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Professeure à l’Université Andina Simón Bolívar de Quito, Miriam Lang explique ici comment une victoire sans précédent du mouvement indigène de l’Équateur a contraint le gouvernement de Lenín Moreno à retirer un décret d’ajustement structurel imposé par le Fonds Monétaire International (FMI) comme condition préalable à un crédit. Le programme d’ajustement avait principalement consisté en la libéralisation des prix du carburant et du diesel, jusqu’alors subventionnés, ainsi que le retrait de plusieurs droits sociaux des travailleurs. Le gouvernement a capitulé après douze jours de soulèvement populaire dans tout le pays, avec des émeutes conséquentes, notamment dans la capitale, Quito.

La situation s’est encore compliquée lorsque les partisans de l’ancien président Rafael Correa ont tenté de tirer profit des manifestations. L’équilibre politique du pouvoir en Équateur a changé, donnant au mouvement autochtone une position beaucoup plus forte, en tant que leader le plus visible des manifestations auxquelles ont participé des syndicats, des femmes, des étudiants et des classes moyennes. Aujourd’hui, le pays est confronté au défi de se recomposer après de lourdes violations des droits de l’homme et une recrudescence du racisme et du classisme dans les réseaux sociaux. Il doit également mettre en place une politique économique profondément différente, qui prenne en compte la plurinationalité.

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Entre le 3 et le 12 octobre, et ce, 527 ans après l’invasion espagnole en Amérique, des barricades ont brûlé dans toutes les régions de l’Équateur. Les principales artères ont été bloquées, des dizaines de milliers de personnes ont défilé dans les rues et ont occupé temporairement le bâtiment du Parlement ainsi que plusieurs préfectures.

Émeutes devant le parlement à Quito. (Photo : Miriam Lang)

Le bâtiment du contrôleur de l’état a été incendié. Pendant plusieurs jours, trois des plus importants gisements de pétrole d’Amazonie ont été paralysés, frappant l’État à son point le plus vulnérable. Alors que les chauffeurs de taxi et les travailleurs du secteur des transports avaient à peine commencé les manifestations, puis ont vite renoncé, le mouvement indigène a commencé à mener le mouvement de protestation avec les syndicats. Ils ont reçu un soutien important de la part des étudiants, d’organisations de femmes, de citadins pauvres et des classes moyennes. La capitale Quito et les paysans des provinces environnantes ont rétabli une tradition de solidarité qui avait déjà soutenu les manifestations indigènes dans les années 1990 : avec des dons de nourriture, de couvertures, de vêtements chauds et de médicaments. Les familles préparaient les repas chez eux et les amenaient aux endroits où les manifestants avaient campé. Les tôliers ont même fabriqué des boucliers pour les manifestants, confrontés à de lourdes attaques de la part de la police et de l’armée.

Le gouvernement a rapidement déclaré le pays en état d’urgence, ce qui a amené des milliers de militaires et du matériel lourd dans les rues. En réponse, et s’appuyant sur le principe constitutionnel de la plurinationalité, la confédération autochtone CONAIE a également déclaré l’état d’urgence sur ses territoires. La confédération a annoncé que les policiers et les soldats qui seraient entrés dans ses territoires sans autorisation seraient arrêtés. Cela s’est produit rapidement à plusieurs reprises, par exemple dans la province de Chimborazo dans les Andes, où près de 50 personnes en uniforme ont été retenues pendant plusieurs jours.

Les plus grandes manifestations, pouvant rassembler jusqu’à 40 000 personnes, ont eu lieu dans la capitale, Quito. Des dizaines de milliers d’indigènes et de paysans de toutes les régions du pays sont venus en camion et se sont installés dans le centre du Parque el Arbolito et dans les universités environnantes. Le mouvement indigène a appelé à une protestation massive mais pacifique ; les marches ont été accompagnées d’émeutes violentes, principalement constituées d’étudiants, de jeunes citadins et de partisans de l’ancien président Rafael Correa, auprès desquels les dirigeants indigènes ont clairement pris leurs distances.

