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Cédric Lomba est sociologue, spécialisé sur les mondes ouvriers. Il a notamment coordonné avec Julian Mischi un numéro de la revue Actes de la Recherche en Sciences Sociales (n°196-197, 2013) intitulé « Usines : Ouvriers, militants, intellectuels ». Dans cet article, il revient sur le suicide d’Alain Vigneron, ouvrier dans un laminoir des usines ArcelorMittal de Liège. 

 

Un ouvrier est mort. Alain Vigneron, ouvrier dans un laminoir des usines ArcelorMittal de Liège en Belgique, s’est suicidé le 12 octobre 2013. Ce n’est pas le premier, puisqu’il avait lui-même découvert il y a quelques mois le corps d’un autre ouvrier pendu dans sa cabine de pilotage. C’est tragique. Mais cette fois l’affaire fait grand bruit, en Belgique et au-delà, parce que Alain Vigneron n’a pas laissé place au doute. Il laisse derrière lui une lettre qu’il avait remise à son délégué syndical FGTB lors d’une première tentative de suicide quelques semaines auparavant. Si les suicides sur le lieu de travail sont souvent entourés d’un flou sur leurs motifs, privés ou professionnels, Alain Vigneron désigne très clairement un coupable : « Monsieur Mittal. Il m’a tout pris, mon emploi, ma famille. Combien de familles va-t-il encore détruire ? Moi je n’en peux plus de ce milliardaire. » À plusieurs reprises il dénonce l’attitude de la direction d’ArcelorMittal, ici personnalisée par son PDG. Ce chef d’entreprise multinationale, comptant parmi les plus grandes fortunes du monde, est installé à Londres et n’a visité les usines liégeoises qu’une seule fois. Contrairement à d’autres drames de ce type ces dernières années, les causes de ce geste ne sont pas à chercher du côté de l’intensification du travail ou de la répression syndicale. La lettre dénonce clairement la fermeture définitive de son usine et plus largement celles de la majorité des usines sidérurgiques liégeoises, entérinées il y a quelques semaines malgré un long combat pour leur maintien. Cette annonce s’inscrit dans un processus lent et continu de restructurations et des multiples réorganisations du travail associées à des diminutions d’effectifs depuis la fin des années 1970. Si la menace de la fermeture plane sur le laminoir depuis les années 1990, la direction d’Arcelor l’annonce officiellement en 2003 (planifiée pour 2009). Mais la direction de Mittal revient sur cette décision en 2007, car le cours de l’acier est reparti à la hausse. Le laminoir est toutefois mis à l’arrêt temporairement pendant la crise de l’acier en 2009, avec reclassement des travailleurs, pour redémarrer quelques mois plus tard. Il est à nouveau mis à l’arrêt momentanément en 2011, puis définitivement en 2013. Derrière ces décisions contradictoires et abruptes, le court-termisme financier est à la manœuvre. Pour prendre la mesure des restructurations, il faut avoir à l’esprit que la sidérurgie liégeoise regroupait plus de 25000 travailleurs dans les années 1970, 6000 à la fin des années 1990 et en conserverait moins de 1000.

Il m’a semblé important d’alimenter la réflexion sur les effets sociaux de ces fermetures en m’appuyant sur les enquêtes que j’ai menées entre 1995 et 2011 auprès des travailleurs de ces usines dans le cadre de recherches sur la situation ouvrière en contexte de restructurations continues. Ce sont aussi des usines où ont travaillé des membres de ma famille proche. Il ne s’agit pas pour moi de désigner les coupables, ni d’imposer une lecture à cet acte, mais de pointer les effets structurels de ces fermetures d’usines qui retiennent l’attention des médias lors des annonces ou des actions coup de poing, mais qui semblent lasser à mesure que les combats s’éternisent ou se répètent. Les enjeux sont pourtant de taille. C’est vrai sur le plan productif comme en témoignent les débats sur la désindustrialisation des pays d’Europe de l’Ouest. C’est aussi le cas pour l’emploi, quand les inquiétudes sur le devenir de régions entières se manifestent, comme dans le bassin de Liège où le taux de chômage dépasse 20%. Mais on néglige souvent les transformations de la structure de la classe ouvrière que les restructurations génèrent.

