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Depuis 2016, des étudiant·e·s québécois·e·s s’organisent pour obtenir la rémunération de tous les stages obligatoires dans le cadre de leur cursus à l’université, dans les collèges et les écoles de métiers.

Dénonçant la non-rémunération des stages, qui touche principalement les secteurs féminisés (éducation, travail social, soins infirmiers…), le mouvement constitué à partir des Comités unitaires sur le travail étudiant (CUTE) a lancé un appel, repris par plus de 40 000 étudiant·e·s de nombreux secteurs, à une grève générale des stagiaires qui a duré entre une semaine et un mois selon le campus, au cours de l’hiver 2019.

Durant celle-ci, le ministre de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur a annoncé qu’un programme de compensation financière sera mis en place pour l’automne prochain. En renouvelant les analyses du travail étudiant à la lumière de la théorie féministe marxiste, les contributions des CUTE ont également l’intérêt d’enrichir notre réflexion sur les différentes formes et fonctions du travail gratuit.

Cet entretien a été réalisé par Morgane Merteuil avec : Gabriela Gonzales del Valle, stagiaire en soins infirmiers et militante du CUTE St-Lô (Cégep de Saint-Laurent) ; Camille Marcoux, militante du CUTE UQAM (Université du Québec à Montréal) ; Annabelle Berthiaume, étudiante en travail social et militante de la Coalition montréalaise pour la rémunération des stages ; et Etienne Simard, ancien stagiaire en documentation et militant de la Coalition montréalaise pour la rémunération des stages

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La mobilisation sur la rémunération des stages s’est montée à l’initiative des CUTE, les comités unitaires sur le travail étudiant ; pouvez-vous nous faire un rapide historique de la création et du développement de ces comités ? En particulier, quelle continuité peut-on établir avec le Printemps érable ?

Les premiers comités unitaires sur le travail étudiant (CUTE) ont été mis sur pied en prévision de la rentrée de l’automne 2016, il y a près de trois ans. À l’initiative d’une poignée de militant·e·s, l’objectif était de relancer la gauche étudiante désorganisée depuis quelques années avec le déclin de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ)[1]. Cette fédération nationale avait connu une expansion monstre à la suite de la grève de 2012 contre la hausse des frais de scolarité. Mais avec l’indexation des frais de scolarité[2] suivant les élections qui donnèrent le coup de grâce à la grève, les militant·e·s les plus engagé·e·s s’en sont détourné·e·s pendant que d’autres en ont fait usage pour lancer leurs carrières politiques ou syndicales.

Face au constat que l’ASSÉ n’était plus le véhicule de changement et de lutte sociale qu’elle se proposait d’être depuis sa fondation, des militant·e·s se sont organisé·e·s de manière autonome à travers les Comités Printemps 2015, dont l’objectif était d’organiser une grève sociale dans le contexte des négociations des conventions collectives de la fonction publique. Leur travail a démontré qu’il était encore possible de mettre sur pied une campagne politique à partir de la base militante opérant sur les campus, indépendamment du contrôle des représentant·e·s étudiant·e·s.

Les objectifs de ces comités, à savoir l’opposition aux politiques d’austérité et aux projets d’hydrocarbures, se sont difficilement arrimés aux éléments concrets de la condition étudiante, ce qui explique en partie les tribulations qu’a connues la grève du printemps 2015. Tout en proposant l’idée d’une grève étudiante qui serait non seulement faite au nom de toute la société, mais qui pourrait déboucher sur une grève de toute la société — la fameuse idée de grève sociale — les Comités Printemps 2015 ont peiné à formuler des revendications permettant de définir la situation des étudiant·e·s à l’intérieur de celle-ci. Ladite société a donc eu le beau jeu, suivant le mépris et l’infantilisation des étudiant·e·s qu’on lui connaît, d’affirmer que les grévistes se mêlaient de choses qui ne les concernent pas, les marginalisant et les livrant ainsi à une forte répression.

