Lire hors-ligne :

A propos de Gibson, Fanonian Practices in South Africa. New-York/Scottsville : Palgrave Macmillan/University of KwaZulu-Natal Press, 2011.

            Pratiques fanoniennes en Afrique du Sud, le titre du dernier ouvrage de Nigel Gibson, figure clé des Fanon studies anglophones 1, témoigne à lui seul de la fécondité (internationale) de l’œuvre du psychiatre et théoricien des décolonisations Frantz Fanon depuis sa mort le 5 décembre 1961. Cette fécondité, elle nous a trop longtemps été masquée par l’oubli 2 dans lequel le même Fanon a été plongé en France. Certes, nous ne sommes plus à présent sans connaître le rôle capital qu’ont pu jouer ses écrits dans la fondation des postcolonial studies anglo-américaines, mais l’on ignore encore trop souvent les multiples appropriations théoriques et pratiques dont ils ont pu faire l’objet hors de l’ « Euro-Amérique » : en Amérique latine, en Afrique, en Asie. Che Guevara s’avérait ainsi être un lecteur averti de Fanon — l’on retrouve encore dans sa bibliothèque personnelle à La Havane un exemplaire annoté de Pour la révolution africaine. L’on songera également à Paolo Freire, auteur brésilien de la Pédagogie des opprimés; à Amilcar Cabral, fondateur du Parti Africain pour l’Indépendance de la Guinée et du Cap-Vert, théoricien de la révolution africaine dont les thèses sur la culture nationale ne peuvent manquer d’évoquer celles de Fanon; à Ali Shariati 3, grande figure de l’islam réformiste, idéologue (selon ses mots) de la révolution iranienne et qui fut profondément marqué par sa rencontre avec Fanon. Cette liste est évidemment très loin d’être exhaustive, mais elle fait déjà comprendre tout l’intérêt qu’il y aurait à retracer rigoureusement tous ces déplacements de la pensée de Fanon. Ce serait là à n’en pas douter une contribution importante à une étude des circulations « sud-sud » des idées qui s’inscrirait elle-même dans la perspective d’une géographie des savoirs en rupture avec la thèse de la suprématie épistémique de l’Europe conçue comme lieu (à la fois origine et centre) par excellence de production de connaissance.

 

De Fanon à James Cone, Steve Biko… et Nigel Gibson

            C’est un moment de ce voyage de la pensée de Fanon que nous dévoile Nigel Gibson. C’est une escale, l’installation de cette pensée dans un contexte (un espace et un temps) singulier, celui de l’Afrique du Sud en situation d’apartheid et de post-apartheid. Ce lieu n’est néanmoins pas n’importe quel lieu si l’on se souvient de la trajectoire intellectuelle et politique de Fanon lui-même. Dès Peau noire, masques blancs, ce dernier, prenant appui sur des articles publiés dans Les Temps modernes ainsi que sur le roman d’Alan Paton Ô pleure, pays bien aimé 4, prend l’Afrique du Sud à témoin de la cassure du monde « indigène » et de la momification des cultures soumises à la domination coloniale. Et dans Les damnés de la terre, c’est non seulement l’Algérie qui s’offre comme paradigme spatio-politique de la violence coloniale, mais aussi l’Afrique du Sud, l’apartheid (mot afrikaans qui, rappelons-le, signifie  « séparation ») étant en somme pour Fanon la plus parfaite incarnation du manichéisme colonial, de la division du monde colonial en deux « espèces » antagonistes.

