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À l’heure où le mouvement des « indignés » secoue l’Espagne, Contretemps publie un entretien avec Miguel Romero, membre de la revue Izquierda anticapitalista en Espagne et responsable de la revue Viento Sur (Madrid). Cet entretien a été réalisé le week-end des 21 et 22 mai par Daniel Tanuro au cours de l’Université de printemps du mouvement suisse solidaritéS.

Daniel Tanuro : D’où vient cette extraordinaire mobilisation qui secoue l’État espagnol ?
Miguel Romero : Pour comprendre, il faut remonter à la grève générale du 29 septembre 2010 contre le projet de réforme des retraites. Par rapport à ce qu’on avait connu les années précédentes, la grève avait été un succès. Un quart de la population environ y avait participé. Il faut savoir que le nombre de grèves a chuté ces dernières années dans l’État espagnol ; il y a un dialogue permanent entre les syndicats et le patronat sur les salaires et toutes les autres questions. La grève marquait donc une remobilisation sociale. Mais une offensive médiatique a immédiatement été déclenchée, présentant le mouvement comme un échec. Les directions syndicales ont été fortement impactées par cette campagne et la mobilisation est restée sans précédent. Il n’est pas sûr qu’un nouvel appel à la grève aurait été couronné de succès, mais il aurait lancé un message de détermination et de courage du type : « Nous restons opposés au projet du gouvernement ».
Au lieu de cela, les syndicats ont négocié avec le gouvernement et accepté la réforme des retraites, moyennant quelques modifications mineures. Le bilan est très lourd pour le monde du travail : les actifs de 40-45 ans, lorsqu’ils seront à la retraite, toucheront une pension inférieure de 20% à leur pension actuelle. Cet accord a semé la frustration mais aussi la passivité dans le mouvement ouvrier. Par contre, il a suscité la colère des jeunes qui s’étaient investis dans la grève, avaient été solidaires des piquets, etc. L’idée s’est répandue qu’il n’y avait rien à attendre des syndicats majoritaires. Quant aux syndicats minoritaires, comme la CGT [scission de la CNT qui se définit comme anarcho-syndicaliste, NDLR], ils ont peu de poids. Ils auraient la force pour devenir une référence, mais leur ligne sectaire les en empêche. Dans ce cas-ci, ils se sont contentés d’une déclaration. Les conditions étaient ainsi réunies pour qu’une initiative émerge de la jeunesse elle-même.