L’année suivante, à l’automne 2016, des étudiant·e·s en psychologie de différentes universités ont déclenché une grève de leurs stages et de leur internat pour réclamer la rémunération. Le mot d’ordre surprenait puisque les stages en général, comme moment de la formation académique, ont pratiquement toujours été exclus des mandats de grève étudiante au Québec. À noter que cette grève s’organisait en marge des milieux traditionnels de la gauche étudiante. C’est dans ce contexte qu’ont été créés les CUTE. La stratégie était de fonder des comités autonomes en appui à la grève en psychologie et d’élargir celle-ci à d’autres programmes avec stages obligatoires non rémunérés parmi lesquels plusieurs d’entre nous étudient.

 

C’est à partir de cela que vous vous êtes organisées en CUTE ?

Exactement. Au bout de trois mois de grève à l’automne 2016, la grève des internes et stagiaires en psychologie a connu un succès relatif, ce qui a donné aux CUTE une base solide pour diffuser cette stratégie de lutte et œuvrer à l’organisation de comités semblables sur quelques campus à Montréal, Gatineau, Sherbrooke et plus tard dans d’autres régions du Québec. L’autonomie de ces comités vis-à-vis des associations étudiantes et la décentralisation du mouvement a ainsi eu son importance dès le début.

Désirant couper court à toute médiation syndicale ou partisane entre les principales concernées et leur lutte, et voulant éviter de confiner le mouvement à la métropole, une grande partie des efforts ont été consacrés à l’éducation populaire et au soutien logistique aux nouveaux comités. La mise en pratique de l’autonomie au sein de comités décentralisés a permis de placer la pédagogie au centre de la lutte, de manière à favoriser l’appropriation par les nouvelles personnes impliquées de concepts et de cadres d’analyse leur permettant de parler de leurs propres conditions.

Une « grève des stages » a eu lieu au printemps 2019 ; cet appel à la grève était présenté comme une manière de poser un ultimatum au gouvernement : quelles étaient vos revendications exactement, et quels sont les résultats de cette grève ?

La grève générale prévue cet hiver 2019 était l’aboutissement d’une escalade des moyens de pression qui s’intensifient depuis près de trois ans. Une première tentative de grève des stages a d’abord été lancée dans une assemblée générale d’une faculté des sciences de l’éducation durant l’hiver 2017. L’appel a été suivi par quelques 10 000 étudiant·e·s dans le but de se rendre à Québec pour une manifestation pour la rémunération des stages. Des appels semblables ont été lancés à plusieurs reprises, notamment pour la journée internationale des stagiaires (10 novembre), la journée internationale des femmes (8 mars), la Global intern strike (20 février).

À l’automne dernier, près de 60 000 étudiant·e·s de plusieurs campus se sont retrouvé·e·s en grève durant la semaine du 19 novembre 2018. Notre objectif était de lancer un ultimatum au gouvernement afin qu’il assure la rémunération de l’ensemble des stagiaires sans quoi il serait confronté à un mouvement de grève générale cet hiver. La revendication était simple : la rémunération de tous les stages, dans tous les programmes et à tous les niveaux d’enseignement, c’est-à-dire à l’université, au collège et dans les écoles de métier.

Nous demandions également l’abrogation de l’exclusion des stagiaires de la Loi sur les normes du travail afin qu’ils et elles puissent se prémunir des protections minimales prévues comme le maintien du salaire minimum ou des recours en cas de blessure ou de harcèlement. Et la stratégie a été plutôt efficace. Dès la première journée de débrayage, le gouvernement de droite nouvellement élu a annoncé qu’il travaillait à la mise en place d’une compensation financière pour les stages. Il est resté flou sur ses intentions et on peut aisément deviner que la pleine rémunération ne sera pas rencontrée, cependant la rapidité de la réponse est notable, et pour nous, elle atteste du potentiel indéniable de la grève des stages comme moyen de pression.