            Témoigner de la pénétration de la pensée fanonienne en Afrique du Sud, c’est tout d’abord, ainsi que l’illustre Gibson, rendre compte d’un « détour »  par les États-Unis et la formation du Black Power, qui a assumé à cet égard une fonction décisive de médiation. La figure clé de ce point de vue n’est pas la plus célèbre ; c’est celle du théoricien et miliant de la théologie noire de la libération James H. Cone 5. Or, écrit Gibson, « l’importance de la théologie noire comme intermédiaire de l’entrée de Fanon en Afrique du Sud et les circonstances objectives assez différentes dans lesquelles elle s’est produite, a fait taire la primauté habituellement donné à ladite théorie de la violence de Fanon par de nombreux chercheurs occidentaux et théoriciens du Black Power aux États-Unis. Ce qui était souligné [en Afrique du Sud] était les conceptions fanoniennes de la conscience de soi, de la lutte » (p. 44). Tel est en effet ce que retint le véritable « passeur » de Fanon en Afrique du Sud, Steve Biko, fondateur en 1969 de la South African Students’ Organisation (SASO) et chantre de la Black Consciousness, qui dira que « ‘l’arme la plus puissante dans les mains de l’oppresseur est l’esprit de l’oppressé’ » (pp. 44-45)6. C’est au parcours de Biko qu’est dédié le premier chapitre du livre de Gibson.

            Ce qui marqua le plus profondément Biko dans sa lecture de Cone fut l’intransigeante critique que celui-ci adressait aux libéraux blancs (White liberals) et aux discours de l’ « intégration » dont ils étaient les porteurs. Car, écrit Biko, cette injonction à l’intégration est indissociablement injonction à adopter et à se reconnaître (pour être reconnu) dans les valeurs blanches (p. 45), le Blanc demeurant seul producteur de normes et codes de conduite. Or, ajoute-t-il dans un essai de 1970 au titre pour le moins fanonien, « Black Souls in White Skins », ce type d’intégration ne peut que perpétuer les complexes raciaux de supériorité et d’infériorité. Pour Biko, dit Gibson, et dans les termes de la dialectique hégélienne de la reconnaissance, « la perspective du libéral blanc est une perspective de maître » (p. 47). Ces arguments étaient déjà ceux de Fanon dans le sous-chapitre de Peau noire, masques blancs, « Le nègre et Hegel » : « Le Blanc est un maître qui a permis à ses esclaves de manger à sa table » 7. Le Noir (francophone), arguait en somme Fanon, n’était rien d’autre qu’esclave émancipé (par l’autre blanc), cette situation signant le gel, la mort du procès dialectique de libération. Ainsi que l’explicite parfaitement Gibson : « Fanon, Cone et Biko pensent tous trois qu’une telle perspective est basée sur le narcissisme du libéral blanc, à savoir que le libéral blanc ne reconnaît l’esclave comme humain que dans la mesure où l’esclave est une extension de l’humanité du libéral blanc » (p. 48).

            Gibson n’entend néanmoins pas seulement rendre compte, en quelque sorte à distance et depuis un point de vue extérieur, de ces déplacements et appropriations de la pensée de Fanon. Il entend lui-même y œuvrer : « La question qui sous-tend ce livre n’est pas seulement celle de la pertinence maintenue de Fanon […], mais, de manière cruciale, comment Fanon, le révolutionnaire, penserait et agirait dans cette période de rétrogression » (pp. 3-4). L’ouvrage de Gibson, s’inscrivant dans la tradition de l’humanisme marxiste, est donc tout à la fois un ouvrage militant 8, d’où l’importance qu’il confère à la notion de pratiques fanoniennes qui donne son titre au livre. Ce qu’il s’agit pour lui de raviver en situation de post-apartheid, c’est la dialectique de la libération de Fanon, sa « dialectique désordonnée » (untidy dialectic).

 

L’Afrique du Sud postcoloniale

            Mais s’interrogera-t-on : dans quelle mesure Fanon reste-t-il pertinent pour penser le présent de l’Afrique du Sud, depuis l’accession au pouvoir de Nelson Mandela et de l’African National Congress (ANC) en 1994 ? Sa description de la ligne de clivage coupant le monde/espace colonial en deux zones d’exclusion mutuelle ne s’avérait-elle pas bien plus apte à rendre compte du « racisme cru du colonialisme et de l’apartheid » que de la situation postcoloniale ? C’est certainement le cas, mais Gibson nous rappelle que Fanon ne fut pas seulement le théoricien de la violence/contre-violence coloniale/anticoloniale que l’on connaît, mais aussi — et comme en témoigne tout particulièrement le 3ème chapitre des Damnés de la terre : « Mésaventures de la conscience nationale » — un penseur avisé (et pour une part désenchanté) de la situation postcoloniale, laquelle, au lendemain des indépendances, découvrait déjà son véritable visage. Et l’on ne s’étonnera guère à cet égard que Gibson consacre deux des cinq chapitres de son livre (les chapitres 2 et 3, le premier étant significativement intitulé « Les mésaventures de la libération de l’Afrique du Sud ») à une analyse de la situation post-apartheid/postcoloniale en Afrique du Sud.

