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A l’orée du 21e siècle, Daniel Bensaïd avait concrétisé sa posture d’« engagé intellectuel » dans un ensemble de pratiques politiques et théoriques, s’inscrivant dans le sillage d’un vaste travail de reconstruction ou de recomposition de l’espace politique et théorique du marxisme critique et révolutionnaire. La conjoncture actuelle nous confronte à de nouveaux défis et elle interroge nos capacités à nous approprier sa pensée ainsi que le paradigme de l’engagement qu’il a incarné, celui de l’unité entre théorie et pratique.

Comme l’écrivait Henri Lefebvre, la crise est un moment de vérité : elle tend à marginaliser la pensée critique, au moment même où elle la réactualise et la remet en acte. C’est dans cette atmosphère de crise – où nous avons du mal à distinguer entre la répétition et l’inédit, entre le processus et l’événement, voire, entre l’événement et le pseudo-événement – que l’on peut situer la réactivation, certes encore discrète, de l’intérêt pour la pensée critique de Daniel Bensaïd, comme en témoignent les « Rencontres Daniel Bensaïd », tenues en janvier 2019, et les récentes rééditions de Moi la Révolution et de Jeanne de guerre lasse[1].

Si les scènes nationale et internationale n’ont pas cessé d’être secouées par des mouvements de protestation et de colère face aux catastrophes sociales, économiques et écologiques déployées durant la dernière décennie, nous constatons aussi l’obstacle auquel la protestation se heurte à chaque fois, celui d’une absence de force et d’élan politiques capables de donner un sens nouveau à la sortie du capitalisme et à la transformation de la société.

 

Crise et réactivation de la pensée critique

Dans « Désir ou besoin de révolution »[2], Daniel Bensaïd avait revisité le champ sémantique de la révolution. Comme l’indique d’emblée le choix du titre, ce champ se trouve tiraillé, déchiré entre le besoin d’un côté, impliquant un déterminisme qui impose la révolution comme une nécessité historique et, de l’autre, le désir, réduit le plus souvent à un hédonisme de type médiatique, ou encore impliquant des jugements moraux, de l’ordre du bien ou du mal.

Daniel Bensaïd essaie de déconstruire cette opposition entre besoin et désir de révolution, considérant le dernier en tant que version fétichisée du premier, au profit d’une nouvelle dialectique du besoin. Celle-ci tente d’articuler le processus historique et l’événement, dans le contexte de la crise des catégories dominantes de l’analyse et de l’action politique.

Daniel Bensaïd insiste, dans ce texte et ailleurs, sur l’articulation entre la notion de révolution et l’historicité afin de réfuter sa réification, sa réduction et sa classification au rang d’objet, désirable ou indésirable, mais aussi afin de trancher le double nœud qui se présentait déjà entre les postures nostalgiques prônant le retour à une expérience primaire et authentique de la révolution d’un côté et, de l’autre, les nouvelles tendances prônant une révolution conservatrice autrement dit : le contraire d’une révolution.

La fonction mythique, ou narrative de la révolution, en tant qu’organisation de la volonté et de l’horizon de l’attente, s’est épuisée dans les catastrophes du siècle précédent. Mais son contenu stratégique, en tant qu’affrontement de forces réunies dans un même espace, est désormais mise à l’épreuve de l’ère des réseaux, la décomposition de la dimension matérielle de l’espace entraînant celle de la représentation des forces et de leur affrontement :

« Si la stratégie (depuis Bonaparte en tout cas) fut l’art de concentrer ses forces en un point à un moment donné, dans la dissolution des espaces et la dissémination des pouvoirs, qu’en est-il de cette concentration à l’âge des réseaux ? Vaste discussion »[3]

Pour Daniel Bensaïd, le rapport entre résistance, histoire et événement se noue dans la notion stratégique de crise « où les failles de la normalité et les ratés de la routine prennent toute leur ampleur »[4]. Moment de vérité et de décision devant un point de bifurcation, en raison même de son étymologie, la crise est aussi un thème caractéristique de la modernité, renvoyant à différents types de malaise sociaux et individuels. Or, le sens et la fonction de la crise diffèrent considérablement à l’heure actuelle, dans la mesure où elle se situe du côté de la règle plutôt que du côté de l’exception ; elle produit ainsi de nouveaux types de souffrance et soulève de nouvelles questions sur les plans économique, social, politique et psychique.

La transformation de la crise du capitalisme en crise révolutionnaire ne se réalise pas spontanément. Et de la même manière que l’explosion et la dispersion de la crise sur plusieurs niveaux ne constitue pas une grande crise révolutionnaire, on peut affirmer également que l’addition des nouvelles subjectivités politiques n’engendre pas, par la même occasion, la force politique qui redonnera sens à la stratégie et à l’affrontement.

