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Habituellement caractérisées par une forte abstention, les élections européennes ne risquent guère d’échapper cette année à ce phénomène. L’enquête Eurobaromètre 71.1, réalisée auprès de 27218 citoyens européens de 15 ans et plus entre la mi-janvier et la mi-février 2009, semble annoncer la confirmation en juin de plusieurs tendances lourdes des scrutins européens[1].

La « sensibilisation au scrutin » est faible : 16% seulement des enquêtés connaissent avec précision à la fois le mois et l’année du scrutin, seulement 4 mois avant celui-ci. Une majorité de 53% se disent « peu intéressés » et 34% seulement sont « certains d’aller voter ». La connaissance des institutions européennes reste limitée : 36% des enquêtés pensent par exemple que les parlementaires siègent avec les élus de leurs pays, soit autant que la proportion de ceux qui savent qu’ils siègent par « affinités politiques », le reste « ne sachant pas ». Les différences entre pays sont très fortes, et toujours liées à l’ancrage spécifique des pays au sein du processus de construction européenne. Ces différentes tendances expriment la persistance d’une très grande distance, déplorée et combattue par un incessant travail de communication visant à combler un « déficit » perpétuellement déploré, entre les institutions européennes et un hypothétique « peuple européen »[2]. Les sondages préélectoraux, quoiqu’entachés de nombreux biais[3], n’ont pas à ce jour contredit ces résultats d’enquête. Une forte abstention est même annoncée, et elle sera particulièrement importante parmi les nouveaux entrants de l’est européen.

 

La crise comme vecteur d’unification des problèmes européens ?

 

On pourrait penser que la crise économique constitue néanmoins un vecteur d’unification des enjeux européens, dans la mesure où sa nature mondiale en fait un « choc systémique » auquel l’ensemble de l’Europe doit faire face, avec ses ressources et ses spécificités, voire sa « doctrine » et son « discours »[4]. Il est vrai aussi que, dans cette même enquête Eurobaromètre 71, le chômage apparaît comme le « problème » que les Européens souhaitent voir aborder en priorité (57% de l’échantillon), confirmant les résultats de la même enquête Eurobaromètre sur la perception de la crise économique et financière[5] dans « l’opinion ».

 

La mise en scène médiatique de l’activisme des autorités politiques et économiques européennes autour des plans de relance, en 2008-2009, explique sans doute également que la demande d’une plus grande « coordination des politiques économiques » soit devenu un des centres d’intérêt apparents de cette « opinion publique européenne » que tentent désespérément de faire exister les institutions bruxelloises depuis environ 40 ans[6]. La formule reste toutefois rhétorique et relativement indéterminée, en l’absence d’un débat de politique économique et sociale européen qui serait structuré autour de grandes orientations contradictoires, libérale et socialiste, libre-échangiste ou protectionniste, etc. : la convergence des deux grands pôles de l’espace politique européen autour d’orientations néo-libérales plus ou moins fortement assumées, a vidé le débat économique de sa substance depuis le milieu des années 1980[7].

 

Loin de signifier un regain de crédit pour l’intervention des autorités de l’UE, la crise a plutôt, au moins conjoncturellement, l’effet opposé : la « confiance » dans certaines institutions européennes s’érode semble-t-il rapidement. La « confiance » dans le parlement baisse ainsi de 51% à 45% depuis le précédent Eurobaromètre[8] ; celle à l’égard de la Commission de 51% à 42% ; enfin, la « confiance » dans la Banque centrale européenne chute brutalement, de 48% à 39%.

 

A cet égard, le travail d’autocélébration politique et médiatique impulsé sans relâche par la BCE depuis qu’elle aurait contribué à « sauver le système financier » en septembre-octobre 2008 n’est pas parvenu, loin s’en faut, à endiguer une puissante vague de défiance née de la dégradation rapide qui accompagne les premiers effets sociaux de la crise économique et financière. L’unification des problèmes, si elle existe tendanciellement, est donc un processus avant tout « négatif », de remise en cause larvée et de dé-légitimation accrue de l’ordre politico-institutionnel de l’Union, qui ne se traduit pas par l’apparition d’un projet alternatif. Pour reprendre les catégories chères à Albert Hirschman[9], c’est l’exit beaucoup plus que la voice qui va vraisemblablement l’emporter en juin 2009, alors que la loyalty s’érode chaque jour un peu plus au grand dam des thuriféraires de l’Europe. La perte de crédibilité de la construction européenne est multiforme, mais elle ne donne pas (ou pas encore ?) lieu à une construction alternative politiquement crédible.

 

Un espace éclaté ?

 

Il est vrai que la crise économique et sociale n’affecte pas les différents pays européens de façon homogène. Très inégaux au départ[10], ceux-ci ont connu, en particulier lors du dernier cycle socio-économique, des modalités de développement différenciées qui les ont rendus plus ou moins vulnérables à la dynamique nouvelle créée par l’entrée en crise : retournement du marché immobilier américain en 2007, puis dans différents pays comme l’Irlande, l’Espagne, l’Islande, etc., en 2008, enfin crise financière et basculement récessif quasi-simultané des anticipations des ménages, puis des entreprises, qui se manifeste en particulier au premier semestre 2009[11]. Les gouvernements abordent la pression accrue sur leur budget et la hausse de leur endettement public de façon elles-mêmes très inégales.