Puis nous voilà à la session d’hiver, à défendre à nouveau la grève générale dans les assemblées générales de différents campus. Quelques 40 000 étudiant·e·s et stagiaires se sont mis·e·s en grève à partir du 18 mars, grève qui a duré entre une semaine et un mois selon les campus. À la fin de la première semaine, le ministre de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur a annoncé que les sommes nécessaires à la mise en place d’un scénario de rémunération de stages ont été prévue dans le budget provincial. Nous n’en connaissons cependant toujours pas les détails. On sait seulement qu’aussitôt l’adoption du premier mandat de grève générale illimitée en janvier 2019 par des étudiantes sages-femmes, le gouvernement a soumis un calendrier de travail menant à l’annonce d’un programme de compensation pour les stages. Comme il s’agit d’une grève offensive, nous étions assez confiant·e·s de gagner quelque chose, reste à voir à quelle hauteur nous avons contraint le gouvernement à se soumettre à nos demandes.

Durant la fin de la grève et depuis, les énergies ont principalement été mises pour combattre la répression subie par les stagiaires grévistes. Contrairement aux cours qui sont interrompus assez aisément en temps de grève étudiante, la grève des stages exige un engagement volontaire et une coordination beaucoup plus complexe puisqu’il nous est impossible de piqueter devant les centaines de milieux de stage répartis à travers la province. Ainsi, malgré les efforts consacrés à imposer un rapport collectif de négociation, la grève des stages dépend encore grandement de la capacité des individus à confronter et à résister aux pressions faites par leur superviseur·e et milieux de stage.

Plusieurs stagiaires ont rapporté le harcèlement qu’elles ont subi par la direction de leur école et sur leur lieu de stage, notamment par la mise en échec de leur cours-stage, les menaces de ne pas être reconnues par leur ordre professionnel ou celles d’annulation de stages internationaux), parce qu’elles ont décidé de respecter les mandats de grève adoptés collectivement. Certaines de ces menaces ont été mises à exécution, en réponse à quoi plusieurs actions ont été organisées en soutien, dont des blocages de milieux de stages et la dénonciation publique de superviseur·e·s.

 

Un mot d’ordre qui revient souvent dans votre mobilisation est que « la grève des stages est une grève des femmes ». En quoi la rémunération des stages constitue-t-elle un enjeu féministe ?

Il existe déjà des stages rémunérés au Québec, et au Canada. Or, on les retrouve dans des domaines majoritairement masculins comme le génie, l’administration des affaires, la mécanique. À l’inverse, les stages non rémunérés se retrouvent dans des domaines peu valorisés et à forte prédominance féminine, correspondant à la division genrée du travail (éducation à l’enfance, enseignement, travail social, soins infirmiers, etc.). Cette campagne était donc aussi un appel à une grève des femmes visant à faire éclater au grand jour la valeur du temps de travail accompli, en revendiquant la fin du temps volé aux stagiaires, la reconnaissance du travail gratuit par un salaire et le contrôle des conditions de travail par celles qui l’exécutent.

Autour d’une revue d’organisation, le CUTE magazine, les militant·e·s ont entrepris la mise à jour d’une revendication fondatrice du syndicalisme étudiant au Québec comme en France et en Italie, le salaire étudiant, ainsi que la formulation d’une stratégie de lutte nouvelle : la grève des stages. L’objectif était de relancer le mouvement dans les programmes où se concentrent les femmes, les personnes racisées et immigrantes, les personnes issues des milieux ouvriers, à qui la gauche étudiante ne s’adresse plus depuis longtemps. Le contexte du débrayage permettait de diffuser des réflexions pour établir de nouvelles bases pour la gauche étudiante.

Vous vous inspirez notamment des analyses sur le travail reproductif. En quoi les théories de la reproduction sociale peuvent aider à penser l’exploitation du travail étudiant, à l’encontre de certains discours présents dans le mouvement étudiant, selon lesquels la rémunération des étudiants participerait de la marchandisation de l’université ?

