarquer que c’est parmi les enfants de classes populaires et d’employés que l’on rencontre le plus de mutisme. Certains élèves ne prennent en effet jamais la parole spontanément et ne sont jamais incités à participer aux échanges »[4].

Abdoullah (mère sans emploi) est au fond de la classe et tape de grands coups sur une caisse avec des voitures.

L’enseignante au coin regroupement. — « Ah ! On va attendre que Abdoullah range les voitures. (Il arrête de taper) Merci Abdoullah (qui finit par venir au coin regroupement, mais en dehors du cercle et qui reste en dehors de l’activité) »

William (mère agent périscolaire) demande si les « chasseurs mangent les lapins ? »

L’enseignante. — « Oui, les chasseurs mangent les lapins. »

William. — « Et les loups aussi ? »

Alexia (père ingénieur de recherche, mère professeur des écoles). — « Dans Pierre et le loup, il y a un loup »

L’enseignante. — « (Au reste de la classe) Écoutez : (valorisante) dans Pierre et le loup, il y a un loup… c’est un dessin animé ? »

Alexia. — « Non, un film. »

L’enseignante. — « Ah, c’est pas pareil un dessin animé et un film ? Tu veux bien m’expliquer Alexia (puis l’enseignante explique la différence) »

Alexia ajoute qu’elle a vu des dessins animés quand elle a été à Paris avec sa maman.

Jonas (père boulanger, mère hôtelière) intervient de façon peu audible, mais parle de TGV.

L’enseignante. — « Tu parles de TGV parce qu’Alexia parle de train ? Qui a déjà pris le TGV ? »

Plusieurs élèves, dont Alexia, lèvent le doigt et expliquent qu’ils ont pris le TGV. L’enseignante demande où est-ce qu’ils sont allés avec le TGV. Le fait d’avoir pris le TGV est clairement valorisé dans la discussion. Jamais n’est expliqué ce qu’est le TGV.

Abdoullah qui se balance sur sa chaise et reste en dehors du coin regroupement se tourne, se retourne, et dit : « Eh, moi ? »

L’enseignante. — « Oui, toi, je ne peux pas te donner la parole, tu n’es pas dans le regroupement avec nous. »

Abdoullah entre dans le cercle, et se met au milieu.

L’enseignante. — « Assieds-toi Abdoullah si tu veux nous raconter quelque chose. Tu sais ce qu’il faut faire pour nous raconter quelque chose. »

Alors qu’Alexia parle, l’enseignante lui dit : « Alexia, tout à l’heure lorsque tu nous parlais tout le monde t’écoutait, ça serait bien que tu fasses la même chose. ». Puis, se retournant vers Abdoullah, l’enseignante lui dit : « Oui, Abdoullah, qu’est-ce que tu veux nous dire ? »

Abdoullah explique d’une façon peu compréhensible que sa maman lui a acheté de la pâte à dentifrice.

L’enseignante. — « Ta maman a acheté des pâtes, c’est ça ? (Avec un ton un peu narquois) Ah ?! »

La discussion fait comprendre qu’il s’agit de pâte à dentifrice. L’enseignante lui fait répéter en lançant un haussement de sourcils complice en direction de l’enquêteur.

Un peu plus tard, alors que l’enquêteur échange avec l’enseignante pour lui dire son impression selon laquelle les enfants ont plus parlé en regroupement que d’habitude, elle lui explique qu’elle saisit souvent l’occasion de faire parler ses élèves après le week-end, parce qu’il se passe toujours quelque chose et qu’ils ont des choses à raconter et ajoute, en riant, sur un ton ironique : « Ne serait-ce que : “maman a acheté de la pâte à dentifrice“. »

(Observation d’une classe de petite section d’école maternelle).

