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Lors de cet entretien, Luzmila Carpio, chanteuse reconnue de chants traditionnels « quechuas » et ambassadrice de Bolivie en France depuis 2006, nous offre un panorama de la situation politique et sociale vécue en Bolivie depuis l’arrivée au pouvoir d’Evo Morales, tout en indiquant la particularité de la pensée indigène présente dans l’actuel gouvernement.

 Madame Luzmila Carpio, vous êtes en France depuis 20 ans, vous avez dû vous exiler  pour que votre  chant soit reconnu dans un pays où  65% de la population sont des indigènes regardés pourtant avec dédain par  les « blancs » qui détenaient le pouvoir  jusqu’à il y a peu de temps. Avec l’arrivée au pouvoir d’Evo Morales quelles sont les principales transformations politiques et culturelles vécues par  votre pays?

La Bolivie a été en général un pays ignoré et presque méconnu du reste du monde. Maintenant, grâce à l’élection du président  Evo Morales, le monde  regarde plus attentivement  ce qui se passe en Bolivie.

Ce qui est très important , car un jour cela devait être ainsi, vu qu’en Bolivie  65% de la population est indigène. « Des indiens » comme on nous appelle dès que Cristobal Colon arrive au Continent Américain et croit être en Inde. Cette dénomination est  en outre générale, si l’on considère la grande quantité de nations indigènes existantes en Amérique Latine… 36 seulement en Bolivie: la plupart, nous sommes des « Quechuas », « Aymaras » ou « Guaranies », des peuples originaires, des nations qui se sont conservées  jusqu’à l’actualité, avec leurs langues et leurs cultures particulières. Cela fait partie de la richesse de la diversité, pourtant lors des 183 ans  de vie républicaine en Bolivie, nous n´avons jamais été pris en compte.

Quand la classe dominante créa la Constitution Politique d’État , elle l’a faite à sa façon, sans avoir consulté ni demandé l’opinion des peuples indigènes. Nous n’avons jamais fait partie de cette Constitution, actuellement en vigueur en Bolivie. C’est pour cette raison que le projet d’une nouvelle Constitution  fait partie du plan de gouvernement d’Evo Morales. Son deuxième projet consiste en la récupération  des ressources naturelles, dont les bénéfices n’arrivaient jamais au peuple, restant dans les mains de l’oligarchie ou partant vers des intérêts étrangers.

La Bolivie possède 10 millions d’habitants et un territoire qui dépasse en deux fois la France, c’est un pays qui dispose de toutes les richesses naturelles, tous les climats, et il est pourtant le pays le plus pauvre de l’Amérique latine, après le  Haïti. C´est inadmissible autant d’inégalité dans un territoire si vaste et avec si peu d’habitants.

Evo Morales est en train d’accomplir toutes les promesses de sa campagne présidentielle: la récupération de nos ressources naturelles, d’abord le Gaz par la négociation des contrats avec  des entreprises multinationales qui prenaient le 82% de bénéfices, alors que le pays n´en percevait que 18%; ce que fait Morales c’est de proposer d’ inverser ces chiffres, pour arriver finalement à un accord de partage de 50% pour chaque partie. Tout cela fait partie de la politique de récupération des ressources naturelles mise en place par le gouvernement.

Un autre projet  est la défense du territoire et de l’autonomie. Actuellement, nous sommes en train de travailler dans notre nouvelle Constitution Politique, une constitution qui tient compte des identités indigènes, car notre peuple n’a jamais été pris en considération ni perçu comme un groupe possédant de la sagesse pour contribuer à l´histoire du pays, simplement parce ce que nous n’avons jamais été considérés comme faisant partie de lui. On ne nous a que marginalisés et humiliés; nous avons été en silence depuis plus de 500 ans, malgré qu’il y a toujours eu des luttes et des mobilisations indigènes.

La nouvelle Constitution Politique sera donc un grand pas en avant, après autant d’années de lutte pour la revendication de notre peuple.

En Bolivie la division est très claire: le 65% indigène et la population paysanne souffrent de la pauvreté et de la précarité et le reste,  ce sont de gros propriétaires terriens, qui reçoivent les bénéfices des richesses naturelles et qui ont toujours détenu le pouvoir politique; ils ont cumulé les bénéfices des richesses de la partie orientale du pays, la région des « llanos ». Un petit nombre de familles s’est approprié de ces terres et ont traité comme des esclaves les indigènes de ces endroits. Chacune de ces familles dispose de presque 100.000 hectares, des terres qui ont été clôturées, et c’est précisément là où se trouve le gaz. C’est ce petit nombre de familles qui demande aujourd’hui l’autonomie. Les peuples de Bolivie ont toujours demandé l’autonomie, la région de Potosi par exemple, d’où je viens, l’a toujours réclamée, mais il ne s’agissait pas d’une autonomie pour diviser le pays. Ce que veulent ces gros propriétaires, par contre, c’est la possibilité de continuer à accumuler les richesses existantes, empêchant ainsi le reste de la population d’accéder aux bénéfices des hydrocarbures.