La critique de la marchandisation de l’éducation a beaucoup marqué la gauche étudiante au Québec dans les dernières décennies. Lors de la grève étudiante de 2012,  l’ASSÉ a mobilisé un discours sur le « bien commun » largement conceptualisé par les militant·e·s de tendances conservatrices de gauche au Québec. Ce discours défend une vision de l’université aux finalités humanistes, en tant qu’institution à protéger des influences du marché néolibéral. La critique de la marchandisation de l’éducation s’est ainsi formulée contre l’assujettissement des intérêts du public aux entreprises privées. Elle présente l’éducation publique et le marché comme étant deux sphères séparées (ou qui l’ont déjà été) et la marchandisation comme un processus inachevé.

Bien que tout ne soit pas à rejeter dans ce discours, pour le dire brièvement, deux angles morts persistent et teintent les critiques des opposant·e·s de gauche au salaire étudiant aujourd’hui. D’une part, le discours sur la marchandisation de l’éducation occulte la critique du système d’éducation comme institution de reproduction des classes sociales. En effet, il ne suffit pas que l’école soit gratuite pour qu’elle soit accessible pour tout le monde. D’autre part, cette critique ne pose pas la question du rôle de l’État, en tant que gardien du capital collectif, qui a des intérêts dans la formation d’une main d’œuvre qualifiée en fonction de ses priorités sur le marché du travail, que ce soit dans la fonction publique (ou une part importante de femmes sont embauchées) ou sur le marché privé.

Ainsi, ce n’est pas seulement le « privé » qui est à blâmer dans l’introduction de stages non rémunérés et l’explosion du nombre d’heures de stage exigé avant la diplomation. Dans bien des domaines, comme en soins infirmiers, en enseignement ou en travail social, c’est l’État-employeur qui profite directement de ce travail gratuit, et la critique de la marchandisation de l’éducation ne permet pas d’adresser cette captation du travail.

Également, la critique de la marchandisation de l’éducation telle qu’elle est formulée par les opposant·e·s au salariat étudiant présuppose une vision idéaliste et élitiste de l’université. En effet, en supposant une division entre les universités, ou les écoles, et le marché du travail, la grille d’analyse sur la marchandisation de l’éducation invisibilise une grande partie de la population étudiante qui s’y trouve pour obtenir un emploi ou améliorer leurs conditions de travail. Au Québec, c’est plus des deux tiers des offres d’emploi qui exigent un diplôme d’études postsecondaires. Parmi les programmes techniques ou professionnalisants, c’est-à-dire liés à l’apprentissage d’un métier, une concentration importante des étudiant·e·s sont des universitaires de première génération, des personnes immigrantes ayant un diplôme non reconnu, des parents étudiant·e·s, etc.

C’est donc de ces personnes que la gauche étudiante s’est désolidarisée en ne problématisant pas assez les conditions dans lesquelles s’exercent les études dans les universités marchandisées (que ce soit à l’intérieur ou l’extérieur de l’enceinte scolaire). La critique ne tient pas compte du travail exigé aux étudiant·e·s, que ce soit lors de nos cours pour devenir des employé·e·s qualifié·e·s, par les frais qui nous sont imposés qui nous forcent à occuper des emplois précaires et, finalement, par les stages qui représentent plusieurs centaines d’heures de travail non rémunérées. C’est donc un point de départ différent de la stratégie de « protéger » l’éducation comme étant « hors du marché » que de revendiquer « un salaire contre l’école ».

Comme stratégie, les CUTE proposent plutôt de renvoyer la facture aux futurs employeurs, aux professeur·e·s, aux universités, à l’État et à la société dans son ensemble, qui profitent tous du travail des étudiant·e·s. Les militant·e·s des CUTE s’appuient pour ce faire sur les outils théoriques de la campagne internationale du salaire au travail ménager. Les développements théoriques et pratiques de cette campagne à l’égard du travail ménager, mais également du travail du sexe et du travail étudiant ont fourni de nouvelles idées aux militant·e·s des CUTE pour parler de l’ensemble du travail nécessaire avant, pendant, après l’école afin de reproduire la société. Sans grande surprise, cette reproduction est soutenue encore massivement par le travail gratuit des femmes.

