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Le 26 novembre, le comité Vérité et Justice pour Adama Traoré appelait à rejoindre les Gilets jaunes. Il a pu y joindre des revendications des habitant·e·s des quartiers populaires, pour qui la question sociale est indissociable du racisme[1]. Entretien avec Youcef Brakni, membre du comité.

 

Peux-tu te présenter ainsi que le comité ?

Je m’appelle Youcef Brakni. Je suis membre du comité Vérité et Justice pour Adama Traoré, qui s’est créé après la mort d’Adama, jeune noir, citoyen français, tué par la gendarmerie de Persan-Beaumont le 19 juillet 2016, le jour de son anniversaire. À la suite d’une interpellation très violente, il a subi un plaquage ventral, une clé d’étranglement et une pression thoracique, qui ont mené à son asphyxie.

On a fondé un comité qui rassemble d’anciens membres du Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB) et des militant·e·s plus jeunes des quartiers populaires d’Île-de-France : je viens de Bagnolet, par exemple, et j’ai toujours milité à Bagnolet. C’est l’idée d’une organisation locale avant tout: partir de l’auto-organisation des habitant·e·s des quartiers et, à partir de cette force, s’élargir à tous les niveaux, à l’échelle nationale, et même internationale.

Mais c’est aussi un travail plus global, sur la question du racisme systémique, la question postcoloniale, la question du traitement des habitant·e·s de quartiers populaires, noir·e·s et arabes pour faire vite. Ce sont ces questions que porte le comité, avec bien entendu celle de rendre justice à Adama.

 

Pourquoi avoir décidé de rejoindre les Gilets jaunes ?

Au départ, on a observé ça avec distance. On a d’abord vu les problèmes de racisme, de négrophobie, d’islamophobie et d’homophobie, qui ont été largement médiatisés. Ça a fait un peu peur évidemment, mais on s’est dit qu’il fallait regarder ça de plus près. En fait, c’est la France abandonnée. C’est la France périphérique, un peu comme celle qu’on peut trouver dans les quartiers populaires. Et cette France s’est levée avant tout pour la justice sociale, notamment pour l’égalité devant l’impôt. C’est drôle parce que ça renvoie à des notions portées par la Révolution française, pour l’abolition des privilèges. Mais force est de constater que… non [rires] ! Il y a encore, en France, des groupes dominants – ceux du CAC40 et les grands groupes internationaux – qui arrivent à esquiver l’impôt. Et pendant ce temps-là, on a le petit peuple de France qui trime.

La question des taxes nous parle aussi, nous qui habitons les quartiers populaires, à proximité des grands centres urbains. Ne serait-ce que Beaumont-sur-Oise : quand Assa Traoré va voir sa mère à Beaumont-sur-Oise, c’est 100 kilomètres aller-retour ! Donc on est confronté·e·s à la question de la mobilité, avec ce que Fatima Ouassak appelle « l’assignation à résidence ». Dans les quartiers populaires, tout est fait pour nous entraver, avec des stratégies urbaines pour nous empêcher de circuler librement. En bref, on se retrouve dans toutes les problématiques portées par les Gilets jaunes: la question des familles monoparentales, des femmes isolées qui n’arrivent pas à s’en sortir, la question de l’exploitation, de ne pas pouvoir vivre de son travail.

On a donc investi le mouvement parce qu’il nous concerne et avec l’idée de ne pas laisser le terrain à l’extrême droite, en posant nos questions et revendications spécifiques : le racisme, la persistance du fait colonial, notamment dans la gestion des quartiers populaires. Pour dénoncer tout ça, il ne faut pas rester passif: il faut construire des alliances avec le mouvement social et la gauche de façon large. Il faut le dire : notre appel a permis à beaucoup de personnes de gauche de trouver une place parmi les Gilets jaunes ! Et notamment avec les départs de Saint-Lazare, qui permettaient de rejoindre nos allié·e·s cheminot·es de l’intergare et d’être là où se trouvent les pouvoirs économique et politique.

 

Quel bilan tires-tu de ces mobilisations ?

Le premier bilan à tirer de cette mobilisation, c’est qu’on a une stratégie du pouvoir politique qui consiste à empêcher la coordination de Saint-Lazare d’aller vers les Champs-Élysées, avec un dispositif policier impressionnant. Alors évidemment, nous on marche avec les Gilets jaunes! Beaucoup d’entre eux·elles nous ont rejoint·e·s d’ailleurs, notamment celles et ceux qui avaient été refoulé·e·s des Champs-Élysées.

Pour le pouvoir, c’est intéressant d’avoir un mouvement sans meneur ou meneuse, avec un discours plutôt simple. C’est d’ailleurs ce qui a permis son succès, mais c’est aussi sa limite. Le mouvement n’est pas organisé au sens politique : bien sûr que les mobilisations sont politiques, mais elles ne sont pas organisées politiquement. Ça montre les limites du mouvement : si tu mets une grosse répression policière, si tu désorganises, si tu repousses les personnes dans toutes les rues adjacentes des Champs-Élysées, un peu partout dans Paris, il n’y a pas de mouvement de masse qui peut en sortir. Forcément, ça radicalise et ça marginalise. On le voit dans l’opinion : petit à petit, le matraquage médiatique du pouvoir sur la violence commence à faire effet.