Des barricades ont été incendiées dans toutes les régions du pays et dans la capitale. (Photo : Miriam Lang)

Le gouvernement a déployé une répression sans précédent en Équateur, notamment des attaques contre des hôpitaux, des universités et des femmes avec enfants. Selon les dernières informations du médiateur équatorien, huit personnes seraient mortes dans les affrontements, plus de 1 300 blessées et près de 1 200 personnes arrêtées, mais les enquêtes sur les violations des droits de l’homme ne font que commencer.

Dans la nuit du dimanche 14 octobre, le gouvernement a finalement entamé le dialogue dans les conditions exigées par le mouvement autochtone : diffusion publique afin d’assurer une transparence maximale, acceptation de la présence de médias communautaires et protection de la sécurité des dirigeants sociaux impliqués. Avec la médiation des Nations Unies et de l’Église Catholique, le gouvernement a finalement accepté d’annuler le décret 883, qui avait provoqué le soulèvement.

La victoire historique du Soulèvement d’Octobre marque la reprise du mouvement indigène après douze ans de représailles et de répression de l’ancien président Rafael Correa. Mais en parallèle, les réseaux sociaux montrent une explosion de commentaires ouvertement racistes et classistes. Pendant les manifestations, on a vu des classes moyennes supérieures patrouiller avec des armes devant leurs communautés gardées et encerclées par des barrières. Cette polarisation politique constitue un défi de taille dans un pays qui subit encore les effets de la victoire électorale de Jair Bolsonaro au Brésil. 

Femmes autochtones dirigeant l’une des marches de Quito. (Photo : Miriam Lang)

Le contexte économique : une redistribution pour les riches

La correspondance des chiffres était frappante : le gouvernement équatorien dirigé par Lénine Moreno demande un prêt de quatre milliards et 200 millions de dollars auprès du FMI. Pour ce faire, le gouvernement doit mettre en œuvre certaines mesures d’ajustement structurel, comme il était de coutume dans les années 1990, notamment en éliminant les subventions gouvernementales pour les carburants et en adaptant les prix du diesel et de l’essence sur le marché mondial ; mais surtout, il s’agissait de révoquer les droits des travailleurs afin de rendre le marché du travail plus flexible. Les organisations sociales ont calculé que Lénine Moreno avait exempté les grandes entreprises des paiements d’impôts se chiffrant exactement entre 4 milliards et 295 millions de dollars ces dernières années. On fait donc valoir qu’il s’agit d’une mesure claire de redistribution par le bas, c’est-à-dire à l’envers. La grande population doit payer pour enrichir encore plus l’élite. Les banques ont réalisé un bénéfice de 554 millions de dollars rien qu’en 2018, tandis que les salaires des employés du gouvernement sous contrat dit occasionnel devaient être réduits d’un taux uniforme de 20%. Des dizaines de milliers de personnes ont déjà été licenciées de l’appareil d’État dans une économie en stagnation et ne proposant pratiquement aucun emploi.

Une augmentation des prix de l’essence et surtout du diesel signifie une augmentation immédiate du coût de la vie en général. Les tickets de bus dans les transports en commun avaient déjà augmenté de 10 centimes, et l’augmentation concerne aussi la nourriture et des services. Ceci n’est pas seulement dû à des coûts de transport plus coûteux suite à l’augmentation initiale de 123% en carburant, mais aussi au fait que les transporteurs et les intermédiaires en profitent pour augmenter leurs marges bénéficiaires. C’était la raison principale des manifestations massives qui ont éclaté en Équateur depuis le 3 octobre et qui ont pratiquement paralysé le pays.

 

Le programme d’ajustement n’était pas motivé par des préoccupations écologiques

Les mesures prises par le gouvernement ne doivent pas être interprétées comme une politique respectueuse de l’environnement visant à réorienter les automobilistes vers les transports en commun, car pour créer une véritable alternative, une condition préalable serait des investissements dans des transports en commun propres. L’inégalité aurait plutôt été aggravée dans un pays où l’économie est déjà fortement monopolisée et où l’indice de GINI, qui mesure les inégalités, est de 0,97 dans les 20 premiers secteurs économiques selon le sociologue Napoleón Saltos, ce qui est extrêmement élevé. Pour cette raison, le mouvement écologiste a également rejoint les manifestations. Comme l’a déclaré l’ONG Acción Ecológica, une politique environnementale et climatique cohérente exigerait pour commencer de supprimer les multiples subventions et exonérations fiscales accordées aux sociétés pétrolières, minières et aux compagnies qui extraient l’huile de palme. Or, ces compagnies étendent de plus en plus ces activités destructrices dans le pays avec le soutien du gouvernement.