Comme le montrent les exemples précédents, certains élèves, souvent issus des catégories intermédiaires et supérieures, font très tôt dans leur scolarité l’expérience de prises de parole valorisantes, de passages au tableau gratifiants parce qu’ils peuvent s’y distinguer. Ils trouvent, dans les situations scolaires, des occasions de découvrir la valeur de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font, l’intérêt des expériences dont ils peuvent témoigner, des connaissances qu’ils mobilisent et qui retiennent l’attention. C’est le cas de Alexia (père ingénieur de recherche, mère professeur des écoles) ou de Tessa (père technicien de laboratoire, mère documentaliste), de Charline (père formateur AFPA), Chloé (père consultant informatique, mère souscripteur d’assurance) ou Dao-Son (mère aide-soignante), d’Alexandre (père directeur associé, mère psychologue) ou Marwan (professions inconnues), de Paul (père analyste de crédit, mère déontologue) ou Balthazar (père chercheur, mère enseignante), d’Éva (père cadre commercial, mère cadre marketing), de Gabriel (père régisseur d’événements culturels, mère chargée de mission), ou encore Paulin (père directeur commercial, mère étudiante en psychologie) ou Mathilde (père directeur artistique, mère masseur-kinésithérapeute) qui, dans les classes, font régulièrement office de personnes ressources, mobilisées par l’enseignant pour montrer et faire comprendre l’exercice à tous les autres, relayer les attentes et les consignes, aider un camarade en peine de réponse. Lorsqu’elles viennent à se répéter, ces circonstances finissent par désigner ces élèves comme des références aux yeux de la classe, ceux que les autres peuvent prendre en exemple parce qu’ils savent et peuvent montrer, ceux qui sont écoutés. Les observations réalisées dans les classes confirment les constats opérés par plusieurs enquêtes. Elles « montrent (…) que concernant la participation aux conversations scolaires, qui constitue un bon prédicteur de réussite scolaire, les enseignants privilégient les élèves qui se conforment à leurs attentes, qui possèdent déjà une bonne connaissance des règles implicites de la conversation scolaire et qui sont capables de s’affirmer face aux autres élèves »[5]. Nicole Desgroppes note d’ailleurs qu’en matière d’interaction et de participation langagière, en maternelle, le bon élève est toujours gagnant, ce qui peut renforcer les écarts entre les enfants. Ils sont les plus incités à parler et à participer pendant le regroupement collectif, car les enseignants savent que le discours des bons élèves sera plus pertinent, mieux structuré, plus compréhensible. Aussi ces derniers apprennent-ils rapidement « les stratégies de distinction qui selon Bourdieu (1979), permettent aux meilleurs élèves de se mettre en valeur. Ils se voient conférer ainsi une position influente dans le groupe, puisque celui qui sait s’exprimer, dire ses connaissances, voire argumenter, est naturellement envié et admiré. La répartition inégale des sollicitations contribue à donner du pouvoir aux « bons élèves » et à faire accepter par les « élèves en difficulté » une réalité discriminatoire »[6]. Ce qui frappe en effet immédiatement l’observateur enquêtant dans les classes, ce sont ces élèves qui, dès les premières heures d’observation et pour employer une métaphore cinématographique, crèvent l’écran, ressortent du lot commun de par la place qu’ils prennent dans l’animation générale de la classe, les retours positifs qui sont adressés à leurs nombreuses prises de parole et l’intérêt qui semble plus particulièrement accordé à leurs productions scolaires.

L’enseignante regarde la fiche de travail de Paul et commente : « Impeccable, comme d’habitude » (Observation d’une classe de moyenne et grande sections ; Paul, parents enseignants).

L’enseignante montre l’adresse sur l’enveloppe et précise que cela reprend ce qui avait été fait « hier ». Mia intervient : « Avant-hier, parce qu’hier c’était mercredi ». L’enseignante l’approuve : « Oui, tu as raison ». Mia sourit avec fierté en regardant les autres élèves. (Observation d’une classe de moyenne et grande sections ; Mia, père vendeur, mère employée de restauration).

Sur demande de la maîtresse, Marwan (professions inconnues) écrit la date du jour au tableau blanc : jeudi 14 mai 2008. Ce faisant, la maîtresse ne lui aura donné qu’une fois un indice pour la guider : « la petite main du m ». Cela fait, Christophe (père chef d’entreprise, mère technicienne de gestion) remarque à voix haute : « Elle a oublié le point sur le j ».

L’enseignante. — « Christophe a raison, tu as oublié le point sur le j. Le zéro tu commences par le haut. Assieds-toi Marwan c’est très bien » commente l’institutrice. (Observation d’une classe de moyenne et grande sections).

À la fin de la récitation, l’institutrice, s’étant saisie d’un CD-ROM qu’elle montre aux élèves, leur demande : « Qu’est-ce que ce peut être ? ». Plusieurs élèves répondant spontanément, elle rappelle aussitôt qu’il faut lever le doigt. Puis, tour à tour désignés par la maîtresse, les élèves donnent leur réponse. Par exemple :

Gabriel (père régisseur d’événements culturels, mère chargée de mission). — « C’est un CD de Warhol. »

La maîtresse. — « Tu commences à t’approcher. »

Plusieurs élèves disent que c’est de la musique ou des chansons.