            Où l’on comprend pourquoi Gibson s’était d’abord attaché à décrire la filiation Fanon-Cone-Biko sous l’angle de l’émergence d’une « classe » d’esclaves émancipés. Car de quelle émancipation peut-on parler dans le cas de l’Afrique du Sud post-apartheid ? Dans des pages qui ne peuvent à nouveau qu’évoquer « Le nègre et Hegel » de Fanon, l’auteur se réfère à la Question juive de Marx pour rappeler la différence cruciale entre émancipation politique et émancipation humaine. Si la fin de l’apartheid fut synonyme d’émancipation politique, elle laissa néanmoins « l’émancipation humaine inachevée » (p. 113). En Afrique du Sud comme dans la société décrite par Marx, « l’individu mène une vie imaginaire comme citoyen de l’État et une vie réelle comme être monadique aliéné et isolé, un objet de l’économie capitaliste (p. 115). L’Afrique du Sud post-apartheid est, dans les termes de Gramsci que Gibson fait siens, un interregnum dans lequel s’est actualisé le grand danger qui menaçait selon Fanon les mouvements anticoloniaux africains, à savoir l’absence d’idéologie 9, cette dernière devant être conçue (positivement) comme travail de création/invention de nouvelles idées pour et au sein même des pratiques de libération.

            Dans ce contexte, l’émancipation politique loin d’être l’antichambre d’une émancipation proprement humaine, est bien plutôt allée de pair avec l’adoption de politiques capitalistes promues tant par les élites blanches que par les nouvelles élites noires. Le parti dirigeant (ANC) a pour ainsi dire mis le « langage de la race et de la nation » au service du « libre marché » tout en « limitant la race à un phénomène politique déconnecté de la reproduction capitaliste » (p. 116). Or, dans une perspective fanonienne, il n’y a rien à attendre (que ce soit à court, moyen ou long terme) de l’émergence d’une telle bourgeoisie nationale et d’une « idéologie » qui, argue Gibson à la suite de Marx et Fanon, réduit l’être à l’avoir. Il n’y a rien à attendre d’un  régime « qui rationalise l’exploitation au nom de la nation », un régime qui repose sur « l’accumulation par dépossession » (Harvey) des pauvres.

            Car le clivage essentiel selon Gibson ce n’est plus tant celui des Blancs et des Noirs, que celui des riches et des pauvres — quoique bien sûr ces deux oppositions demeurent encore intimement liés : « Sous l’apartheid et la domination coloniale, les Africains pauvres étaient pauvres car c’était ‘leur nature en tant qu’Africains’ ; aujourd’hui les Africains pauvres sont pauvres car c’est ‘leur nature en tant que pauvres’ » (p. 124). La négrophobie n’est alors plus seulement l’apanage des Blancs, mais aussi de la « nouvelle classe moyenne noire » : « la négrophobie a pris un caractère de classe » (p. 193). Et à propos des bidonvilles (shacks, shanti towns), le gouvernement post-apartheid, héritier des services coloniaux de santé publique, continue de parler en termes d’épidémies devant être « éradiquées ».