(Photo : M. Lang)

Le rôle de l’ancien président Rafael Correa

En 2007, au cours des premiers mois de son mandat, le gouvernement progressiste de Rafael Correa avait expulsé la Banque mondiale et le FMI de l’Équateur par un acte de souveraineté et avait déclaré illégale une grande partie de la dette extérieure après un audit. Néanmoins, c’est précisément ce même gouvernement qui a déclaré la guerre aux peuples autochtones et aux syndicats, car il considérait l’État comme le seul acteur légitime de la transformation sociale et se sentait menacé par des organisations sociales autonomes. Les manifestations ont été systématiquement criminalisées, le droit pénal renforcé et les blocus de rue qualifiés de terrorisme. Des syndicats jaunes se sont formés, des organisations sociales se sont divisées de manière agressive, un appareil de propagande très complet a été construit jusqu’à ce que l’exécutif n’ait plus d’équivalent significatif dans la société civile.

Soulèvement d’octobre. (Photo : Lalineadefuego.info)

À compter de 2013, le « corréisme » avait également une majorité des deux tiers au Parlement et pouvait mettre en œuvre ce qui lui plaisait. Ainsi a été mise en œuvre une politique qui transformait la promesse initiale de transformation profonde et interculturelle en un processus de modernisation capitaliste, ouvrant davantage le pays au capital transnational. Le parc national Yasuní, l’un des points chauds de la biodiversité dans le monde, a été autorisé pour l’exploitation de pétrole et, pour la première fois, de vastes contrats d’exploitation minière industrielle ont été signés. Après la baisse des prix internationaux du pétrole de 2014, le gouvernement Correa est également revenu sur les marchés financiers internationaux et a eu recours FMI, ce qui a fait augmenter la dette extérieure, qui atteint maintenant 38 milliards de dollars. Enfin, après le remplacement de Correa en 2017, il a été révélé que son gouvernement avait mis en œuvre une corruption historique. Mais surtout, il a laissé derrière lui un pays dépourvu d’une organisation sociale importante qui aurait pu faire obstacle au gouvernement ultérieur de Lénine Moreno, qui a ramené l’oligarchie directement dans les ministères. Moreno a également radicalement changé la politique étrangère en s’alignant sur les gouvernements des États-Unis et de la droite en Amérique latine et en soutenant l’idée d’une intervention militaire au Venezuela.

Contrairement à ce que prétendent certains médias étrangers, le soulèvement d’octobre n’a nullement exprimé la volonté du peuple de ramener son ancien président Correa au gouvernement. Après la scission de son parti, Alianza País, dont l’étiquette est désormais la propriété de son opposant politique, le président Moreno, et à la suite de scandales de corruption, a perdu bon nombre de ses partisans. Ils n’ont gagné que deux des 23 préfectures aux élections régionales de mars 2019. Néanmoins, un noyau dur de partisans de Correa et de l’ancien président lui-même, toujours en exil en Belgique de peur de plusieurs poursuites judiciaires à son encontre, a rapidement essayé d’instrumentaliser politiquement les manifestations et appelé à de nouvelles élections. Bien que leurs critiques de l’approfondissement des politiques néolibérales par le gouvernement Moreno soient correctes, ces voix dissimulent systématiquement que les correístas ont ouvert la voie à ces politiques et ont déjà mis en œuvre leurs premiers pas, par exemple en signant un accord de libre-échange avec l’Union européenne. La confédération autochtone CONAIE s’est clairement éloignée de ces tentatives d’appropriation des correístas. En rétrospective, il est difficile de dire quelle influence les véritables instigateurs de correísta ont eue sur le soulèvement. Pendant ce temps, le gouvernement Moreno pourrait à bon escient prétendre que le soulèvement d’octobre n’était qu’un complot dirigé par des correistas et leurs alliés du gouvernement vénézuélien, au lieu de l’expression d’un véritable mécontentement populaire. Ces derniers jours, plusieurs politiciens correísta connus ont été arrêtés ou ont demandé l’asile politique à l’ambassade du Mexique à Quito.