Alexandre (père directeur associé, mère psychologue). — « C’est l’exposition » (vue antérieurement sur Andy Warhol)

La maîtresse. — « Sur quoi ? »

Jeanne (père administrateur de bien, mère chargée de communication). — « On voit juste les sculptures. »

L’enseignante. — « C’est la visite du musée en herbe du 10 avril ».

(Observation d’une classe de moyenne et grande sections).

L’enseignante demande à l’ensemble de la classe d’expliciter ce qu’ils ont fait depuis le début de l’après-midi. Balthazar (père chercheur, mère enseignante) lève la main. Elle remarque : « J’aimerais bien qu’il n’y ait pas que Balthazar qui lève la main ». Celui-ci continue à lever la main et insiste (« Je sais »). Il patiente un moment puis dit : « On a fait un dessin pour Céline ». (Observation d’une classe de moyenne et grande sections).

Mais à l’inverse, d’autres élèves, particulièrement ceux qui figurent difficilement dans la relation scolaire, sont amenés à faire des mêmes situations scolaires une tout autre expérience. Non pas celle de la gratification ou de la valorisation personnelle ; mais celle de la disqualification, par accumulation de retours négatifs, de tentatives infructueuses dans les interactions, de moments de solitude face aux questions du maître ou lors d’un passage au tableau, de silences de l’enseignant valant non-reconnaissance de ce qui vient d’être dit, ou encore de condamnations plus ou moins abruptes des productions scolaires. Contrairement aux premiers qui trouvent dans les situations scolaires des sources de satisfactions personnelles, des occasions de se sentir intéressants ou importants comme d’ailleurs en témoignent les qualificatifs personnels utilisés par les enseignants pour les décrire (intéressants, cultivés, ouverts, etc.), ces élèves ont tout loisir de constater, face à la répétition, que prendre la parole ou passer au tableau ne leur est pas forcément conseillé ou favorable, tourne à la difficulté, se traduit par des mises en porte-à-faux, une disqualification. Ainsi, lors des observations, Tarama (mère femme de ménage) et Asya (parents sans emploi) ressortent du lot parce que leur travail est régulièrement évalué comme non-conforme et sont reprises pour des questions de travail pas fait ou mal fait : Tarama doit en rabattre et Mia (mère secrétaire) fait n’importe quoi (« tu comptes n’importe comment »). Jérôme (père cadre dirigeant, mère chef de produit) constate souvent qu’on ne lui donne pas la parole, Asya doit recommencer ce qu’elle fait et le travail de Barak (mère au chômage) ne va pas. De même, Mia (père vendeur, mère employée de restauration) s’entend-t-elle dire qu’elle est « sotte », Julien (père cadre, mère coiffeuse) et Abdel (mère femme de ménage) qu’ils ne savent pas faire. Ce faisant, au fil des jours d’école, ces élèves apprennent que ce qu’ils font ne va pas.

Le travail auquel il est fait allusion dans les échanges qui suivent consistait à trier des étiquettes par forme et par couleur et à les regrouper par « maison », plusieurs maisons vides étant dessinées sur une feuille.

L’enseignante. — « Coraly (mère sans emploi), est-ce que tu es d’accord pour présenter (au reste de la classe) ta feuille de ce matin ? »

Coraly  acquiesce et aimante sa feuille au tableau. — « Je présente mon… mon gommette… »

L’enseignante. — « Mes gommettes… Tu veux nous expliquer ? Tu parles fort et tu articules bien… »

Coraly. — « Il y a la maison des ronds, la maison du bonhomme, des bonshommes… »

Une élève. — « Le premier, c’est la maison des triangles… »

Une autre élève. — « La troisième, c’est pas la maison des bonshommes, mais celle des carrés. »

Un élève. — « Ça ressemble à une flèche. »

Une élève. — « Ça ressemble à un escargot. » […]

L’enseignante. — « Qu’est-ce qu’il fallait faire dans ce travail ? »

Une élève. — « Il fallait faire les maisons des triangles, des carrés, des ronds, des rectangles… »

Delio (père petits boulots). — « Il fallait trier. »

L’enseignante. — « Oui Delio… (…) Coraly, va chercher les formes de ce matin, mets-les là par terre doucement… »

Coraly colle au tableau les différentes formes, met les triangles rouges non à l’intérieur d’une maison, mais à la place des toits…

L’enseignante. — « Coraly, tu peux dire pourquoi tu as mis deux triangles ensemble ? »

Coraly. — « Parce qu’il n’y a plus de place… »

L’enseignante. — « Ah… Alors, on continue… »

Coraly donne toujours des triangles.

