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Anastasia Ali estime avoir de la chance. Chaque jour, elle parcourt 8 blocks – environ 1 km – de son logement à Brooklyn jusqu’à l’école Fort Hamilton «PS/IS 104» et se voit remettre un sac de papier brun pour elle et ses deux enfants. «Je travaille à temps partiel comme aide-soignante à domicile, mais je fréquente l’université à temps plein. Je veux être orthophoniste, alors j’étudie la pathologie du langage», a-t-elle déclaré à Truthout :

«Avant le virus, mes enfants mangeaient à l’école. Maintenant, nous sommes tous à la maison. Le petit-déjeuner et le déjeuner gratuits que je prends nous nourrissent toute la journée. C’est une vraie aide, parce que mon salaire couvre à peine le loyer, l’éclairage et le chauffage.»

Mère célibataire, émigrée de Russie il y a 10 ans, Ali est extrêmement reconnaissante d’être nourrie avec ses enfants, sans formalités et sans pièce d’identité. Une telle situation n’existe pas dans la plus grande partie des États-Unis, où les repas des adultes ne sont pas remboursés par le «U.S. Department of Agriculture» (USDA), l’agence fédérale qui supervise le programme de repas scolaires. Au lieu de cela, la nourriture fournie aux plus de 18 ans doit être payée au moyen de recettes fiscales locales.

Sans surprise, cette situation a vu augmenter la faim dans des proportions qui ont pu être mesurées. Selon le Hamilton Project du Brookings Institute, près de 20% des enfants de 12 ans et moins ne mangent pas suffisamment parce que leurs familles n’ont pas les moyens de les nourrir. Tout aussi alarmant, près de 41% des mères d’enfants en âge de fréquenter l’école élémentaire ont déclaré qu’elles se considéraient comme «en situation d’insécurité alimentaire» en raison des circonstances qu’a imposées le virus.

Une partie du problème est due à la réglementation de l’USDA qui n’oblige pas à fournir des repas aux élèves lorsque l’école est fermée – comme durant les mois d’été, mais aussi pendant les urgences sanitaires comme la pandémie actuelle – plongeant certains enfants, et en particulier les enfants pauvres des zones rurales, dans la détresse alimentaire.

Lorsque la nourriture est offerte, elle fait l’objet d’énormes écarts, chaque district décidant la quantité et la fréquence des repas. A Lexington, au Nebraska, les parents ont été informés qu’«il sera proposé un repas par élève sur la base du principe “premier arrivé, premier servi” jusqu’à épuisement des stocks». Quant aux parents de Chicago, ils peuvent recevoir jusqu’à trois jours de nourriture, cela devant chaque école publique de la ville.

Le résultat de l’augmentation de la faim chez les enfants est prévisible et terrible. Une bonne alimentation est une condition nécessaire à une bonne santé et à de bons résultats scolaires. Avant la pandémie, 60% des enfants d’âge scolaire recevaient à l’école des aliments correspondant au petit-déjeuner, au déjeuner et au goûter. Les conséquences de l’impossibilité d’alimenter des enfants affamés sont potentiellement catastrophiques.

 

De brèves périodes d’insécurité alimentaire peuvent engendrer des effets durables

De toute évidence, la faim peut avoir un impact dévastateur sur le corps et le psychisme. Selon le New England Journal of Medicine, «même de brèves périodes d’insécurité alimentaire peuvent causer des troubles à long terme du développement psychologique, physique et émotionnel». La privation de repas suscite de la fatigue, une diminution de la réponse immunitaire et des difficultés de concentration.

Et puis la distribution de nourriture ne se limite pas à préparer des paquets repas ou à déposer aux endroits prévus à cet effet des aliments à distribuer. En fait, les districts scolaires désireux d’offrir même une petite quantité de nourriture, ont dû surmonter une multitude d’obstacles bureaucratiques, parmi lesquels jusqu’à huit formulaires de dispense divers à remplir pour initier ne serait-ce qu’un programme de distribution de pommes. Parmi ceux-ci : une dispense de non-rassemblement pour distribuer des aliments en bordure de rue ou depuis le gymnase de l’école ; une dérogation pour permettre la distribution de plus d’un repas à la fois ; une dérogation pour autoriser la distribution de goûters après l’école en «l’absence d’activité parascolaire» ; une dérogation pour distribuer gratuitement de la nourriture sans vérification de revenus; et une dérogation autorisant parents ou parents d’accueil à prendre de la nourriture pour les enfants dont ils ont la garde.

Vonda Ramp dirige les Child Nutrition Programs for Pennsylvania: «Nous avons essayé d’assurer la mise en place la plus simple possible», a-t-elle déclaré à Truthout. «Nous portons l’attention aux repas et à la distribution des repas. Nous avons dû faire face à 675 dérogations pour faire approuver 2500 sites de restauration dans les trois semaines qui ont suivi la fermeture des écoles.»