 

La Bolivie est un pays divisé entre une grande population indigène  et une minorité « blanche » qui détient le pouvoir économique et culturel. Or, quelle est l’origine de ces familles terriennes?

Après la Deuxième Guerre Mondiale, l’Amérique Latine a accueilli un grand exode de population européenne, une partie de cette population s’est installée en Bolivie. Il y en a eu beaucoup de Slaves, de Croates et d´Allemands, des communautés qui possédaient une grande expertise dans l’exploitation de la terre et du commerce, c’est cette expérience qui leur a permis de s’approprier de la terre et de développer des richesses qu´ils  gardent exclusivement pour eux.

La plupart sont des Croates et font partie d’une nouvelle génération qui s’affirme en tant que Boliviens, mais ils conçoivent la Bolivie sans sa tradition indigène qui identifie d’ailleurs la plus grande partie de la société. L’idée de partager n’est pas présente dans leur mentalité. Malheureusement nous, les pauvres, n’avions pas de place dans cette conception de la « Bolivie Blanche », ce qui a produit le départ de beaucoup de mes frères pour travailler à l’étranger.  Ce sont ces gens-là qui  mènent  aujourd’hui la guerre médiatique et la manipulation d’une partie de la population, car ils sont à la tête de la plupart des moyens de communication. Ils ont fait en général de grandes études, ils ont eu l’opportunité  d’accéder à l’éducation que nous n’avons presque pas eue, et cette concurrence intellectuelle est très forte pour nous, vu que la plupart d’entre nous  a à peine fini l’école élémentaire.

 

Cette situation a continué à être la même dès que Morales est au gouvernement? Il y a eu des progrès dans l’accès égalitaire à l’éducation? Et par rapport à la reconnaissance des cultures des peuples indigènes qui habitent le pays, quelles ont été les transformations spécifiques? 

En ce qui concerne l’éducation, grâce au Programme « Yo si puedo » (Moi, je peux), nous sommes en train d’éradiquer l’analphabétisme. En outre, nos langues sont enseignées actuellement dans les écoles, mais cela ne vient pas seulement de Morales, c’est un processus qui avait déjà commencé en 1992. Aujourd’hui le peuple et la culture indigène sont présents dans les manuels scolaires, situation qui fait renaître le sentiment d’orgueil d’appartenir aux peuples autochtones. 

Evo Morales connaît la faim et la soif et sait ce que c’est que de marcher des journées entières, par le fait de provenir d’une condition sociale très modeste. Nous savons qu’il va lutter pour l’égalité et l’équité de nos peuples. Dans cette perspective , beaucoup de luttes sont mises en place. La première est celle de la reconnaissance de notre identité et de nos langues. En ce moment nous sommes heureux de nous voir reconnus, de savoir que nous avons une place importante dans la décision sociale et politique. Le simple fait de nous voir sur les affiches gouvernementales est un orgueil indescriptible. On nous a appris beaucoup plus de l’Europe que de nos propres peuples, c’était celle-là l’éducation que nous avons toujours reçue. Tous nos produits culturels étaient méprisés, tout ce qui venait des indigènes était considéré comme inférieur.

Avec Evo Morales au pouvoir, nous avons un grand espoir. Par sa démarche il est en train de donner  une leçon à tous ceux qui nous ont toujours humiliés. Par exemple, quand il est arrivé au pouvoir, il a diminué son salaire à la moitié, ce qui a  toujours été le contraire avec les gouvernements précédents.

Cela fait à peine trois ans qu’il est au gouvernement, mais je crois qu’il a déjà fait beaucoup de choses, nous voulons qu’il poursuive ce processus de changement dont nous avons toujours rêvé et attendu. En Bolivie, il y a une forte conscience qui traverse les générations, il s’agit d’un pays qui est dans un moment de dynamique politique, où tous se battent pour leurs droits. Nous luttons pour les droits fondamentaux, car avant nous n’avions même pas accès à l’éducation ni à la santé.

 

En ce qui concerne votre parcours artistique, il est surprenant que vous n’aviez pas pu chanter en quechua dans votre pays, car cette langue était mal perçue. Comment votre carrière a-t-elle débuté?