Un élève. — « Y a que des triangles… »

L’enseignante. — « Pourquoi on les met ensemble ? »

Coraly. — « Parce qu’il n’y a plus de maison (de vide)… »

L’enseignante. — « On continue. Gardez vos idées les enfants qui levés le doigt. (…) ». Coraly vide toute la caisse pour trouver d’autres triangles… puis s’arrête quand il n’y en a plus.

L’enseignante. — « Est-ce qu’on a trié toutes les formes ? »

Coraly regarde la caisse.

L’enseignante. — « Non, Coraly, tu n’écoutes pas… (…) Dao Son (mère aide-soignante) ? »

Dao Son. — « Y a que des triangles… »

L’enseignante. — «  Ils ont tous… ? »

Les élèves. — « la même forme… »

L’enseignante. — « Donc ils ont le droit… On a le droit de les mettre tous… ? »

Un élève. — « Dans la même maison… »

L’enseignante. — « OK. On va les mettre tous dans la même maison, on va l’agrandir. Ils ont tous la même… ? »

Les élèves. — « forme… »

L’enseignante. — « Est-ce qu’ils ont la même couleur ? »

Des élèves. — « Oui. »

D’autres élèves. — « Non… »

L’enseignante. — « Bon, dans la caisse, il y a d’autres formes… »

Coraly prend un rond et le met avec les triangles (…)

Une élève. — « Non, il faut l’enlever parce que ça va pas dans la maison des triangles. »

L’enseignante. — « (A Coraly) Tu écoutes maintenant ! (…) Moi je ne suis pas d’accord, le rond n’a pas le droit d’être avec les autres… »

L’enseignante prend ensuite Coraly par le bras pour lui faire changer de façon plus directive les étiquettes mal classées. (…)

Une autre élève vient au tableau pour aider Coraly. — « Ça c’est un carré et ça c’est un rond, mais ils ont la même couleur. »

L’enseignante. — « Merci. Monsieur carré et Monsieur rond ne peuvent habiter ensemble… »

Les élèves rient. Coraly, toujours au tableau, met un rond avec un autre rond et justifie leur regroupement par la même couleur… L’enseignante lui fait alors retrouver le nom de la forme : « rond ». Coraly finit par mettre un rond bleu avec les autres ronds ; un carré bleu avec les autres carrés et explique son tri.

(Observation d’une classe de moyenne et grande sections ; Coraly, mère sans emploi).

La maîtresse retourne devant le tableau, y installe une petite table sur laquelle elle pose un document, un livre et une boîte de jetons. Elle procède ainsi à l’évaluation des compétences individuelles de différents élèves. Puis elle y accole deux chaises et s’assoit sur l’une d’elles. Elle jette un coup d’œil au document posé sur la table et dit : « Harry tu viens me voir. Tu t’assois là (en montrant la chaise vide). » Harry (profession des parents inconnue) va s’asseoir à côté d’elle. Le bruit de fond est important et la maîtresse dit à la cantonade : « Tout le monde chuchote maintenant ». Le bruit ne s’amenuisant pas, elle ajoute assez fort : « Bien, on va prendre la solution moins gentille. Le premier qui / ». Elle s’interrompt ; peut-être parce qu’un silence total vient de se faire. La maîtresse montre à Harry le livre posé sur la table et lui dit :

L’enseignante. — « Ça te rappelle quelque chose ? »

Harry. — « C’est une histoire ».

L’enseignante. — « Une histoire de quoi ? »

Harry répond d’une voix étouffée, marmonnant. L’enseignante lui demande de raconter l’histoire. Harry, semblant répondre à l’invite de la maîtresse, dit quelques mots à voix basse que l’enquêteur n’entend pas.

L’enseignante. — « (Interrogative et étonnée) Mais le loup il mange tout de suite les petits cochons ?! Alors y a plus d’histoire ! »

Harry reste silencieux.