 

On peut distinguer schématiquement quatre grandes situations. Trois pays ont été rapidement touchés par la crise immobilière et financière, dans le prolongement de la crise des subprime : l’Irlande, la Grande-Bretagne et l’Espagne. Engagés dans une dynamique fortement spéculative durant le dernier cycle, ils connaissent un brutal retournement qui conduit à une dégradation accélérée  de leur situation dès l’année 2008. Le « modèle anglo-saxon » qu’ils incarnent est la première victime de la crise qu’il a lui-même engendrée, en favorisant un important endettement privé et une « bulle » immobilière d’une ampleur sans précédent. A l’inverse, les pays du Nord de l’Europe, tout comme certains pays « continentaux » (la France notamment), résistent globalement mieux, notamment du fait de leur plus faible exposition à la spéculation immobilière et de l’importance de l’Etat social qui atténue quelque peu le choc macroéconomique de la crise[12]. Il reste que les plus industrialisés et les plus tournés vers l’exportation parmi eux sont également entraînés dans une récession brutale par l’effondrement de la demande mondiale, le cas de l’Allemagne étant particulièrement marquant. La crise remet en cause radicalement le modèle de développement tourné vers l’exportation enclenché dans plusieurs nouveaux Etats-membres, en dégradant fortement la situation sociale et les finances publiques des Etats : pays baltes, Hongrie, Roumanie, Bulgarie… Enfin, certains pays « en transition » comme la Pologne sont moins affectés pour l’instant par le retournement conjoncturel.

 

 

Des situations politiques contrastées accompagnent l’entrée différenciée dans la crise, d’autant plus que certains pays sont gouvernés par des coalitions de gauche ou de centre-gauche alors que d’autres sont dirigés par la droite, ou encore par des « grandes coalitions ». Dans tous les cas, les « partis de gouvernement » semblent en difficulté, faute d’avoir pu enrayer l’entrée en crise et en l’attente des effets des « plans » relativement limités mis en œuvre en Europe, surtout comparés au plan de relance américain. On n’assiste cependant pas, pour l’instant, à un retour en grâce des oppositions social-démocrates dans les pays gouvernés par la droite qui ressemblerait à l’alternance américaine. A l’inverse, les gouvernements dirigés par les sociaux-libéraux (Grande-Bretagne, Espagne, certains pays de l’Est)  connaissent un important  discrédit, qui semble le prélude à un retour en force des partis conservateurs.

 

Les champs politiques nationaux connaissent donc des évolutions très contrastées, qui contribuent à la disjonction des conjonctures économiques et sociales. Là encore, aucun mécanisme ne fait passer de la crise commune à la « conscience collective » et a fortiori à un projet porté par un « peuple » européen unifié. Les luttes sociales n’ont pas encore vraiment accédé à l’échelle européenne et se déroulent plutôt en ordre dispersé, à la fois dans l’espace et du point de vue sectoriel. La « convergence » des luttes rencontre des difficultés au niveau national. Le « projet européen » réellement existant, d’essence néo-libérale depuis son origine même si celle-ci s’est accentuée dans les années 1970 et surtout 1980-90,  n’est pas un projet populaire mais l’invention de groupes d’élite qui en ont fait une évidence du débat public et l’ont du même coup vidé de son contenu démocratique.

 

Quel projet alternatif ?

 

On peut se demander, dans ce cadre, comment un projet politique alternatif pourrait émerger au niveau européen, alors même qu’il peine à se faire entendre dans les espaces nationaux. Le Parti socialiste européen, toujours dominé par les sociaux-libéraux, a commencé au moins ponctuellement à retrouver des accents plus « keynésiens », mais sans réviser fondamentalement sa doctrine économique et sociale, marquée par les choix communs avec ceux du Parti Populaire Européen (PPE). Son alliance avec celui-ci au niveau européen l’associe à l’échec historique des politiques publiques néo-libérales, sans lui permettre de se présenter comme un recours crédible, au moment où l’action étatique et la philosophie social-démocrates semblent en cours de réhabilitation au sein de larges sphères de la société.

 