Depuis très petite j’ai toujours chanté en quechua. Ensuite quand j’ai essayé de chanter pour la première fois à la radio, c’est là que mon chant en quechua n’a pas été bien reçu. J ‘avais 11 ans quand je suis arrivée à Oruro et je me suis présentée à la radio. C´était la première fois que je voyais un piano avec lequel on m´a passé la tonalité. Je suis entrée tout de suite dans la tonalité; car dans ma communauté nous, les femmes, avons une ouïe très fine pour être la région où la femme chante  et l’homme joue des instruments. Depuis très petite j’ai toujours entendu chanter. Je suis entrée juste dans la mélodie et j´ai commencé à chanter en quechua, alors le monsieur de la radio a ri et m´a dit: «  Mais ça c’est un chant des indiens! Comment tu vas chanter ça? Apprend à chanter en espagnol et reviens! » et il a refermé le piano. Alors je suis allée voir ma sœur pour qu’elle m’apprenne une chanson en espagnol, elle m´a enseigné l’hymne national de Bolivie. Ensuite, je me suis présentée à une autre radio pour chanter cette chanson, et le monsieur m´a dit en quechua : « Chante la mélodie de ton peuple » et tout de suite après il m´a dit :  « ma fille ton ‘guainito’ est  trés bon, mais pour l’instant tu ne peux pas chanter cela, un jour tu pourras le chanter, en attendant  je vais t’apprendre des chansons en espagnol » et à partir de ce moment-là ce monsieur est devenu mon professeur, et c’est là où j´ai commencé à chanter en espagnol.

Ensuite j’ai été choisie à Oruro, qui est la capital du folklore national « ñusta nacional » mot quechua qui désigne une personne qui a des aptitudes pour l’art. Après j’ai commencé à composer des chansons de remerciement à la terre, au soleil, aux étoiles, à la lune, pour rendre hommage et chanter l’harmonie de notre terre, que dans notre langue originaire nous appelons « pachamama », la  terre mère.

 

D’où venait l’inspiration pour la composition de vos chants?

Elle venait de tout ce que ma mère et ma grand-mère m’avaient raconté, de tout ce qu’elles avaient vécu. Ma mère était aymara-quechua-aymara, aymara est un peuple très ancien, mais tous les deux ont su résister jusqu’au présent. Depuis toute petite ma mère me faisait entendre le message des chants des oiseaux, elle m’a appris à interpréter ces chants qui , selon elle,  était en aymara, comme par exemple, elle me disait que les oiseaux  chantaient: « aytit urucana ikiskiri », c’est à dire: « jusqu’à quelle heure tu comptes dormir? » en langue aymara.

 

Cette façon de percevoir le monde et la nature, propre à la vision indigène et qui a inspiré vos chants, est  présente dans l’actuel gouvernement?

Ce gouvernement est à l’écoute du message des peuples et leur donne leur place dans la parole publique. Il est en train de faire des changements profonds et fondamentaux pour inclure toute la Bolivie et pour finir avec les privilèges et la division entre pauvres et riches. C’est pour cela que le processus vécu aujourd’hui en Bolivie est très important, non seulement pour le pays mais pour l’humanité entière, car il y a une spiritualité accompagnant ce processus de changement que c’est la façon d’aimer la terre et l’univers. C’est pour cette raison que nous marchons des journées entières pour que les nouvelles lois soient approuvées, pour que notre Constitution soit acceptée. Un de nos principes, par exemple, est celui de la non-privatisation de l’eau, car elle est un bien appartenant à tous, puisque par le biais des privatisations l’individualisme est renforcé. Nous voulons avoir de l’eau, qui est de la vie, nous refusons toute privatisation des services basiques.

La droite nous fait la guerre, elle a la majorité au Sénat, c’est pour cette raison que chaque loi dictée par le gouvernement n’est pas approuvée par le Sénat, alors le peuple se soulève et arrête de travailler pendant plusieurs jours et sort marcher. Il y a eu des marches de 200km pour que la nouvelle Constitution soit approuvée; finalement le Référendum Constitutionnel a été accepté pour le 25 janvier prochain.

Nous croyons préparer le terrain pour toute l’humanité, car  par exemple l’un des points de la nouvelle Constitution est celui de « non à la guerre ». Personne n’a écrit cela jusqu’à l’instant. Il s’agit d’une constitution si belle qui peut devenir un modèle face aux moments critiques traversés par l’humanité.

 

Evo Morales a affirmé récemment que ceux qui soutenaient le Référendum du 4 mai ne peuvent pas accepter qu’un paysan, un indigène devienne le président de Bolivie. Par quel aspect ce référendum va contre la dignité et l’acceptation du peuple indigène ? Représente-t-il un ennemi historique de ce peuple ?