D. T. : Quels secteurs de la jeunesse sont à la base du mouvement ?
M. R. : Début 2011, on sentait une certaine tension dans les universités. Mais, au niveau de la gauche anticapitaliste, nous étions assez pessimistes. Nous notions surtout l’absence de perspectives : l’impasse sociale se prolongeait. En mars, au Portugal, l’appel Jeunes précaires était lancé sur Internet et débouchait sur une extraordinaire manifestation de 250 000 personnes à Lisbonne. La manifestation avait très peu de contenu politique : « Nous sommes humilié-es », « Nous sommes la génération la plus formée et nous sommes au chômage ou dans des boulots précaires ». Mais le nombre de manifestant-es était impressionnant. Cet exemple a eu un effet immédiat dans les universités espagnoles, notamment à Madrid. Il faut savoir que le chômage frappe presque 20 % de la population, soit 4,9 millions de personnes. Le chômage des moins de 25 ans est de 40,5 %. La plupart des jeunes entre 20 et 30 ans survivent grâce à des petits boulots, avec 600 euros par mois. Ils ne sont donc pas en situation d’avoir une vie indépendante de la famille. C’est ainsi qu’une centaine d’étudiant-es ont formé le groupe « Jovenes sin futuro » [« jeunes sans avenir »]. La plateforme se décrivait comme une initiative de jeunes « sin curro, sin casa, sin pension, sin miedo » [« sans soins, sans toit, sans revenu, sans peur »]. Le plus important dans cette énumération est « sin miedo » [« sans peur »]. J’ai interviewé ces jeunes à l’époque, pour Viento Sur. Ce sont des personnes intelligentes et modestes. Leur plateforme a appelé à une manifestation pour le 7 avril. On y attendait quelques centaines de personnes. Ils étaient 4 000 à 5 000.
Le succès de la manifestation du 7 avril a incité les organisateurs-trices à convoquer une autre manifestation pour le 15 mai. Entre-temps était apparu un autre groupe : « Democracia real ya » [« Démocratie réelle maintenant »]. Sa plateforme était très limitée politiquement. Sur le plan social, elle se prononçait contre le chômage, contre la dictature du marché, etc. Mais, sur le plan politique, elle se disait « ni de droite, ni de gauche ». Au sein de la gauche radicale, cette initiative est apparue comme très suspecte, car nous devons faire face aujourd’hui dans l’État espagnol à une droite très agressive. Par ailleurs, personne ne connaissait les initiateurs-trices de ce groupe.
À l’origine, « Democracia real ya » était exclusivement madrilène. Des appels étaient lancés aussi dans d’autres villes. Les rassemblements y étaient très modestes mais, à Madrid, la manifestation a rassemblé de 20 000 à 25 000 personnes. C’était un cortège très combatif et joyeux, très différent des manifestations traditionnelles ennuyeuses. La manifestation se terminait à la Puerta del Sol [place du centre de Madrid], avec des discours très à gauche, très critiques du syndicat majoritaire, prononcés non par des jeunes mais par des personnalités, notamment Carlos Taibo – un professeur d’université libertaire.
Il y a avait un petit groupe de black blocks dans la manifestation, comme c’est souvent le cas. Ils ont suscité des incidents. Quatorze d’entre eux ont été arrêtés. Cela a entraîné une solidarité immédiate contre la police. C’est là qu’une série de gens, totalement inconnus et inorganisés, ont eu une idée géniale : organiser un campement sur place, jusqu’au lendemain, à la Puerta del Sol. L’initiative était aussi sympathique que surprenante : vingt ou trente personnes à peine sont ainsi restées sur place. Pourtant, cette initiative a fait boule de neige. Le 16 mai au matin, une centaine de personnes étaient présentes au tribunal. L’après-midi, quelques centaines, voire quelques milliers de gens se rassemblaient à la Puerta del Sol. La sympathie de la part de la population était énorme. Les rassemblements tous les soirs à 20h grossissaient : 15 000, puis 20 000 personnes. Du coup, la campagne électorale est passée au second plan. Des rassemblements étaient organisés dans plus de cent villes. Une ville comme Valence, qui est très à droite, a vu un rassemblement de 10 000 personnes hier. On n’avait pas vu ça depuis très, très longtemps. Il y a eu récemment 15 000 manifestant-es à Barcelone, 30 000 à Madrid – tellement de monde que l’accès à la place n’était plus possible.
Le rassemblement de vendredi étant interdit par la Junta electoral [organe judiciaire spécial], le ministre de l’Intérieur, Rubalcava, devait donc donner l’ordre de disperser les gens. Mais ce n’était pas possible. Ce politicien sans principes, mais intelligent, proche de Felipe Gonzalez, aurait été à la base des GAL [commandos para-policiers anti-ETA dans les années 80, NDLR]. Il a déclaré : « en réalité, la police a pour fonction de résoudre les problèmes, pas d’en créer. Dissoudre une manifestation de 30 000 personnes, c’est créer un problème plus grand encore. La police ne doit donc intervenir qu’en cas de conflit. Or, il n’y a pas de conflit ». Rubalcava a agi intelligemment tout en jouant une carte personnelle, car il est candidat aux élections. Les gens craignaient une expulsion des manifestant-e-s après 24h. À 2h du matin, la police s’est retirée : ce fut une explosion de joie. Un autre fait à noter est qu’il y a eu des rassemblements de soutien dans 538 villes du monde !

D. T : Qui sont les animateurs-rices de ce mouvement ? Le contenu de celui-ci est-il plus clair aujourd’hui ? Quel est le rôle des femmes, des immigré-es, en son sein ?
M. R. : La coordination compte environ 60 jeunes de 25 à 28 ans. Ce sont de jeunes diplômé-es avec une bonne qualification professionnelle, au chômage, précaires, subissant de mauvaises conditions de travail, sans expérience ni affiliation politiques. Il n’y a pas d’étudiant-es parmi eux-elles. Dans les rassemblements, il y a aussi fort peu de jeunes des quartiers populaires. Pour éviter de donner l’image d’un mouvement du centre-ville, la coordination madrilène a décidé d’aller dorénavant dans ces quartiers. Quant au Manifeste, il est globalement bon. Il se prononce pour la nationalisation des banques, la protection des chômeur-euses, etc. Il conteste aussi la loi électorale. C’est un programme de réformes démocratiques et sociales. L’écologie est présente, mais de façon marginale. Il n’y a pas de grande conscience anticapitaliste. Le slogan « A-a-a-anticapitalista » est souvent repris dans les manifestations, mais sans qu’il se traduise par un grand contenu idéologique.
Le mouvement compte beaucoup de femmes, mais le mouvement féministe est absent et les revendications féministes également : il y a beaucoup d’affichettes qui font penser à Mai 68, mais pas une seule sur une question féministe. C’est préoccupant : peut-être le résultat du fait que le mouvement féministe en Espagne, depuis 30 ans, s’est replié sur des questions spécifiquement femmes. Le mot « femme » est même absent du Manifeste. La même chose vaut pour les jeunes immigré-es : ils-elles sont nombreux-ses dans le mouvement, mais pas dans la coordination. Tous les porte-parole sont des autochtones.