Pour Daniel Bensaïd, changer le monde demeure pourtant un impératif de résistance, imposé dans et par l’urgence des nouvelles catastrophes qui nous guettent et des répétitions historiques qui menacent. Cet impératif se manifeste à travers l’engagement d’une responsabilité en direction du possible. Etant donnée la fragilité des jugements politiques et historiques devant les eaux inconnues et les terrains glissant du capitalisme de notre ère, « changer le monde, c’est l’interpréter pour le changer. C’est aussi le changer en l’interprétant. »[5]

 

Espaces de résistance et discordance de l’espace

Fidèle à ce postulat, Daniel Bensaïd s’est beaucoup investi tant dans la compréhension des changements de la morphologie du monde contemporain entrainés par la mondialisation capitaliste que dans la construction de l’espace stratégique commun aux anticapitalistes, à l’échelle nationale et internationale. Cet espace supposait, selon lui, la saisie d’une sorte « d’échelle mobile des espaces stratégiques articulant le local, le national et l’international »[6].

Sur le plan européen et mondial, le mouvement altermondialiste tentait d’inventer, au début des années 2000, de nouveaux espaces de résistance, permettant une nouvelle conception de la stratégie anticapitaliste. Elle a fait l’objet des débats vifs et passionnés, soucieux d’articuler des politiques de classe avec celles des nouveaux mouvements sociaux : féministes, écologiques, antiracistes, contre les nouvelles guerres impérialistes.

Dans cette perspective, approfondir et élargir l’héritage de Marx vise à répondre à une question centrale :

« comment d’une multiplicité d’acteurs qui peuvent être rassemblés par un intérêt négatif commun (de résistance à la marchandisation et à la privatisation du monde), faire une force stratégique de transformation sans recourir à cette douteuse métaphysique du sujet ? Je précise pour autant que, pour moi, la lutte des classes n’est pas une forme de conflit parmi d’autres, mais le vecteur qui peut traverser les autres antagonismes et surmonter les fermetures de clan, de chapelle, de race, etc. »[7]

Pour Daniel Bensaïd, la mondialisation capitaliste n’a pas entraîné la disparition de l’espace national, mais celui-ci se trouve de plus en plus étroitement imbriqué à des espaces continentaux ou mondiaux, d’une part, et désagrégé, de l’autre, par les politiques dites de « décentralisation ». Dans le même temps, les différentes couches sociales de la population évoluent dans « des espaces de représentation et des représentations de l’espace différents »[8]

Ainsi,

« Définir un espace stratégique commun dans lequel le niveau national reste le maillon décisif, suppose donc une sorte d’échelle mobile des espaces stratégiques articulant étroitement les actions aux niveaux local, national et international, plus étroitement encore que ne le faisait la théorie de la révolution permanente (pourtant pionnière en la matière). C’est pourquoi, ayant plus ou moins assimilé dans la pensée révolutionnaire les notions de non contemporanéité, de contretemps, de discordance de temps, il me semble aujourd’hui tout aussi nécessaire de penser la production et la discordance des espaces. Les travaux de Lefebvre et de Harvey peuvent nous aider »[9]

Les réflexions de Daniel Bensaïd sur la discordance des espaces[10] mettent en exergue les transferts opérés et les asymétries entre le niveau national d’un côté, et de l’autre, continental et international. A l’aune du « non de gauche » au référendum de 2005 sur le Traité constitutionnel européen, selon Bensaïd, le niveau national, bien qu’affaibli, continue à structurer les rapports de forces sociaux en matière de marché du travail, de droit et d’acquis sociaux. Malgré cet affaiblissement, le national apparaît encore comme l’axe structurant des rapports sociaux et de l’horizon du sens.

Au niveau continental et international, la discordance des espaces se concrétise par la dissociation des différentes fonctions, institutionnelle, judiciaire et policière, militaire et juridique, constituant désormais des espaces différents et non superposés. Mais, en même temps, « si ces États nationaux ne sont pas dissous, ils sont effectivement affaiblis. »[11]

Les transferts de souveraineté au profit des institutions de l’Union européenne et de la « gouvernance mondiale », la dégénérescence de l’État social en État sécuritaire et néolibéral, le délitement du peuple en groupes, en communautés et tribus, la crise des partis politiques, la mise à mal des relations humaines et des lieux de socialisation, l’existence sociale qui devient flottante, sont présentés par Daniel Bensaïd comme autant d’indicateurs de cet affaiblissement, lequel n’a cessé de croître depuis lors.