Les conditions sont dès lors réunies pour que se développe un racisme « endogène », le gouvernement encourageant un narcissisme des petites différences et s’efforçant de « rediriger les déceptions et frustrations, l’agressivité, vers les africains étrangers » immigrés (pp. 190-191). Selon un schéma économique/énergétique proprement fanonien, l’agressivité accumulée, sédimentée dans les muscles et ne parvenant pas à se libérer contre les véritables sources de l’oppression, se décharge au sein même des populations pauvres-oppressées. Telle est, selon Gibson, la cause première des violences xénophobes qui ont frappé l’Afrique du Sud en mai 2008, « faisant plus de 60 morts et des milliers de sans-abri et de miséreux » (p. 190). En conclusion, à l’instar des Noirs sous l’apartheid, les pauvres sont aujourd’hui, dit Gibson, représentés en Afrique du Sud comme des « résidents temporaires » (temporary sojourners).

 

De nouvelles luttes d’émancipation : le mouvement des shack dwellers

            Force est de reconnaître qu’à ce stade, Gibson n’a encore décrit que ce que l’on pourrait désigner comme les pratiques antifanoniennes du pouvoir et des élites sud-africaines, de telle manière que l’on pourrait se demander si le titre qu’il a donné à son livre est réellement représentatif. Le doute est néanmoins levé dès l’introduction du 3ème chapitre (il le sera définitivement dans le 4ème chapitre) tout entier consacré à la naissance de nouvelles « luttes pour la liberté » en Afrique du Sud, des luttes incarnées par le mouvement des shack dwellers (littéralement « habitant des taudis ») qui s’est donné le nom d’Abahlali baseMjondolo 10. Né en 2005 dans le bidonville de Kennedy Road à Durban et devenu la plus importante des organisations de ce type en Afrique du Sud, le mouvement Abahlali baseMjondolo, dans sa lutte pour le « droit à la ville » et l’émergence d’une politique réellement inclusive et démocratique, s’inscrit dans la droite ligne des pratiques d’émancipation d’un Fanon et d’un Biko. En effet, ce mouvement est la preuve irréfutable de l’inanité des thèses de ceux qui continuent à croire que les Noirs-pauvres « ne sont pas capables de devenir des êtres humains se déterminant eux-mêmes » (p. 50). En d’autres termes, il démontre qu’une politique des opprimés (des damnés en termes fanoniens), par et pour les opprimés, est possible. Car l’un des problèmes fondamentaux, affirme S’Bu Zikode, président d’Abahlali baseMjondolo, est que « ‘ce gouvernement ne nous traite pas comme des gens qui peuvent parler et penser par eux-mêmes’ » (p. 158). Et Zikode de retracer dans sa préface au livre de Gibson une filiation fanonienne : « ‘Fanon croyait que chacun peut penser. […] Fanon croyait que la démocratie était le gouvernement du peuple et non le gouvernement des experts. […] Clairement, nous pouvons le revendiquer comme l’un des nombreux ancêtres de notre lutte’ » (p. vi).

            Qu’est-ce à dire sinon que les acteurs du mouvement sont animés d’une conviction profonde, à savoir que « le changement viendra de leurs propres actions, qu’ils sont leurs propres agents de libération », que c’est la « raison du pauvre » qui doit diriger la lutte (p. 172) ? « Autrement dit, la connaissance des shack dwellers dérive de l’expérience de leur situation existentielle, du fait de vivre dans les bidonvilles, et leur politique dérive de la théorisation de cette situation » (p. 159). Certes, à sa naissance, le mouvement, dit Gibson, pouvait apparaître comme purement spontanée — et par conséquent objet du mépris de ceux qui ne voient dans ces revendications qu’une révolte « hautement combustive, énergétique, violente et de courte durée » (p. 166), le soulèvement d’un lumpenproletariat vivant dans un monde naturel/sauvage. Mais son développement a prouvé le contraire ; il a démontré que c’est à l’intersection de la spontanéité et de l’organisation que seul pouvait advenir un réel changement. D’où l’importance cruciale conférée au sein du mouvement à l’auto-organisation et aux pratiques de démocratie participative (p.171).