L’enseignante. — « Essaye de te rappeler en quoi sont les trois maisons ». Elle ajoute : « Harry tu ne réponds pas précisément à la question ». Elle ajoute encore presque aussitôt : « Pourquoi les trois petits cochons se retrouvent dans la maison de la fille ? »

Harry marmonne quelques mots que l’enquêteur ne saisit pas.

L’enseignante. — « Et qu’est-ce qui arrive à la maison de paille ? »

Harry reste silencieux, semblant ne pas s’en souvenir. Après quelques secondes, la maîtresse lui rappelle que « le loup souffle et la détruit ».

L’enseignante. — « Tu vas essayer de compter jusqu’à trente. D’accord ? », puis, d’une voix forte, elle demande le silence aux autres élèves.

Harry compte jusqu’à trente, oubliant toutefois les nombres : 19, 25, 27, 28 et 29.

L’enseignante. — « Maintenant tu vas me sortir neuf jetons dans la boîte ».

Harry commence à exécuter la consigne. Il extrait les jetons un à un et les pose sur la table. Après avoir sorti neuf jetons, il met la main dans la boîte s’apprêtant à en extraire un dixième. Avant qu’il ait pu le faire, la maîtresse lui dit sur un ton réprobateur : « Je t’ai demandé d’en sortir combien ? »

Harry ne répond pas et garde le regard baissé.

L’enseignante. — « Tu ne sais plus ? »

Harry, toujours le regard baissé, reste silencieux.

L’enseignante. — « C’est neuf ».

(Observation d’une classe de moyenne et grande sections ; Harry, profession des parents inconnue).

Hania (profession des parents inconnue) compte les étiquettes des absents en regardant l’enseignante, comme pour se rassurer, qui lui dit : « Regardes plutôt les étiquettes ! ».

Hania. — « 1… 2… 3… »

L’enseignante. — « Très bien ! »

Jonas (père boulanger, mère hôtelière) vient compter à son tour les absents. — « 1… 2… 3… »

L’enseignante. — « Très bien »

Tessa (père technicien de laboratoire, mère documentaliste) vient compter elle aussi. —« 1 2 3 »

L’enseignante. — « Très bien. » « Alors, le dernier vient compter et va marquer [le nombre d’absents] sur la bande numérique » (où sont disposés les chiffres en doigts, en arabe, en dé).

Amélie (père façadier, mère postière) est devant le tableau et ne sait pas où regarder.

L’enseignante. — « Amélie, sur la bande numérique. William (mère animatrice périscolaire) vient montrer, car Amélie ne sait pas. (…) Tu ne te rappelles pas Amélie ? (Faisant taire les enfants) Elle nous dira si elle ne sait pas. »

Amélie semble un peu perdue.

L’enseignante lui fait recompter les étiquettes seules, puis pointer la bande numérique. Amélie semble perdue et ne pas comprendre. Elle retourne s’asseoir.

(Observation d’une classe de petite section).