Avant la pandémie, les écoles publiques, les «charters schools»1 et les écoles paroissiales privées participaient au programme de repas scolaires de l’État, nourrissant plus d’un million d’enfants de Pennsylvanie par jour. Maintenant, dit Vonda Ramp, bon nombre de ces écoles travaillent en partenariat les unes avec les autres ou travaillent avec des associations pour distribuer la nourriture. Certains districts, ajoute-t-elle, ont mis en place des points de ramassage spécifiques ou distribuent de la nourriture aux arrêts de bus le long des précédents itinéraires de ramassage et de dépôt :

«Dans certaines zones rurales où les ménages peuvent ne pas avoir de moyen de transport pour se rendre à un immeuble ou à un arrêt de bus, ou ne peuvent se rendre à un lieu de repas pendant les heures de distribution de nourriture, des livraisons à domicile ont été organisées», explique Vonda Ramp. «Ils distribuent jusqu’à 10 repas – l’équivalent de cinq jours de petits-déjeuners et de déjeuners – à la fois. »

Ramp ne sait pas encore combien de repas ont été distribués depuis le début du passage des repas en classe aux repas en dehors de l’école :

«Les écoles ont 60 jours à compter du dernier jour du mois pour déclarer le nombre de personnes desservies», dit-elle. «Cela ne fait que six semaines que ce programme a été mis en place.»

Une approximation ?

«Nous avons entendu dire que de nombreuses personnes se tournent vers les banques alimentaires locales et les soupes populaires au lieu des écoles, pour un certain nombre de raisons. Certaines familles vivent plus près d’une banque alimentaire ou d’une église qui distribue des produits d’épicerie, ou veulent réduire leur temps de déplacement, ou le temps passé en dehors de leur logement. Nous savons par les statistiques du chômage que de nombreuses familles ont perdu leur revenu habituel. Nous comprenons donc que des gens font appel à diverses sources de soutien alimentaire. »

 

Les travailleurs des services alimentaires sont vulnérables

Un autre obstacle à la distribution des aliments dans les écoles est le virus lui-même. Diane Pratt-Heavner, directrice des relations avec les médias à la «School Nutrition Association», a déclaré qu’une enquête menée fin mars auprès de 1769 districts scolaires représentant 39’978 écoles a révélé que la plupart effectuaient une forme ou une autre d’approvisionnement d’urgence en aliments, mais qu’elles étaient également préoccupées par la santé et la sécurité du personnel et qu’elles s’efforçaient de limiter les contacts entre les cuisiniers, le personnel de service et le public :

«Le passage à la distribution de plusieurs repas à la fois a pour but de réduire les rassemblements et les contacts, dit-elle. De nombreuses travailleuses des cantines d’école sont des femmes d’un certain âge, certaines sont tombées malades, et des sites ont dû être fermés jusqu’à leur guérison ou jusqu’à ce que des travailleuses de remplacement aient été trouvées.»

Lisa Davis, vice-présidente principale de «No Kid Hungry», une organisation de lutte contre la faim et la pauvreté basée à Washington et ancienne de 10 ans, appelle les travailleurs et travailleuses des services alimentaires scolaires «les super-héros de la pandémie, tout autant que les travailleuses et les travailleurs de la santé», leur ingéniosité l’a stupéfiée. Mais, dit-elle, le «Women, Infants and Children Program» (WIC, le Programme pour les femmes, les nourrissons et les enfants) and le «Supplemental Nutrition Assistance Program » (SNAP, le Programme d’assistance alimentaire supplémentaire), communément nommés les coupons alimentaires, sont en fait «les meilleures lignes de défense contre la faim». Ils permettent aux familles de faire leurs courses selon leurs besoins et leurs désirs, plutôt que de dépendre de l’idée qu’un tiers se fait de ce qui leur est nécessaire.

Un pas vers l’augmentation du SNAP a été franchi à la mi-mars lorsque la «Families First Coronavirus Response Act» (la loi Familles d’Abord contre le coronavirus) a été signée par le président. Selon Davis, elle va permettre aux États d’augmenter les allocations SNAP d’urgence. Bien que seulement 12 États aient reçu l’autorisation d’augmenter le montant de leurs allocations au début du mois de mai, elle espère que leur nombre va continuer à augmenter. Grâce à cette loi, la subvention SNAP de 646 dollars allouée à une famille de 4 personnes augment de 40%.

Cette différence sera énorme dans le Montana, où Heather Denny est la coordinatrice de l’État pour l’éducation des sans-abri :

«Beaucoup des 4000 enfants sans-abri vivant dans cet État résident dans de petites ou de très petites villes, alors nous chargeons des autobus scolaires et parcourons les routes pour leur apporter des aliments», indique-t-elle à Truthout. «Parmi les obstacles que nous avons rencontrés il y a par exemple le fait que dans certains très petits districts, n’existe pas de cantine scolaire. Avant même le coronavirus, l’école à classe unique de Garrison (localité très petite) comptait deux étudiants sans-abri. Elle a dû s’adresser à la banque alimentaire locale pour demander qu’ils reçoivent un repas. Les autres enfants apportent leur déjeuner de chez eux.»