Il est à noter qu’aucune des annonces officielles de la CONAIE n’a demandé la démission du président Moreno, mais uniquement celle de son ministre de l’Intérieur et de son ministre de la Défense. Selon les analystes politiques, le gouvernement Moreno se considère comme un gouvernement de transition conçu pour ouvrir la voie à la droite politique représentée par le démocrate-chrétien Jaime Nebot. Nebot, dont le bastion est la ville portuaire de Guayaquil sur la côte, a évoqué le fait que les manifestants indigènes affirmaient qu’« ils devraient retourner dans leurs hauts plateaux », perdant ainsi toute légitimité dans les provinces andines du pays. Il convient de dire que l’Équateur a déjà connu un virage à droite dans le discours public et les médias sociaux au cours des deux dernières années, avec notamment des attaques contre des réfugiés du Venezuela et une agressivité croissante sur les réseaux sociaux. Une démission de Moreno aurait pu catalyser la montée de la droite au pouvoir, alors qu’au contraire, les organisations sociales ont la possibilité, mais aussi la responsabilité, de se réengager davantage dans le débat social sur l’avenir du pays.

 

Les défis de la plurinationalité et des divers horizons de civilisation

Il est important de souligner que les questions fondamentales qui préoccupent les peuples autochtones de l’Équateur sont assez éloignées de la logique de la politique électorale et de la politique des partis. Ils ne visaient pas seulement à retirer le paquet de réformes du FMI, mais également à se détourner de l’extractivisme, qui continue de pénétrer violemment sur leurs territoires et menace leur existence même, tant sur le plan matériel que culturel. Comme les peuples autochtones de Chimborazo l’ont expliqué dans un communiqué, ils exigent réparation du pillage depuis l’époque coloniale. Non pas en espèces, mais sous la forme d’une politique agricole radicalement différente, qui ne vise pas à éradiquer les paysans et l’économie de subsistance communautaire, mais à la renforcer : l’accès à l’irrigation, aux banques de semences non brevetées et aux terres fertiles possédées collectivement sont leurs principales revendications, ainsi que la promotion systématique des méthodes d’agriculture biologique au lieu des kits d’entreprise qui obligent les agriculteurs à dépendre du capital transnational. La plurinationalité, revendication centrale des peuples autochtones depuis les années 1990, inclut également l’autonomie territoriale, qui applique son propre système sur les plans judiciaire, éducatif et sanitaire, ainsi que ses propres formes de démocratie d’assemblée. Le droit à un mode de vie qui ne soit pas dicté par le capitalisme mondial et tire du monde moderne uniquement ce que la communauté décide en toute souveraineté : c’est ce pour quoi le Mouvement autochtone de l’Équateur se bat.

Le soulèvement d’octobre a également fortement mis en évidence les problèmes de classe, d’inégalité et de politique d’appauvrissement systématique. Alors que, pour le mestizo mainstream et les médias, « l’Indien est pauvre par nature », comme le critique l’avocate kichwa Verónica Yuquilema, le combat consiste à mettre fin à ces politiques de drainage colonial aux niveaux national et international. Les autochtones sont toujours décrits comme des « obstacles au progrès et à la modernisation », une image que Rafael Correa a lui-même fortement soulignée au cours de ses douze années de règne, tout en réclamant que leurs modes de vie, leurs savoirs, leurs formes d’organisation et de vie politique soient enfin acquis, reconnus et jugés dignes : « Nous sommes l’État, mais nous ne sommes pas pris en compte. Ils disent que les peuples autochtones et les agriculteurs sont pauvres. Nous travaillons, cultivons, nous nourrissons les villes, mais nous sommes néanmoins traités comme des pauvres », a déclaré le dirigeant amazonien Mirian Cisneros lors du dialogue public. La déclaration constitutionnelle de l’Équateur en tant que pays plurinational a encore beaucoup à faire pour se concrétiser efficacement.

 

Quito, le 15 octobre 2019.

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