En inscrivant la formation de la main d’œuvre comme un travail reproductif et en tentant de dépasser le cul-de-sac théorique dans lequel se trouve la critique de la marchandisation de l’éducation, c’est donc un autre rapport à l’école qui est mis en avant, en le posant sur le continuum du marché du travail. Plus encore, comme l’a mentionné la théoricienne et militante italo-américaine Silvia Federici, lors de son passage à Montréal le 18 mai 2016, les professeur·e·s et autres intellectuel.le.s de gauche qui s’opposent au salaire étudiant devraient prêcher par l’exemple et renoncer à leur salaire. Ainsi, elle soutient que l’absence de reconnaissance de la valeur du travail étudiant renforce l’inégalité entre les statuts de professeur·e et d’étudiant·e en invisibilisant les conditions d’exploitation propres au statut d’étudiant.

En refusant de reconnaître et de rémunérer le travail effectué par les étudiant·e·s durant la formation, sous prétexte qu’un salaire aggraverait la marchandisation de l’éducation, les critiques remettent le fardeau de la lutte contre l’école néolibérale sur le dos de celles et ceux qui ont le moins de pouvoir dans l’institution scolaire : les étudiant·e·s.

 

Comment les théories féministes vous ont-elles permis d’établir des liens avec d’autres secteurs en lutte ?

Pour nous, la lutte pour la rémunération des stages et des études en général représente le volet étudiant de la lutte pour la reconnaissance de travail reproductif, historiquement et encore aujourd’hui majoritairement accompli par les femmes. La proposition des CUTE vise donc à inscrire les luttes étudiantes dans les luttes féministes, plutôt que l’inverse, ce à quoi nous a habitué·e·s le mouvement étudiant dans les dernières années. En politisant le travail étudiant de cette manière, cela nous permet d’aborder toute l’étendue du travail reproductif gratuit et ses implications dans l’accumulation capitaliste au sein de la division internationale du travail.

Cette démarche entraîne la création de liens de solidarité avec les luttes menées par d’autres travailleur.se.s qui se mobilisent en réponse à leur exploitation, que leur travail soit reconnu, rémunéré ou non. Car si les étudiant·e·s luttent à partir du lieu de leur principale activité, soit l’école, elles sont loin de s’y limiter. En effet, réfléchir en termes de travail reproductif permet d’établir des liens avec les différentes formes que peut prendre ce travail, au cours d’une vie ou d’une même journée. Ces liens sont d’autant plus urgents à comprendre dans le contexte actuel de la reconfiguration du rôle de l’État et de la division internationale du travail.

Alors que le travail de reproduction se mécanise ou se délocalise de manière différente du travail de production, il est nécessaire de se demander : qui accomplit ce travail? dans quelles conditions? et au profit de qui? Historiquement assigné aux femmes, ce sont encore largement elles qui accomplissent le travail de reproduction, dans des conditions précaires pour les unes, gratuitement pour les autres, et dans tous les cas, avec très peu de reconnaissance de la part de la société. Les travailleuses du sexe et les travailleuses migrantes sont souvent exclues des luttes féministes et ouvrières, alors qu’elles sont des actrices majeures dans la lutte pour la reconnaissance de leur travail.

La négation du travail reproductif en tant que travail, qui s’accompagne de conditions précaires, d’une dévaluation et d’une invisibilisation, ainsi que d’une prédisposition aux violences psychologiques et sexuelles, est le dénominateur commun du travail accompli par les femmes, qu’elles soient stagiaires, travailleuses du sexe ou travailleuses migrantes.