C’est ce que Gibson désigne comme une politique vivante donnant lieu à ce qu’il appelle à la suite de Fanon un nouvel humanisme ou encore un humanisme radical. Cette politique, ajoute-t-il, est indissociable d’une formation vivante (living training) et permanente qui n’est rien d’autre que ce travail de nouvelles idées (idéologie) qui manquait crucialement aux politiques post-apartheid. À cet égard, l’Université d’Abahlali Base Mjondolo est une pièce proprement essentielle de l’organisation, une pièce qui conduit Gibson à réinterroger la fonction des intellectuels au sein des pratiques d’émancipation. Ce que dit dans une veine fanonienne Zikode à propos du leader/meneur vaut tout autant pour l’intellectuel : il faut un « ‘meneur qui ait envie d’apprendre et qui soit prêt à être mené’ » (p. 155). C’est le mouvement qui doit donner naissance à ses propres intellectuels. Et le rôle de ces derniers n’est pas « d’imputer mécaniquement de la conscience, mais d’aider à détruire les idéologies qui conçoivent ‘les damnés’ comme ‘déclassés’ et arriérés » (p. 207). L’intellectuel doit cesser de considérer les pauvres comme des objets et doit au contraire penser le travail avec eux comme « processus et praxis » ; il doit avoir comme point de départ absolu la certitude que les pauvres peuvent « avoir leurs propres idées et créer leurs propres politiques » (p. 215). Et Gibson de rappeler la critique que Fanon avait adressée à l’Orphée noir de Sartre, dans la mesure où ce dernier rabattait la négritude au rang de stade (de la négation) dans un processus dialectique devant irrémédiablement conduire à la révolution prolétarienne. Or, souligne Gibson après Fanon, « une dialectique de la libération ne peut pas être imposée a priori » et il serait dangereux de reconduire immédiatement le mouvement des shack dwellers à un moment (local) du « mouvement anticapitaliste mondial » (p. 223). Ce qu’il faut reconnaître, affirme-t-il en citant Raya Dunayevskaya, c’est que « ‘la nouveauté est dans la lutte quotidienne’ » (p. 224).

 

Conclusion : Politiques de l’espace et géographie de la raison

            Dans un pays qui a été colonisé, et qui plus un pays qui a vécu sous l’apartheid pendant plus de quarante ans et la ségrégation raciale pendant plusieurs siècles, la libération/décolonisation ne peut manquer d’être aussi une libération de l’espace. La lutte pour le droit à la ville mené par Abahlali baseMjondolo n’est pas seulement une lutte pour l’habitat, c’est très directement une réponse à l’exclusion spatiale qui définissait l’apartheid et qui est loin d’avoir disparu avec ce dernier — dans la mesure où « l’Afrique du Sud redessine ‘l’arrangement et l’agencement géographique’ de l’apartheid » (p. 189). Or comme le montrait déjà Fanon, il ne pouvait y avoir de décolonisation sans radicale réorganisation spatiale (p. 187). Ce dont il s’agit, c’est par conséquent « d’ouvrir de nouveaux espaces » (p. 143). Et ces nouveaux espaces sont inséparablement des espaces de la pensée ; les politiques d’émancipation sont indissociablement des politiques de l’espace cognitif qui entendent bouleverser ce que Gibson dénomme à de maintes reprises — et à la suite de Lewis Gordon, Nelson Maldonado-Torres et Walter Mignolo — la géographie de la raison. En conclusion, ce que nous révèle l’auteur tout au long de son livre, c’est que la pensée de Fanon, en qu’elle dévoile ce que le philosophe Enrique Dussel a appelé la face cachée de la modernité (the underside of modernity) reste une source d’inspiration capitale pour tous ceux et celles qui, dans le processus même de la modernité ont été et continuent à être « vidés de leur humanité et exclus de la communauté humaine » (p. 9).

  

Matthieu Renault est docteur en philosophie politique, chercheur associé au Centre de Sociologie des Pratiques et des Représentations Politiques (CSPRP, Université Paris VII Denis Diderot et ingénieur de recherche à la Fondation Maison des Sciences de l’Homme et Telecom ParisTech. Il est l’auteur notamment de : Frantz Fanon. De l’anticolonialisme à la critique postcoloniale. Paris : Amsterdam, 2011.