La dernière crise financière mondiale, traduite en Europe en crise de la dette des États nationaux du Sud, a banalisé les transferts de souveraineté et les maux provoqués par la violence accrue des politiques d’austérité. La discordance s’est muée en dissociation des espaces de décision et des espaces d’application de ces politiques, trouvant leur forme paradigmatique dans les rapports de surveillance et de punition désormais instaurés entre les pays du noyau dur et de la périphérie de l’Union Européenne. Le retour des stéréotypes nationaux, les expériences du mépris, de l’ambivalence et du ressentiment ont connu un nouvel essor et envahi la scène publique et politique. Or, ce même modèle de gouvernance s’est appliqué entre temps, de manière stable et durable, au sein des pays du « noyau dur » de manière transversale, dans les institutions et organisations sociales publiques et privées, semant la souffrance économique, sociale et physique ainsi que la confusion politique.

En France, la question de la mobilité et, par conséquent celle de l’espace, a été à l’origine du mouvement des gilets jaunes. Οr, l’espace et la mobilité n’ont pas seulement fonctionné en tant qu’éléments déclencheurs lors de l’émergence du mouvement lui-même, mais ils l’ont traversé de part en part, révélant des réalités sociales inédites dont le mouvement en question est l’expression. Au sein d’une hétérogénéïté, voire d’une disparité remarquable de ses acteurs et actrices, son caractère le plus affirmé est celui des travailleurs/euses pauvres de la périphérie rurale et périurbaine.

Présentant un rapport ambivalent, si ce n’est ouvertement hostile et concurrentiel, aux organisations politiques et syndicales du mouvement ouvrier, les tentatives de jonction et d’articulation avec les quartiers populaires n’ont pas non plus réussi à s’installer dans la durée. L’expression des souffrances sociales a ainsi vu s’accentuer ses traits sur un mode foncièrement spatial, engendrant une accumulation sans élaboration du résiduel et de l’émergent.

D’autre part, l’inventivité infinie et la pluralité des modalités d’occupation de l’espace, matériel comme virtuel, semblent avoir confirmé le « tournant spatial » des formes de protestation et de revendication auquel nous assistons depuis les « printemps arabes », et les mouvements des places, en Europe et aux États-Unis, tout en le prolongeant et le modifiant. Ces modalités ont été largement marquées par l’accumulation et la mobilité des forces dans l’espace, en mettant au second plan les thèmes privilégiés d’un militantisme considéré aujourd’hui comme « classique », tels que l’implantation et l’engagement dans la durée. Or, si ces modalités n’ont pas primé sur les manifestations organisées dans les lieux du pouvoir, loin de disparaître du répertoire de l’action, ils ont marqué, en revanche, l’investissement physique et affectif des non-lieux, tels que les ronds-points, en les transformant en lieux de lien et de socialisation.

 

Discordances des espaces sociaux et l’espace de la politique

Même si le niveau national n’a pas été aboli, les dynamiques de dispersion et de fragmentation qui le traversent interrogent la manière dont il continue à structurer les rapports sociaux qui évoluent dans « des espaces de représentation et des représentations de l’espace  différents »[12].

C’est pourquoi, en parallèle, la catégorie de l’espace s’impose comme catégorie centrale de l’organisation de notre expérience sociale, ne serait-ce qu’en raison de la difficulté à cartographier la réalité sociale en tant que totalité et d’y trouver une place. Ce qui engendre des conséquences durables tant sur l’espace social du « quotidien » que sur la formation et la représentation d’un espace propre à la politique, en général, et à l’émancipation, en particulier.

Comment penser alors l’espace politique et stratégique commun des anticapitalistes sans réflexion sur l’espace, sur ses discordances, mais aussi sur sa fonction d’organisation de notre expérience sociale ?

Selon Fredric Jameson, l’élément central et transversal de la culture postmoderne – marquée, par ailleurs, par la dispersion et la fragmentation – est une nouvelle « superficialité » (depthlessness) qui caractérise aussi bien la subjectivité que l’objet-monde du capitalisme tardif, à savoir l’espace social et mondial[13]. Reflétant le processus de totalisation du capital au niveau mondial, mais aussi liée à l’abandon des modèles de profondeur par la théorie contemporaine et à la culture de l’image et du simulacre, la « superficialité » entraîne l’affaiblissement de l’historicité au regard de l’histoire publique et instaure de nouvelles formes de temporalité privée, marquées par la dissociation.