En réponse à l’extorsion de leur travail et aux violences, des milliers de femmes s’organisent afin d’exiger reconnaissance, salaire et conditions dignes de leur travail. Concrètement, le mouvement des stagiaires a répondu aux appels à la grève des femmes des derniers 8 mars, et a créé des liens avec des militantes du collectif newyorkais de la International Women’s Strike. La mobilisation en marge du G7 en juin dernier a également servi de tribune pour lancer un appel mondial à la grève des stagiaires, afin de s’inscrire dans les luttes de résistance à la division internationale du travail de reproduction.

Dans la continuité du mouvement pour un salaire au travail ménager, qui vous a inspiré·e·s, et au-delà de certaines revendications syndicales pour un salaire étudiant, vous affirmez que « l’obtention d’un salaire pour les études n’est pas une fin en soi mais un point de départ ». Pouvez-vous développer cette idée ?

Comme plusieurs militant·e·s étudiant·e·s et féministes des années 1970 en Italie, en Angleterre, aux États-Unis et au Canada le soulignaient, du point de vue symbolique, l’attribution d’un salaire supprime l’aspect normalisé de l’exploitation du travail et, du même coup, permet de politiser les conditions dans lesquelles ce travail est effectué. La revendication d’un salaire étudiant constitue donc un moyen de rendre le travail visible, ce qui est un premier pas vers la reconnaissance. Du point de vue matériel, l’obtention d’un salaire étudiant permettrait, pour bien des individus, de se sortir de la pauvreté et de situations de dépendance vis-à-vis de leurs parents, de leur conjoint·e ou d’une institution bancaire. En étant rémunéré·e·s pour étudier, c’est également un moyen de lutter pour la réduction du temps de travail, puisque plusieurs étudiant·e·s auraient moins besoin d’occuper des emplois précaires en marge de l’école.

Le salaire étudiant diminuerait également la situation de dépendance des étudiant·e·s à l’égard des professeur·e·s, et ce, particulièrement à l’université. Par exemple, le corps professoral signe les lettres de recommandation pour les candidatures de bourses, pour les demandes d’admission aux cycles supérieurs ou pour les milieux de stage, attribue les emplois étudiants, en plus de sanctionner les évaluations. Force est d’admettre que tou·te·s les étudiant·e·s n’ont pas un accès égal aux ressources que les professeur·e·s distribuent selon leurs préférences. Cette inégalité instaure un rapport de pouvoir particulièrement important entre professeur·e·s et étudiant·e·s, ce qui, entre autres calamités, ouvre la porte à des situations de harcèlement et de violence comme on en voit encore trop souvent se produire aujourd’hui.

C’est dans cette perspective que nous traçons la différence entre la revendication d’un salaire et celle pour une compensation ou une bourse. Cette dernière n’est qu’une indemnisation, un montant d’argent fixe, fixé sans égard au nombre d’heures de travail effectuées, qui vise à compenser les étudiant·e·s ou les stagiaires pour le temps privé d’une source de revenus provenant d’un autre emploi. La compensation, contrairement au salaire, n’est pas garantie dans le temps. En gardant les stagiaires hors de l’encadrement de la Loi sur les normes du travail, rien ne nous assure que les bourses offertes aux stagiaires seront reconduites ou indexées une fois la mobilisation terminée.

En plus, en ne s’attaquant pas au flou touchant le statut légal des stagiaires, la compensation ne change rien au manque de protection des conditions de travail et n’offre pas de recours de légaux en cas d’incident ou de harcèlement. Bien sûr, les dispositions légales ne représentent pas la panacée, et les conditions des travailleuses rémunérées dans les domaines où les stages ne sont pas rémunérés nous permettent de le comprendre aussi. Cependant, la reconnaissance légale et l’accès aux protections constituent un pas de plus vers la reconnaissance sociale et l’autonomie de plusieurs milliers de stagiaires et d’étudiant·e·s, comme George Caffentzis, militant de Wages for Students, le défendait déjà dans les années 1970. D’ailleurs, si les stagiaires dans les domaines traditionnellement masculins reçoivent un salaire en bonne et due forme, pourquoi devrions-nous nous contenter d’un statut et d’un revenu moindre?