Ce type d’expériences a d’autant plus de chance d’exercer une violence symbolique sur les élèves, d’avoir des effets sur la manière dont ils perçoivent leur valeur et sur leurs performances et appétence scolaires (voir infra), que les activités scolaires reposent souvent sur des pédagogies qui partent de leurs présavoirs. Or, « Toutes les expériences qui peuvent servir de support à ces activités sont-elles également nobles ? Dans nombre d’activités d’éveil, il semble que l’école maternelle « présuppose » des expériences nombreuses et diverses – et d’une classe sociale à l’autre, le nombre et la diversité des expériences varient comme varient les occasions de sorties, les vacances, les voyages – et des expériences « cultivées » qui peuvent être totalement étrangères pour les enfants issus des classes populaires »[7]. Cette organisation des apprentissages permet ainsi que soient mobilisées, devant le groupe, des expériences ou des compétences socialement différenciées, inégalement légitimes, que les élèves doivent d’abord à leurs différentes conditions d’existence. Or, l’expression de ces différences dans la classe, dans la mesure où elles sont un support des activités scolaires, non seulement donne lieu à appréciations (ce sont alors les expériences de vie qui sont jugées), mais est très inégalement susceptible d’être reconnue. Il en résulte que certains élèves, qui ne doivent la singularité de leurs expériences ou compétences qu’à leurs seules conditions d’existence, retirent un profit symbolique de la mobilisation de leurs savoirs et cheminements familiaux quand d’autres, outre le fait de ne pas en tirer avantage, en obtiennent un jugement dépréciatif. Ces configurations pédagogiques sont ainsi toutes désignées pour faire passer, auprès des enfants, pour des qualités personnelles (d’intelligence, d’ouverture, de richesse culturelle, etc.) ce qui est en réalité le produit des cadres de vie et de socialisation. Cette transsubstantiation symbolique, qui rend méconnaissables les inégalités socioculturelles, est bien faite pour générer, dans la confrontation des expériences de vie, des sentiments de dignité ou d’indignité personnelle. Étalonnés les uns par rapport aux autres, les élèves apprennent à associer leurs performances scolaires à leur valeur personnelle. Les élèves qui ne parviennent pas à attraper la parole ou à satisfaire les attentes scolaires finiront par se taire quand les autres se sentiront autorisés, persuadés d’avoir des choses intéressantes ou importantes à dire. En conjuguant les dispositions à la comparaison, le lien entre facilité et réussite et le souci à l’évaluation de soi forgés par l’école, on comprend que les situations d’interrogation collective et de confrontation des productions aient des chances d’affecter les pratiques et performances des élèves qui ne maîtrisent pas encore les concepts et les procédures de l’apprentissage en train de se faire, puisque leurs tâtonnements cognitifs semblent signer leur difficulté. L’expérience invisible ou silencieuse du décloisonnement social que constitue la comparaison dans les classes fait ainsi partie des conditions sociales d’exposition aux effets de la domination culturelle[8]. La mobilisation des expériences ou savoirs personnels et la méconnaissance des inégalités culturelles afférentes a ainsi toutes les chances de produire des effets de (dé)légitimation, et par là des effets différenciateurs. Se jouent ici les premières scènes scolaires d’apprentissage de la domination culturelle dont les sociologues ont maintes fois montré les effets en termes d’autorisation ou d’autocensures politiques et culturelles ultérieures[9], lesquels feront ensuite obstacle ou ressource face à certaines pratiques ou situations de la vie sociale.

 

Notes

[1] Claude Poliak, « Diplômes tardifs et titres honorifiques », in Mathias Millet et Gilles Moreau, La société des diplômes, La Dispute, Paris, 2011, p. 68. On trouvera de belles illustrations de ces phénomènes dans le livre d’Annie Ernaux, Les armoires vides, Gallimard, Paris, 1984.

[2] En outre, comme le montre Christophe Joigneaux, la participation inégale des élèves est entretenue par les sollicitations différenciées que leur adressent les enseignants. Les demandes de participation qui sont faites aux élèves varient, en intensité mais aussi du point de vue du registre cognitif, avec le niveau scolaire, les moins performants se voyant souvent cantonnés dans des formats d’interaction à fort cadrage, privilégiant les questions fermées (impliquant le traitement d’un nombre restreint d’informations, conduisant directement à la réponse attendue) à celles qui favorisent un plus haut niveau d’élaboration cognitive. Les inégalités de ressources culturelles sont ainsi redoublées par les sollicitations différenciées des enseignants dont les adaptations contribuent à maintenir ou à renforcer les écarts de performance entre élèves à qui on demande « de réaliser ce qu’ils sont jugés capables de faire ». Christophe Joigneaux, « La construction de l’inégalité scolaire dès l’école maternelle », Revue française de pédagogie, n°169, 2009, p. 17-28.

[3] Jean-Claude Chamborédon, Jacques Prévot, « Le “métier d’enfant“. Définition sociale de la prime enfance et fonctions différentielles de l’école maternelle », Revue française de sociologie, volume 14, n°3, 1973, p. 326.

[4] Nicole Desgroppes, «L’école maternelle : une approche des processus interactifs de différenciation en grande section », Revue française de pédagogie, n°119, 1997, p. 36.

[5] Agnès Florin, Mary-Madeleine Braun-Lamesch, Geneviève Bramaud du Boucheron, Le langage à l’école maternelle, Mardaga, Bruxelles, 1985.

[6] Nicole Desgroppes, «L’école maternelle… », op. cit., p. 34.

[7] Jean-Claude Chamborédon et Jacques Prévot, « Le “métier d’enfant“… », op. cit., p. 325.

[8] Claude Poliak, « Diplômes tardifs… », op. cit.

[9] Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Minuit, Paris, 1979 ; Daniel Gaxie, Le cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Seuil, Paris, 1978 ; Daniel Gaxie, Cognition, « auto-habilitation » et pouvoirs des citoyens.», Revue française de science politique, vol 57, n°6, 2007, p. 737-757.

Lire hors-ligne :