Les forces de la gauche de la gauche souffrent d’un certain émiettement, qui est lié à des histoires nationales très différenciées : en dehors de l’opposition entre l’est et l’ouest de l’Europe, qui détermine un rapport très différent à l’expérience du communisme et a pour conséquence une quasi-disparition des partis de gauche « non socialiste » à l’est, à l’exception de l’Allemagne orientale et de la république tchèque, on constate que le dynamisme des forces de cette « gauche de gauche » est plus marqué dans les pays qui ont jusque là le plus fortement résisté aux politiques néo-libérales, du moins en ce qui concerne leurs traditions de lutte sociale, ou leurs institutions : les pays scandinaves et les pays continentaux à forte tradition socialiste ou social-démocrate, comme l’Allemagne, les Pays-Bas, voire la France. Inversement, là où les « sociaux-libéraux » sont en difficulté après avoir le plus nettement accepté le cadre idéologique néo-libéral, comme en Grande-Bretagne, en Espagne ou en Italie, les forces situées « à gauche » de la social-démocratie sont elles-mêmes en grande difficulté ou même quasiment inexistantes, entraînées en quelque sorte dans l’effondrement de l’idée même de « gauche »[13]. La poussée éventuelle d’une gauche radicale (que les sondages pré-électoraux font entrevoir, mais sous une forme modérée, en Allemagne, en France ou au Portugal) est loin d’être uniforme et de correspondre à une dynamique européenne unitaire qui aurait effectivement rapproché les organisations, les programmes et les stratégies. Au contraire, la situation française illustre bien la persistance des divisions sur ces trois plans[14]. Sans convergence claire des luttes au niveau national, sans dynamique unitaire, la gauche radicale semble condamnée à une posture de témoignage accompagnant des luttes dispersées.

 

Le cœur de la difficulté d’émergence d’une force politique alternative au niveau européen est sans doute lié à la nature des effets de la crise économique et sociale, qui amplifie plus qu’elle n’inverse les tendances à la désintégration affectant le monde du travail ; elle est aussi le produit du discrédit politique persistant, et même croissant, des institutions européennes, qui renforce un peu plus la distance structurelle des classes populaires à l’égard du politique[15] : en fragilisant un peu plus les fractions les plus précarisées des classes populaires, sans permettre pour autant de convergence rapide des luttes, la crise renforce l’éloignement de celles-ci à l’égard de  structures syndicales et politiques déjà affaiblies, divisées et faiblement réactives faute d’un mouvement ascendant et convergent des luttes ; les rapports de forces politique et sociaux extrêmement défavorables aux catégories populaires les conduisent à l’exit beaucoup plus qu’à la voice. Dans une partie de l’Europe, surtout à l’est et au sud, l’idée même d’une politique « de gauche » est devenue incongrue après l’effondrement du communisme et le ralliement de la social-démocratie au cadre néo-libéral de la « mondialisation heureuse ». Cette situation est d’autant plus problématique qu’un projet alternatif qui serait porté par un arc large de forces européennes, en liaison étroite avec des mouvements sociaux convergents, n’est pas encore à l’ordre du jour : prévalent l’émiettement et les logiques défensives, qui ne permettent pas d’aller au-delà de l’irruption de formes de résistances localisées, incapables pour l’instant de faire face de façon efficace à la crise et aux politiques publiques néo-libérales qui en ont favorisé l’avènement.

 


[1] Voir en particulier B.Cassen, L.Weber, Eléctions européennes mode d’emploi, Bellecombe-en-Bauges, Croquant, 2009, p.51-55.

[2] Voir le dossier du n°7 de la revue Savoir / Agir, intitulé « Un peuple européen sur mesure ».

[3] Voir P.Lehingue, Subunda. Coups de sonde dans l’océan des sondages, Bellecombe-en-Bauges, 2007.

[4] Ceux-ci sont fortement marqués par le néo-libéralisme, comme le montrent F.Denord et A.Schwartz, L’Europe sociale n’aura pas lieu, Paris, Raisons d’agir, 2009.

[5] Eurobaromètre 71.1. Cf. http://ec.europa.eu/public_opinion/archives/eb_special_fr.htm

[6] Voir par exemple P.Haldrin, « L’Union européenne face à l’opinion. Construction et usages politiques de l’opinion comme problème communautaire », Savoir / Agir, 7, p.13-23.

[7] F.Denord, A.Schwartz, op. Cit.

[8]  Eurobaromètre 70.

[9] A.Hirschman, Exit, voice and loyalty, Paris, Fayard, 1970 (éd. Française 1995).

[10] Les différences entre pays sont, bien sûr, économiques mais aussi institutionnelles, culturelles, politiques. Nous menons actuellement une recherche sur l’espace de la santé sociale en Europe, qui confirme la multidimensionnalité de ces différences.

[11]Les enchaînements de processus sociaux de la crise font l’objet d’un travail en cours. Voir, pour une première synthèse, le dossier du n°4 de Savoir / Agir consacré à la crise financière.

[12] Le discours sur la réforme du « modèle social » français a connu un amusant épilogue avec le retournement symbolique qui a vu certains journalistes qui en appelaient à la « nécessaire rupture » faire de celui-ci un des remparts face à la crise venue du monde anglo-saxon. Voir F.Lebaron, « Modèle social », Savoir / Agir, 5, décembre 2008.

[13] A.Cohen, « Citoyens d’abord » ? Les conditions institutionnelles de la représentation du « peuple européen », Savoir / Agir, 7, p.43-53.

[14] Dans les récents sondages préélectoraux, le clivage entre NPA et PG semble surtout générationnel, avec par ailleurs un « pic » pour le NPA parmi les « Bac + 2 ». Voir par exemple l’enquête CSA N°0900733B, Mai 2009

[15] C.Braconnier, J.-Y.Dormagen, La démocratie de l’abstention, Paris, Gallimard, 2007.

 

 

 

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