 

Quelles ont été les réactions politiques des syndicats, partis politiques, gouvernementaux ou autres?

Aujourd’hui, nous pouvons compter sur les appuis des principaux syndicats et associations en faveur de la rémunération des stages. Plusieurs ont également appuyé publiquement la grève des stagiaires et appelé les milieux de stages à ne pas appliquer des mesures de répression demandées par les universités. Mais il en a fallu du temps avant d’obtenir ces appuis ! Ce qui est compréhensible, puisque plusieurs de ces associations et syndicats emploient des stagiaires parfois impayé·e·s ou mal-payé·e·s, en travail social, en éducation, en droit ou en journalisme par exemple. En plus, les syndicats sont souvent organisés de manière corporatiste, c’est-à-dire qu’ils défendent des intérêts de professions en particulier, alors que les CUTE optent pour la stratégie inverse, et misent sur ce qui nous unit, à savoir le caractère genré de nos conditions de travail, et ce, au-delà de toute affiliation corporatiste. Le travail effectué pour créer des liens avec des acteurs syndicaux et associations a donc dû faire valoir cette analyse féministe.

Dans un contexte de restructuration du travail et de compressions budgétaires, les travailleuses paient souvent le gros prix du sous-financement en se voyant couper des ressources et des emplois. Mais, dans bien des milieux, c’est aussi le travail gratuit effectué par les stagiaires qui a permis et permet encore aux hôpitaux, aux milieux associatifs ou culturels de fonctionner et de palier aux manques d’effectifs. Les syndicats et autres groupes de défense des droits collectifs ont donc intérêt à s’attaquer aux stages non-rémunérés qui ne servent au final qu’aux employeurs et reproduisent la précarité. De mauvaises conditions de formation qui nous préparent à de mauvaises conditions de travail. Nous savons que notre travail est essentiel pour la reproduction du capital, et nous sommes convaincu·e·s que le patronat le sait, lui aussi.

 

Et qu’en est-il de la réponse des pouvoirs publics ?

Du côté du gouvernement, au mois de mars 2018, fût obtenu le premier « gain » pour les stagiaires en enseignement. Au moment du dépôt du budget provincial, le ministre des Finances a annoncé l’octroi de 15 millions de dollars par année destinés à la mise en place d’une compensation financière pour le stage final en enseignement. Il s’agit là d’une réponse directe à un peu plus d’une année de lutte soutenue pour la rémunération de l’ensemble des stages et la menace sérieuse d’un débrayage des cours et des stages dans plusieurs programmes et plusieurs régions. En offrant une compensation à certain·e·s stagiaires, où se retrouvent  les éléments les plus combatifs de la lutte, les mesures annoncées ont visé ni plus ni moins à diviser le mouvement étudiant et à restreindre ses capacités d’organisation vers la grève.

Il faut dire que les jours de grève commençaient à s’accumuler et que des administrations comme celle de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et du Cégep de Sherbrooke affichaient une certaine ouverture à la rémunération des stages dans tous les programmes. Même la ministre de l’Enseignement supérieur de l’époque avait annoncé publiquement, suite à une action de visibilité du CUTE UQAM, la mise en place d’un grand chantier pour explorer la possibilité de rémunérer les stages de plusieurs programmes. Pour les militant·e·s, cette concession confirmait que quelques jours de débrayage donnent des résultats concrets. Il était donc tout à fait envisageable qu’une grève générale illimitée puisse mener à l’obtention d’un salaire pour l’ensemble des stagiaires.

L’automne dernier, malgré le changement de gouvernement, nous avons maintenu notre plan d’action et avons appelé à un ultimatum afin d’obtenir rapidement la rémunération de tous les stages. Dès la première journée de grève, le nouveau ministre de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, Jean-François Roberge, a concédé que son gouvernement, comme ceux qui l’ont précédé, a ignoré depuis des années la nature des conditions imposées aux étudiant·e·s en stage. Mais, il enjoignait du même souffle les grévistes à lui donner le temps nécessaire pour documenter la situation des stages et pour déterminer lesquels mériteraient rémunération.