Par le Référendum du 4 mai, la région des grands propriétaires, appelée la « demi-lune »,  demandait  l’autonomie, mais en fait ce qu’ils cherchaient c’était du séparatisme. Leur but c’est de  freiner le processus du gouvernement, c’est pour cette raison qu’elle a impulsé ce Référendum. Finalement, il a été un échec, car dans la Nouvelle Constitution Politique de l’État la position sur les autonomies est bien définie: une autonomie avec décentralisation et de la solidarité.

Les grands terriens veulent l’autonomie pour continuer à exploiter la région des hydrocarbures. Evo Morales, après son élection, a négocié les contrats des ces  entreprises  pour que les bénéfices arrivent au peuple, c’est de cette façon que l’argent est en train de rentrer dans le pays. Deux des plans d’aide mensuelle qui démontrent cette redistribution plus juste des richesses sont le « Bono Juancito Pinto » et « La renta Dignidad ». Le premier est destiné à la scolarité des enfants jusqu’à l´âge de 12 ans, vu le fait qu’en Bolivie la scolarisation des enfants n’était pas facile, car les parents ne possédaient pas de revenus nécessaires pour les envoyer à l’école. Le deuxième plan est destiné aux personnes ayant plus de 60 ans qui ne sont pas couverts par la sécurité sociale. En trois ans de gouvernement, malgré autant de boycotts et de blocages de la part de la droite, nous avons répondu avec des faits.

 

Que pouvez-vous nous dire par rapport aux événements de violence envers les populations indigènes qui ont eu lieu en Bolivie les derniers mois?

Ces faits de violence ont été la réponse de la classe dominante après le résultat du Référendum du 10 août, dont le but était de faire tomber le gouvernement. La classe dominante craint que ce gouvernement veuille rester toujours en place, mais ce n’est pas le cas, car nous luttons pour la construction de nouvelles valeurs qui feront naître de nouveaux leaders.

Morales accepte le Référendum Révocatoire qui gagne avec 67% de votes à sa faveur, et c’est là quand le Préfet de Santa Cruz et la région entière montrent leur mécontentement en nous insultant et nous humiliant par les  moyens de communication. Bien que ces gens aient eu le privilège d’accéder à une grande éducation, il ne se sont pas empêchés d’utiliser un langage vulgaire envers mon peuple, ce que nous les indiens n’avons pas l’habitude de faire, car l’insulte ne fait pas partie de notre langue.

Ensuite, au moment où le gouvernement présente le projet d’une nouvelle constitution, où la propriété de la terre n’excède pas les 10.000 hectares- chiffre bien différent de la quantité qu’ils possèdent: entre 60.000 et 100.000 hectares par famille- la  grande vague de violence  envers mon peuple s’est aggravée.

Or, cette violence existe depuis toujours, par exemple au mois de mai dernier, à Sucre,  des humiliations terribles ont eu lieu envers mes frères paysans, ainsi que la prise et le saccage des institutions boliviennes avec le but d’ un coup d’état civil.

Le racisme a monté considérablement envers le peuple indigène.  La discrimination est affreuse, principalement dans ces régions, où même des femmes et des enfants sont agressés. Le gouvernement ne peut rien faire parce qu’il n’est pas soutenu par le Pouvoir Judiciaire. Nous sommes alors en résistance et en lutte constante, dans un processus de révolution, mais il s’agit pour nous d’une révolution pacifique. Nous voulons qu’elle ait lieu en démocratie, car nous sommes une nation de dialogue.

Nous avons été si discriminés, détestés, nous ne pouvions même pas entrer dans les espaces publics. Ma mère me racontait qu’à une époque elle n’avait même pas le droit de marcher dans la rue. Il fallait enlever le chapeau face au blanc en signe de respect et de soumission. Tandis que l’indien était silencieux et soumis, tandis qu’il servait et faisait le ménage chez les blancs, la classe dominante était contente et nous croyait contents. Maintenant que l’indien est au pouvoir et en train de faire de réformes constitutionnelles pour l’égalité, elle est trés mécontente, et ne l’entend pas de cette oreille. Elle ne comprend pas ce que c’est que l’équité.  Nous en tant qu’indigènes, nous sommes un peuple d’inclusion, nous nous traitons comme des frères. Nous qui avions souffert la discrimination et l’inégalité, nous n’allons jamais isoler les autres, même s’ils nous ont fait du mal. Nous sommes un peuple de fraternité, c’est ainsi que nous nous définissons dans la langue quechua par le terme  « llaqtamasi » qui veut dire: frères de la terre, frères du peuple, frères du continent et frères de l’univers.

 

Propos recueillis par Bettina Ghio, photographies Naima Di Piero. Paris, décembre 2008.

 

 

 

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