La structure affective (Raymond Williams) contemporaine, à savoir la manière dont on vit le rapport au mode de production et à la structure sociale, se manifeste sous forme de nouvelles intensités émotionnelles, flottantes, sans attaches concrètes ni lest. Décrite en terme de déclin de l’affect et abandon du registre de l’aliénation au profit de la fragmentation, selon Fredric Jameson, d’aliénation de notre propre aliénation, selon Terry Eagleton, notre période se distingue par une remontée d’affects qui coexistent de manière juxtaposée et essentiellement spatiale, plutôt que par « cette mélancolie ouvrière dont on ne guérit que par l’engagement politique » (George Navel).

Comment envisager dès lors le fil qui serait capable de traverser les différentes expressions du malaise, intenses mais décousues, pour les traduire en combat politique en vue de changer la société ?

« Si nous arrêtons l’histoire à un moment donné, il n’y plus de classes, mais seulement une multitude d’individus vivant une multitude d’expériences. Mais si nous observons ces individus sur une période appropriée de changement social, nous pouvons distinguer des constantes dans leurs relations, leurs idées et leurs institutions. La classe se définit par des hommes vivant leur propre histoire. Telle est en définitive sa seule définition. »[14]

Intégrer la catégorie de l’espace dans la théorie des classes, et, par conséquent, dans la pensée stratégique, nous paraît utile, voire nécessaire pour comprendre les écarts et les disjonctions entre les espaces vécus et les espaces conçus, dans lesquels les hommes et les femmes produisent actuellement leur propre histoire. Mais pour l’intégrer, il faut d’abord penser l’espace dans toute l’ambivalence qui le caractérise, comme ce qui rassemble autant que ce qui sépare, qui libère autant qu’il limite, et qui montre autant qu’il occulte.

Il nous paraît ainsi que la politisation actuelle des rapports sociaux, en vue de parvenir à une expérience commune de classe en même temps qu’à une conscience commune de cette expérience, passe par la politisation de l’espace. Celle-ci implique de se confronter à sa double fonction : structurer les rapport sociaux, mais aussi les mystifier, en les reflétant de manière figée et partielle.

Ainsi, assumer la responsabilité de concrétiser des possibles et de changer le monde, ne se résume pas à la fameuse devise « céder l’espace pour gagner du temps », mais conduit plutôt à une réflexion et à une action en vue de pénétrer et se réapproprier l’espace. Il s’agit de gagner du temps autant que « le précieux droit de recommencer ». Cette réappropriation implique aussi bien un travail de cartographie des classes et de géographie du capital qu’une nouvelle topique du lien social et politique, au sein de cette configuration nouvelle des sociétés contemporaines, espaces à la fois nationaux et mondiaux.

 

Notes

[1]               Bensaïd Daniel, Moi la Révolution (Gallimard, 1989), Editions Don Quichotte, 2017 et Jeanne de guerre lasse (Gallimard, 1991), Editions Don Quichotte, 2017.

[2]               Bensaïd Daniel «Désir ou besoir de révolution » (2007), disponible sur le site Daniel Bensaïd, [http://danielbensaid.org/Desir-ou-besoin-de-revolution?lang=fr]. Le texte a paru dans History and Revolution. Refuting revisionism, Mike Haynes, Jim Wolfreys, (dir.), Verso, 2007, traduit en anglais, « Revolutions : Great and Still and Silent ».

[3]               Bensaïd Daniel, « Désir ou besoin de révolution », op. cit., p. 2.

[4]               Ibid., p. 6.

[5]               Ibid., p. 5

[6]               Bensaïd Daniel, Eloge de la politique profane, « Discordance et échelle mobile des espaces », Albin Michel, 2008 et « Penser la politique », entretien à la revue argentine Praxis en 2006, in Contretemps, janvier 2018, [https://www.contretemps.eu/penser-la-politique-daniel-bensaid/]

[7]               Bensaïd D., « Penser la politique », op. cit.

[8]               Bensaïd, Eloge de la politique profane, op. cit., p. 263, référence à Henri Lefebvre, La production de l’espace, Paris, Anthropos, 2000.

[9]               Bensaïd D., Eloge de la politique profane, op. cit., p. 263.

[10]            Ibid., p. 263-264

[11]            Ibid., p. 267.

[12]            Bensaïd Daniel, Eloge de la politique profane, op. cit., et Lefebvre Henri, La production de l’espace, op. cit.

[13]            Jameson Fredric, Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif (1984 et 1991), Ecole nationale supérieure des beaux-arts de Paris, 2007, tr. Florence Nevoltry, p. 40.

[14]            E. P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, Editions Points, 2012, p. 17

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