Pour nous, établir une hiérarchie entre les types de stages, ceux qui exigent une prise en charge et ceux d’observation, ainsi qu’entre les domaines et les niveaux d’études est une stratégie de division des forces mobilisées. Après tout, dans les domaines traditionnellement masculins, on ne fait pas de distinction entre la nature des stages. Ce sont toutes les heures de stages (en observation et en prise en charge) qui sont rémunérées. Or, le ministre demandait aux personnes qui donnent le plus de temps gratuitement de jouer aux apprenti·e·s comptables en identifiant quelles parcelles de leur travail a réellement une valeur et ce qui n’en a pas. En proposant une sortie de crise dans cette direction, on voit bien que le gouvernement n’était pas intéressé à reconnaître les stages actuellement non rémunérés comme du travail (et donc le travail des femmes en général), et qu’il a tout intérêt à garder les choses ainsi.

Pour toutes ces raisons nous avons tout de même décidé de pousser l’appel à la grève jusqu’au bout. Le jeudi de la première semaine de grève de mars 2019 avait lieu le dépôt du budget provincial. Des manifestations étaient organisées à Montréal et à Québec pour l’occasion. En fin de journée, le ministre de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur annonçait, sans préciser le montant, que les sommes nécessaires à la mise en place d’une d’encadrement et de compensation des stages dès la rentrée à l’automne prochain avaient été prévues. Nous attendons toujours le dévoilement des détails de cette mesure.

 

Qu’espérez-vous que ce mouvement transmettra, y compris en termes de répercussions au-delà du mouvement étudiant ?

Pour nous, la proposition d’ancrer les luttes étudiantes dans les luttes féministes, plutôt que l’inverse, nous permet d’initier plusieurs personnes aux questions féministes. La lutte des stagiaires telle que formulée au Québec est incomplète sans une grille d’analyse sur la valorisation et la reconnaissance du travail gratuit des femmes. C’est pour cette raison que cette grève est différente de ce à quoi nous a habitué·e·s le mouvement étudiant dans les dernières années.

Nous croyons que les féministes étudiantes ont tout avantage à ouvrir les hostilités avec l’État sur le terrain de la reproduction, dont l’école est un lieu incontournable. En partant d’une question concrète, celle des stages, nous avons organisé ce mouvement de manière à créer des ponts entre les futures infirmières, enseignantes, travailleuses de la culture, travailleuses sociales en les invitant à s’organiser en autonomie à l’école comme dans leurs futurs milieux de travail. Nous avons également largement diffusé une analyse inspirée des théories sur la reproduction sociale comme arme de lutte et comme moyen de prise de conscience. Nous comptons continuer à le faire dans plusieurs secteurs d’emploi, et espérons que d’autres collègues se joindront à nous.

Nous comptons également continuer de développer des pratiques d’organisation autonome et décentralisée en milieux de travail pour contribuer au renouveau de la conscience de classe et au dépassement des bureaucraties syndicales, qui ont connu d’importants reculs durant les quarante dernières années.

 

Notes

[1] L’ASSÉ a été officiellement dissoute le 28 avril 2019.

[2] En 2012, une grève de plus de sept mois contre l’augmentation des frais de scolarité de 1625$ par session universitaire s’est soldée par le déclenchement des élections, mettant fin ni plus ni moins à la grève. Le gouvernement élu le 19 septembre de la même année proposera quelques mois plus tard une augmentation annuelle de 2,6% des frais de scolarité aux étudiant·e·s universitaires. Pour les étudiant·e·s internationaux (c’est-à-dire qui ne détiennent pas la citoyenneté canadienne), cette augmentation a été d’autant plus drastique qu’elle était précédée d’une déréglementation de l’encadrement de leur frais de scolarité et de frais dits forfaitaires selon la provenance de l’étudiant·e et son programme d’études.

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