Mais il est encore trop tôt pour faire un bilan général. En ce qui nous concerne, on a laissé un précédent historique : on était là ! Et je pense qu’on a ouvert la voie, on a montré comment il fallait s’y prendre : ne pas rester spectateur, ne pas tomber dans la théorie théoricienne et abstraite. Être concrètement dans la lutte, s’y confronter. C’est pas facile, ça peut mener à l’échec. Mais la victoire, on la voit : les quartiers populaires et nos revendications ont pu exister, on a pu être sur le devant de la scène et exister politiquement, comme dirait [Abdelmalek] Sayad.

 

Lors d’une conférence sur le monde rural et les quartiers populaires, tu as déclaré que «La gauche, c’est nous en vrai. C’est personne d’autre!» Est-ce que tu peux développer ?

On a préparé cette conférence il y a trois mois avec Édouard Louis, un ami et soutien indéfectible du comité Adama. J’avais pensé à ce thème en lisant son livre Qui a tué mon père, dans lequel j’ai trouvé beaucoup de similitudes avec les parents de l’immigration. Ça a été un déclic, je me suis dit : «Il faut faire comme le MIB dans le Larzac[2], mais en allant encore plus loin. Il faut montrer les similitudes entre les deux situations, et en même temps insister sur nos spécificités ». Et ça a super bien marché : il y avait plus de 300 personnes, c’était énorme ! J’ai l’impression qu’il y a une demande dans ce sens, de part et d’autre, venant autant des quartiers populaires que de la France des laissé·e·s pour compte.

C’est important d’aller dans ces zones reculées et abandonnées, parce qu’on est pour la justice, et qu’on la veut pour tout le monde! Quand je vois des ouvriers pleurer devant leur usine qui ferme, ça me touche. Et d’autant plus que nos parents ont participé concrètement à la construction de la puissance économique de la France, malheureusement contre nos pays d’origine.

Alors la gauche, on la laisse à personne! La gauche, c’est le progrès social, le progrès de l’humanité, contre toute forme de domination, contre le capitalisme, le sexisme. Un mouvement global pour la justice. Et qui incarne mieux toutes ces notions que nos luttes dans les quartiers populaires? Qui l’incarne mieux que nous?

D’autant plus qu’en France, on a toute une mouvance d’extrême droite qui se cache en se disant de gauche. Mais ces personnes sont réactionnaires et droitisent la gauche. Évidemment, celles qui se réclament de gauche et qui ont galvaudé ce terme n’ont pas attendu la gauche d’aujourd’hui type Printemps républicain. Il y avait déjà le Parti socialiste qui le faisait très bien, notamment contre les luttes des quartiers populaires.

Mais quand même, il y a un tournant car cette gauche réactionnaire devient la courroie de transmission vers l’extrême droite, qui permet à des régimes autoritaires d’arriver au pouvoir. Des régimes autoritaires et fascistes vont parvenir au pouvoir parce qu’elle banalise les idées d’extrême droite. Elle banalise la construction d’un ennemi intérieur autour des musulman·e·s, autour de l’habitant·e des quartiers populaires, autour de la figure du barbare. Cette figure n’est d’ailleurs pas nouvelle : il y avait déjà la question des classes dangereuses au 19e siècle, constituées par la classe ouvrière, qui était blanche à l’époque. Mais là, il y a quand même la question d’un ennemi historique, civilisationnel autour de la figure du barbare, du sauvage, qui est musulman, Africain.

Notre Cinquième République a été créée dans un contexte colonial, pour sauver l’Empire colonial français à travers la création de nouvelles institutions néocoloniales, comme la Françafrique, ou le soutien à des dictatures complètement inféodées. Cette République continue son œuvre en appliquant une gestion coloniale des quartiers populaires, à l’image des révoltes de 2005 où elle a appliqué l’état d’urgence.

« La gauche, c’est nous », c’était donc aussi une manière d’interpeler : les années où l’état d’urgence était appliqué dans nos quartiers, lorsque les assignations à résidence pleuvaient contre nous, vous avez regardé ailleurs. Or ces méthodes de répression qui étaient réservées aux populations postcoloniales sont désormais appliquées plus largement, par exemple à Notre-Dame-des-Landes. C’est nous la gauche, c’est nous la justice, tout simplement!

 

Propos recueillis par Anouk Essyad publiés initialement dans SolidaritéS, N°341.

 

Notes

[1] Voir l’appel du comité Adama « Les quartiers en gilet jaune »

[2] Voir l’intervention de Tarek Kawtari au Larzac : https://www.youtube.com/watch?v=Pz4WkNNHABY

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