D. T. : Comment vois-tu les perspectives du mouvement ?
M. R. : Sauf surprise, les élections donneront une large victoire à la droite, qui va gagner de nombreuses régions et municipalités, et donc un échec pour le PSOE. Il sera cependant intéressant de voir les résultats d’Izquierda Unida (IU). IU a tenté d’apparaître comme l’expression politique du mouvement. Un comportement plutôt opportuniste, car IU est une partie de la gauche institutionnelle qui ne défend pas un programme anticapitaliste. Les sondages donnaient à IU 6 à 8 % des voix. S’ils ont plus que 8 %, ce sera un effet du mouvement. IU a prévu une rencontre avec la direction du mouvement. Il y a là un certain risque. IU n’a aucune possibilité d’hégémoniser le mouvement, car ce n’est pas une organisation militante et qu’elle est sectaire et institutionnaliste. Mais le poids institutionnel peut apparaître comme intéressant à la direction du mouvement, qui peut croire ainsi disposer d’un relais dans le Parlement. Cela représenterait un risque pour l’indépendance et la radicalité de la mobilisation. Les syndicats aussi ont demandé une rencontre. En fait, le mouvement est devenu une référence politique pour tout le monde.
Une question qui va se poser sera : « Quoi faire du campement ? » Il faudra le lever, mais cela fera l’objet d’un débat, et d’autres initiatives doivent prendre le relais, notamment les initiatives en direction des quartiers populaires. Les médias diront : « C’est fini » ; des sociologues le disent déjà. Il ne faudra pas les croire. Je suis peut-être trop optimiste, mais il me semble peu probable que le mouvement disparaisse. Il implique trop de monde, trop de jeunes, trop de gens qui pensent que c’est « leur mouvement », et qui veulent que « la lutte continue ». Au Portugal, la grande manifestation des 250 000 est restée sans lendemains. Ici, l’originalité c’est un mouvement en pleine période électorale, dont le slogan le plus populaire est : « PSOE, PP, la misma mierda es » [« le PSOE et le PP sont la même merde », NDLR], qui devient une référence pour de larges couches de la population. L’enthousiasme est énorme. Je crois que « plus rien ne sera comme avant », que tout sera mieux qu’avant. Pour notre courant (jeune, non sectaire, non doctrinaire, très lié aux mouvements sociaux), c’est une opportunité. Mais continuer sera difficile.
Une condition-clé pour que le mouvement se poursuive, c’est qu’il s’élargisse en nouant des liens avec d’autres mouvements sociaux : mouvement des femmes, mouvement écologiste et, bien sûr, mouvement ouvrier. Cela demande une perspective à moyen terme, une accumulation de forces, et des impulsions venant de l’extérieur du mouvement. Nous avons eu une expérience négative en 2009, avec un mouvement très fort sur la question du logement : il n’a pas pu continuer par suite de dissensions internes provoquées par des éléments sectaires. Des mouvements de ce type ne peuvent durer que s’ils sont unitaires.

D. T. : Des impulsions sont-elles venues de secteurs syndicaux ?
M. R. : Il n’y a pas de courant de gauche dans les grands syndicats et la CGT est marginale. Il n’y a donc rien eu d’autre malheureusement que des déclarations des responsables en faveur du mouvement (ils ne pouvaient pas faire autrement). Il n’y a pas eu de communiqués de solidarité de la part de comités d’entreprises, d’entreprises en grève, de syndicats de branche, etc. Donc : mouvement tout à fait nouveau, sans lien avec les mobilisations existantes.

D. T. : Quel est l’impact des révolutions arabes ? On note une certaine ressemblance dans les formes d’action…
M. R. : Il y a certainement un écho des révolutions arabes du point de vue de l’occupation de l’espace public et des moyens de communication. Le courage des manifestant-es est aussi quelque chose qui a impressionné. Mais attention : un camarade m’a parlé de « place Tahrir à Barcelone ». Il ne faut pas exagérer : il n’y a aucune comparaison du point de vue de la dureté de la lutte.

D. T. : Comment agissez-vous en tant que militant-es anticapitalistes ?
M. R. : Nous sommes présent-es dans les rassemblements, depuis le début. Auparavant, nous étions déjà présent-es dans « Jovenes sin futuro ». Par contre, nous étions totalement extérieur-es à « Democracia real ya », comme tous les courants politiques d’ailleurs. Nous avons participé à la rédaction du Manifeste. Nous avons de très bons rapports avec le courant autonome non-sectaire, qui est très présent dans le mouvement. D’une façon générale, il faut être très prudent et réservé, notamment par rapport à l’auto-affirmation : drapeaux, autocollants, etc. L’autre jour, la photo en première page d’El Pais montrait tout un groupe de camarades d’Izquierda anticapitalista. J’étais soulagé de constater qu’ils ne portaient pas d’autocollants de l’organisation.

 

 

 

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