 

 

Bonnes feuilles

Gibson, Fanonian Practices in South Africa. New-York/Scottsville : Palgrave Macmillan/University of KwaZulu-Natal Press, 2011, pp. 3-6.

While Fanon’s philosophy of liberation emerges from a specific geographical space, the form of his work is ‘rooted in the temporal’ (1967a:14, 104). ‘Every human problem must be considered from the standpoint of time’ (1967a: 14–15). Currently, we are stuck in a neocolonial/postcolonial time, while the present seems far away from Fanonian invention. Of course, so much has changed since Fanon’s day that it is fashionable to remark that Fanon is no longer relevant. But even though, under the whip of counter-revolution, emancipatory politics is not always visible or audible, contemporary South African politics continues to be refracted through articulations of national liberation, and the sense of betrayal and broken promises of the emancipatory project is clearly expressed by emergent grassroots social movements. The question that undergirds this book is not only that of Fanon’s continued relevance. Fanonian practices in South Africa (with the goal of being able to distinguish a radically political Fanon from the Fanon of academic ‘postcolonialism’ [Gibson 1999a: 100; Sekyi- Otu 2003: 2]), but crucially how Fanon, the revolutionary, would think and act in this period of retrogression. After all, in South Africa, apartheid, that bulwark of colonial terrorism, has officially ended; we can date that ‘ending’ to April 1994, when the ANC won the first fully franchised election. We could even create a timeline which would include the date of Mandela’s release from Victor Verster Prison on 11 February 1990, the repeal of the pass laws in 1986, and so on. We could review South Africa’s new Constitution with its guarantees of rights and freedoms. We could look at successful governmental elections, and at South Africa’s apparently vibrant economy, and ask: is Fanon’s philosophy of liberation still relevant to contemporary realities?

To address the sceptic, one might note that Africa’s place (or non- place, or ‘non-being’) in the modern, globalised world has remained remarkably consistent since the period of decolonisation. Indeed, Africa’s ‘non-being’ (in terms of capitalist investment and development) has simply been reinforced by globalisation and the policies that were meant to open Africa up to its benefits. Neoliberal structural adjustment simply widened inequalities and increased pauperisation, and Africa has become naturalised as a basket case. After years of International Monetary Fund (IMF)/World Bank ‘good governance’ contingencies, the continent still suffers from ruthless and sometimes huckstering ruling elites. Moreover, since real decolonisation was defined by Fanon as a political, economic and psychological liberation – what Ngugi wa Thiong’o (1986) calls ‘decolonizing the mind’ – postcolonial Africa remains very much a product of the failure of decolonisation.

And these failures are not only material but also epistemological (Fanon 1967a: 224; Fanon 1968: 209). Indeed, as Fanon puts it in Black Skin, White Masks, there is no conception of life other than as an ongoing battle against exploitation, misery and hunger, and it is through the dialectical movement of the struggles of the damned of the earth that new humanisms and their theorisations in new concepts can emerge. Without reconceptualisation and a new way of life, the struggle will rely on the memories of past battles and old formulas, and fall back into what Hegel called an ‘unhappy unconsciousness’ (1977: 126) that will trap Africa in a neocolonial/postcolonial binary between Afro-pessimism (the permanent crisis reflected in perennial images of suffering humanity and ‘ethnic conflict’) on one pole and Afro-optimism (the rhetoric of free markets and postmodern bootstrap micro-financing opportunities) on the other. So the question here is not only about Fanon’s relevance, but about how we can stop repeating neocolonial/postcolonial history. Can we begin by applying Fanon’s critical analysis to apartheid South Africa, the last decolonisation in Africa and the most extreme, or at least the most infamous, expression of racism, colonialism and oppression – and where the rhetoric of anti-colonialism found its most clearly Manichaean form in the anti-apartheid struggle?