Le parcours d’Alain Vigneron exprime bien les promotions sociales que ce type de grande industrie a permis : entré dans le monde du travail à quatorze ans, notamment chez un sous-traitant de la sidérurgie, il rejoint Cockerill Sambre passé l’âge de trente ans. Il y fait une carrière ascendante en passant par tous les postes de contrôle automatique des engins avant de devenir brigadier (équivalent chef d’équipe), le rang le plus élevé de la hiérarchie ouvrière. De loin, on ne mesure pas le déplacement social opéré, on ne voit pas les compétences qu’exigent une telle carrière. La sidérurgie apparaît à tort comme une industrie désuète, mais elle est le siège d’une très grande technicité, plus grande que la plupart des industries dites de pointe. Les postes que cet ouvrier a successivement occupés au laminoir demandent le contrôle de très nombreux réglages automatiques, une connaissance fine de la gamme des tôles réalisées et un savoir-faire délicat dans l’ajustement au collectif de travail. Ses collègues attestent de ses savoir-faire et de l’implication de cet homme de métier dans son activité. Ou comme le dit sa fille lors des funérailles : « Tu avais de l’or dans les mains et l’amour du travail bien ?fait (…). Pour toi, le travail était si important ». Cette carrière demande des efforts très importants, parfois au détriment de la vie en dehors de l’usine, notamment pour suivre les formations de jour comme en cours du soir (en soudure dans ce cas). Cela répond également à un message porté par la direction de l’entreprise qui exigeait un investissement très important de la main-d’œuvre, présentée comme un « capital humain » en période de croissance de la demande. Pour ceux qui s’étaient engagés pour faire tourner les usines et qui sont réduits aujourd’hui à un coût économique, la volte-face de la direction est radicale et très violente. Leur désarroi est d’autant plus grand qu’ils ont souvent cru aux messages des pouvoirs publics wallons (dirigés par une coalition entre social-démocrate et centristes) qui laissaient entendre, comme pour Florange, au portage public de structures industrielles, d’autant que les expertises qu’ils avaient commandées à des consultants concluaient à la possibilité économique du maintien de l’activité sidérurgique dans la région. Ce qui est remis en cause avec ces fermetures, ce ne sont pas seulement des emplois, c’est aussi un engagement et une intelligence du travail acquise après l’école qui rapproche l’activité des ouvriers de celle des métiers de classe moyenne (les techniciens), voire de classe supérieure (les ingénieurs). En proposant bien souvent de reclasser ces ouvriers dans des secteurs peu qualifiés et précaires, comme la manutention – puisque c’est souvent ce que les cellules de reclassement ou les agences d’intérim leur proposent –, on ne fait pas que déplacer des travailleurs. On transforme radicalement le groupe en le réduisant à sa force physique de travail. On participe à accentuer les rapports de domination dans la société et à dénier la capacité à des groupes dominés de sortir du rôle de l’exécutant.

Sur un autre plan, mais intrinsèquement lié, c’est aussi une forme d’engagement militant qui est en jeu. Alain Vigneron comptait parmi les syndiqués combatifs, de ceux qui défendent leur emploi et leur travail, qui participent aux actions, qui tentent de mobiliser et de rendre visible leur combat. Il était particulièrement proche de son délégué d’usine, Fred, remarquable par la lutte difficile qu’il organise et par sa proximité avec les travailleurs, ce qui avait permis de retarder l’échéance fatale. Les derniers mots de sa lettre sont d’ailleurs adressés à ces militants : « Merci à tous les battants » conclut-t-il. Il faut voir ce que la lutte fait endurer pour comprendre la force de l’engagement dans l’incertitude : elle consolide un collectif militant mais éloigne également certains collègues moins investis, voire une partie des réseaux amicaux ou familiaux essentiels dans la sociabilité populaire. Elle tourne parfois au drame comme pour ce jeune intérimaire de la sidérurgie liégeoise, John David, qui à 25 ans a perdu un œil dans une manifestation à Strasbourg en février 2013, touché par un tir de flash-ball des forces de l’ordre alors qu’ils étaient venus manifester aux côtés des sidérurgistes français de Florange. Ce syndicalisme liégeois est réputé pour sa combativité, mais il fait aussi l’objet de condamnations morales. La direction du laminoir a ainsi parfois relié la mauvaise image sociale et les grèves passées, comme la bataille pour l’intégration des intérimaires en 2011, aux annonces de fermeture par la direction internationale de Mittal qui n’a de cesse que de mettre en concurrence les usines entre elles.