Elle ajoute que des emplois continuent d’être supprimés, et que de nombreux résidents du Montana dépendent des banques alimentaires. Et qu’advient-il des gens privés de moyens de transport ou qui vivent dans des régions éloignées ?

«Imaginons que vous habitiez à Belgrade, à 19 kilomètres de Bozeman, où se trouve la banque alimentaire, et que vous n’ayez pas de voiture. Un bus se rend bien de Belgrade à Bozeman, mais il s’arrête à un mile environ de la banque alimentaire (1,6 km). Si vous devez parcourir un mile et retour avec un nourrisson et vos courses, cela vous sera presque impossible», explique Denny.

«Nous essayons de connecter les gens, mais ce n’est pas toujours facile. Heureusement, ici, le partage avec ses voisins fait partie de la mentalité des gens. Ils savent quand une famille vit dans la détresse et s’efforcent de l’aider.»

L’augmentation des allocations en coupons alimentaires sera une aubaine, dit-elle, elle permettra aux gens d’aller dans leurs magasins et d’acheter ce dont ils ont besoin quand ils en ont besoin.

Ann Greenwood, une résidente de Waterville, dans le Maine, espère fermement que les limites pour avoir accès au SNAP seront augmentées dans son Etat. Si tel sera le cas, et qu’elle et sa famille auront droit à ses prestations, cela signifie qu’elle pourra cesser de pousser ses adolescents à se rendre à l’arrêt de bus trois fois par semaine pour y prendre le petit-déjeuner et le déjeuner qu’ils y reçoivent. «Les enfants ne se soucient pas des repas, mais nous en avons besoin», explique Ann Greenwood. «Ce sont principalement des aliments transformés, des céréales, des tartelettes de blé entier, des sandwichs froids, des carottes, des pommes, des raisins secs et d’autres fruits secs. Certains jours, ils préfèrent avoir faim plutôt que de se rendre à l’arrêt de bus.»

Ann Greenwood semble déprimée, fatiguée :

«Nous travaillons très dur», dit-elle, mais son travail ne paie que 12 dollars de l’heure et celui de son mari 14 dollars. «Nous devons payer deux emprunts, pour nos deux voitures, parce que chacun de nous avons besoin de la nôtre pour nous rendre au travail, plus une hypothèque, une assurance habitation et les impôts. Mon garçon de 14 ans grandit et peut manger en un repas plus que je ne mange en une journée entière. Ce que nous recevons de l’école nous aide, mais nous sommes toujours obligés de faire nos achats comme si nous étions pauvres.»

Joel Berg, président de «Hunger Free America», sait les efforts que fournit le personnel enseignant pour nourrir des élèves affamés. Appréciant ces derniers, il n’en est pas moins pessimiste pour l’avenir immédiat. Même si les habitants des 50 États pouvaient bénéficier de l’augmentation des prestations du SNAP, il pense que cela ne suffira pas :

«Regardez le nombre d’affamés que comptait ce pays alors que la conjoncture économique était assez bonne», dit Berg «subir une récession et une pandémie en même temps, c’est catastrophique.»

Avocat, Joel Berg revendique : une augmentation des salaires, un élargissement de l’accès au SNAP et une augmentation des prestations sociales ; la mise à disposition pour tout élève de l’école publique de deux repas par jour, quel que soit le revenu du ménage; la suppression des plans de sauvetage alloués à l’agro-business; et l’assurance que toute collectivité rurale, semi-urbaine et urbaine puisse bénéficier d’un approvisionnement adéquat en aliments nutritifs et sans produits chimiques.

Mais, selon Diane Nilan, fondatrice/présidente de «Hear Us Inc.», (Ecoutez Nous) une organisation vouée à faire entendre les voix des enfants et des adolescents sans abri, aussi heureux que de tels changements puissent être, un ensemble plus vaste de changements est nécessaire :

«Il est temps de donner la priorité aux besoins humains fondamentaux de ceux qui se trouvent au bas de l’échelle économique. Si vous n’avez pas de maison, que vous manquez de soins médicaux, que vous êtes exclu du marché du travail, que vous n’avez pas les moyens de vous occuper de vos enfants et que vous être privée d’accès à la technologie, un repas peut sembler être des miettes tombées de la table. Il est difficile d’apprécier la nourriture lorsque vous savez combien d’autres besoins restent insatisfaits pour vous et les vôtres.»

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Cet article a été publié en anglais sur le site Truthout en date du 12 mai 2020, puis traduit et publié par A l’Encontre.

Eleanor J. Bader enseigne l’anglais au Kingsborough Community College de Brooklyn, New York. Elle a été lauréate, en 2015, du prix Project Censored pour «journalisme d’investigation exceptionnel» et, en 2006, du prix de l’Independent Press Association.

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références

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1 Les charter schools sont des écoles américaines laïques, à gestion privée, avec une grande autonomie dans les programmes scolaires; mais leur financement est public. (Réd.)