The question of how Fanon can possibly speak to an Africa that is mired in neoliberal structural adjustment, both in rhetoric and in reality, is central both to this book and to Fanonian practices in general. After all, post-apartheid South Africa, with its bipolarity – on the one hand, representing itself to the world as a successful, free and open democracy, a rainbow nation, where everyone can prosper from freewheeling capitalist markets (Afro-optimist), while, on the other hand, being represented by images of poverty and xenophobic violence, reinforcing the world’s view of it as a permanently conflicted and suffering ‘tribal’ nation (Afro- pessimist) – is a test case of Fanon’s continued relevance and his plea to create another world. To test the test case, in other words, to address this question of Fanon’s relevance today, I employ Fanon’s critique of the pitfalls and ‘misadventures of national consciousness’ to evaluate and critique post-apartheid South African reality. Viewing Fanon’s philosophy of liberation as actional and engaged, rather than detached and autonomous, this philosophy is then used to amplify the voices of the new movements among the damned of the earth, and to challenge committed intellectuals (both inside and outside the movements) to search for, listen to and develop new concepts. Against the material and philosophic gridlock that sees South Africa in either Afro-optimistic or Afro-pessimistic terms, Fanonian practices offer a third position, ‘not in the service of a higher unity’, but of a radical negation of their pre- suppositions.

Ultimately, a Fanonian perspective insists that we view the sweetness of the South African transition from apartheid as bitter, realised at the moment when ‘the people find out the ubiquitous fact that exploitation can wear a Black face’ (Fanon 1968: 145) and that a Black, too, can be a Boer (amabhunu amanyama). A central element of Fanonian practice is having one’s ears open to the voices and the thinking that come from unexpected spaces, namely, the new movements from below. These new movements often transgress the boundaries of postcolonial order, ‘shifting the geography of reason’, expressed in the rationality of rebellion (see Fanon 1968: 146), to the language of ideas of freedom and dignity expressed by the marginalised and ‘damned’ of the world. Because openness to new forms of revolt has often been absent in the discourse of the left, rearranging the geography of reason by moving it from the ‘enlightened’ metropole to the ‘underside’ of the revolt also necessitates a revolution in listening. By the late 1990s, new revolts and new social movements had begun to articulate the sense of betrayal felt by many poor people who had been increasingly marginalised, pauperised, dismissed and disappointed by post-apartheid society. Though these movements petered out, a new generation of ‘movements beyond movements’ arose after 2004 (Hart 2008: 680) expressing popular discontent. They did not necessarily speak the language of the left, nor were their actions ‘reasonable’ to all (though one might question: by what measure of ‘reason’?), but they demanded to be heard. Challenging the ANC national government, along with local governments, whether run by the ANC or other governing parties such as the Democratic Alliance, millions of ordinary people, have begun in myriad ways to question the ‘incomplete’ liberation in post-apartheid South Africa.

 

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références

références
1 Voir en particulier Gibson, N. C. Fanon, The Postcolonial Imagination. Cambridge : Polity Press, 2003.
2  Pour une critique de cet argument de l’ « oubli » de Fanon, voir Giraud, M. « À quoi ça sert, l’oubli ? Le cas Fanon », La vie des idées, 12 juin 2012.
3 Une série d’essais d’Ali Shariati a récemment été publiée aux éditions Albouraq, dans la collection « L’Islam autrement ».
4 Voir Skine, I. R. « Apartheid en Afrique du Sud », Les Temps Modernes n° 57 (juillet 1950), p. 133 ; Paton, A. Pleure, ô pays bien-aimé. Paris : A. Michel, 1950.
5 Voir notamment Cone, James H. A Black Theology of Liberation. Maryknoll, NY : Orbis Books, 2010.
6 Voir Biko, S. I write what I Like (edited by Alread Stubbs). London, Heinemann, 1978.
7 Fanon, F. Peau noire, masques blancs. Paris : Le Seuil, 1971, p. 178.
8 « Pour ceux qui croient dans la neutralité académique, ce livre pourrait sembler un peu trop partisan, un peu trop proche de son sujet. Pour l’activiste qui veut simplement un programme d’action, il pourrait être trop théorique » (p. xix).
9 Fanon, F. « Cette Afrique à venir » in Pour la révolution africaine, Écrits politiques. Paris : La Découverte & Syros, 2001. p. 211.
10 Voir http://www.abahlali.org/