Forts d’un syndicalisme bien implanté (plus de 95% d’adhérents dans l’usine), ces ouvriers revendiquent des droits dans l’usine, notamment des salaires élevés et la protection des travailleurs précaires. Ce faisant, leurs salaires sont proches de ceux des classes moyennes. « Vous savez, écrit Alain Vigneron, je me bats depuis 31 ans pour avoir un petit quelque chose ». Et si leurs styles de vie restent différents, il n’empêche qu’ils partagent avec les classes moyennes des espaces résidentiels, sans être condamnés aux quartiers de relégation, ou des loisirs (sorties au restaurant pour certains, vacances à l’étranger ou encore goût des belles voitures pour d’autres). Autant d’activités remises en question par les périodes répétées de chômage partiel, et maintenant par la perte d’un emploi bien rémunéré. C’est peut-être cela qui dérange le plus au final les classes moyennes et supérieures : voir des classes populaires dépasser les bornes de leur enfermement physique et social, et outrepasser les frontières de classe. Ces ouvriers militants continuent à prendre la parole et à revendiquer un avenir meilleur pour les leurs et au-delà. Ils participent au débat public pour défendre des modèles de redistribution (par exemple en conservant l’indexation des salaires sur le coût de la vie), pèsent sur les pouvoirs publics locaux, voire élaborent une contre-expertise autonome, pour proposer des modèles alternatifs de développement économique. Mais en réponse, ils trouvent souvent des politiques publiques de « redéploiement régional » qui ne suffisent pas à absorber tous les licenciements ou aboutissent à la dispersion des collectifs d’engagement dans de multiples entreprises de plus petite taille. Cela participe à leur retrait de la discussion publique et à la marginalisation des forces, politiques et syndicales, censées les représenter.

C’est cette figure ouvrière, forte de son savoir-faire et de ses engagements, qui est fragilisée dans les restructurations industrielles. En disant cela, il ne s’agit pas de verser dans une nostalgie ouvriériste : les salaires élevés avaient un prix (notamment des horaires en 3X8 avec les problèmes de santé qui y sont associés, des accidents du travail en grand nombre et des morts presque chaque année, surtout chez les sous-traitants et les intérimaires), les retombées environnementales des usines sidérurgiques, mal connues, ne sont pas à minorer, et surtout ces communautés ouvrières stabilisées n’incluaient au travail que des hommes. Il ne s’agit pas de laisser ces problèmes en chemin, mais, au lieu d’homogénéiser les situations vers le bas comme cela semble se profiler avec les fermetures des sites et les projets de gentrification de l’espace local, de considérer que des collectifs ouvriers engagés et stabilisés jouent un rôle central dans la lutte pour l’émancipation collective et la remise en cause des rapports de domination.  Les mobilisations des « sans » (travail, logement, papiers, terre, etc.), de celles et ceux qui cumulent les positions subalternes, portent des revendications spécifiques et alimentent les réflexions sur la remise en cause radicale de l’ordre social. Il ne faudrait pas pour autant délaisser les travailleurs qui étaient parvenus à acquérir des « petits quelque chose », à construire des cultures et des savoirs autonomes et distincts de ceux portés par les élites politiques, économiques et intellectuelles. Les soutenir, sans parler à leur place, passe notamment par la défense d’une industrialisation sur place contre la logique des flux financiers sans attaches, par la lutte contre la mise en concurrence systématique des lieux de production, et par la valorisation des savoirs techniques contre l’hégémonie des savoirs gestionnaires ou scholastiques.

L’acte tragique d’Alain Vigneron pourrait laisser croire à une forme d’impuissance face à la machinerie néolibérale. Mais ses combats et son message fort de dénonciation invitent plutôt à prendre à bras le corps la question de la place que l’on veut donner aux travailleurs et aux classes populaires dans les sociétés occidentales aujourd’hui. 

 

Photographie: Alex Webb. 

 

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