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Auteur de L’homme qui aimait les chiens (Métailié, 2011), Leonardo Padura est un témoin à la critique acérée du changement de siècle auquel est confrontée la révolution cubaine.

Dans cet entretien, initialement paru en espagnol sur le site de la revue Crisis, l’auteur de la saga policière dont Mario Conde est le protagoniste principal fait entendre la voix d’une génération sacrifiée, dans une conversation sur la littérature, le nihilisme et le sordide, en une tentative émouvante pour forger son propre destin, à travers les utopies et en-deçà, plutôt que par elles ou hors d’elles.

Propos recueillis par Mario Antonio Santucho.

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Calzada de Managua est l’avenue principale de Mantilla, quartier périphérique de l’extrême sud de La Havane. C’est là que vit depuis toujours l’écrivain cubain le plus remarquable de l’époque. Remarquable pas seulement par son œuvre prolifique ou par sa diffusion et ses ventes dans le monde hispanophone, ou encore par le nombre de prix reçus, mais aussi par le poids que sa parole a dans la vie culturelle d’un pays, qui pendant la moitié du XXè siècle, a abrité le dernier embryon révolutionnaire.

Au rez-de-chaussée de la jolie maison familiale vit le père Padura, tandis que le fils célèbre de 57 ans occupe l’étage du dessus avec une entrée indépendante. Une décoration en céramique accrochée au mur du studio porte une inscription qui semble s’adresser particulièrement à ceux qui viennent l’interviewer : « Que Dieu bénisse celui qui ne me fait pas perdre mon temps ». On se sent d’autant plus concerné si on vient de terminer Adios Hemingway, le cinquième tome de sa sympathique saga policière, et qu’on garde à l’esprit certaines phrases comme celle-ci « parler de littérature, c’est perdre son temps, et si on reste seul, cela vaut mieux, parce que c’est ainsi qu’il faut travailler, et le temps disponible pour travailler est chaque jour plus court, et si on perd ce temps là, on sent qu’on a commis un péché qui ne peut être pardonné ».

Malgré tout Leonardo Padura nous sert un café délicieux, comme celui que prépare le grand détective Mario Conde, son personnage préféré. Et il se prête à une conversation passionnée d’une heure et demi.

 

Tu as écrit récemment un article dans lequel tu critiques le sens exclusivement politique des questions que te posent les journalistes juste parce que tu vis à Cuba. Dans tes romans, cette défiance face à une certaine manière de faire de la politique est très présente. Dans le plus connu d’entre eux, Trotski dit par exemple que son fils Seriozha « était tellement intelligent que la politique ne l’intéressait pas »…

Écoute, ma génération est parvenue à l’âge adulte dans les années 1970. Nous étudions presque tous à l’université à cette époque. J’ai obtenu mon diplôme de la faculté de lettres en 1980. C’était une époque de réaction orthodoxe extrême qui a entraîné la marginalisation de nombreux écrivains, artistes et intellectuels en général. D’une certaine manière, la création et la vie culturelle du pays étaient entièrement régies par des critères politiques. Je me rappelle qu’à la faculté de lettres des catholiques ou des homosexuels ont eu des problèmes, certains ont même été exclus. Du coup, quand on est arrivé aux années 1980 et qu’on a commencé à écrire nos premiers contes, nouvelles et poèmes, il y a eu une réaction viscérale contre la politique et son poids dans la culture et le domaine de la création. On a tendu à se centrer plus sur les conflits vécus par l’individu que sur les conflits de la société, pour travailler sur l’angoisse et les incertitudes de l’homme en tant que matériau artistique fondamental. Ce refus de la politique n’a fait que se consolider dans les années suivantes, surtout à partir des années 1990 quand eut lieu la grande crise économique et que les grands paradigmes disparurent, de la même manière que disparurent aussi le pain, le lait, le sucre, le café, les transports publics, presque tout en réalité, et bien sûr les grands paradigmes disparurent avec le reste. Alors la littérature cubaine tenta de mieux documenter les côtés sombres de notre société. J’ai toujours pensé que la politique finit par dévorer l’art ; c’est pour cette raison que j’ai tenté de rester le plus à la marge possible de ses vicissitudes, bien que je sache que c’est impossible en réalité. La politique est changeante, un jour on valide certaines manières de faire, le lendemain ce n’est plus le cas. Je pourrai donner des centaines d’exemples de cela à Cuba depuis toutes ces années. C’est la raison pour laquelle je crois qu’il est sain de rester à l’écart de ces contingences. En outre, même s’il y a toujours du politique dans l’œuvre, je préfère que, dans sa conception même, elle ne participe pas directement au débat politique. Si après, elle finit par avoir une dimension profondément politique, comme c’est le cas avec L’homme qui aimait les chiens, tant mieux. Ce que j’ai voulu faire, c’est traiter l’autre côté de la politique, pas son fonctionnement concret, mais la perversion de cette idée utopique tournée vers la création d’une société égalitaire au XXè siècle. Ce qui se passe souvent, quand on tente de maintenir une certaine indépendance politique, c’est qu’on se fait attaquer des deux côtés : certains t’attaquent en disant que tu ne t’engages pas assez, les autres parce qu’ils pensent que tu es trop engagé. Et à Cuba la passion politique est une réalité omniprésente, et elle s’est transformée, pour beaucoup, en un mode de vie, que ce soit sur l’île ou à l’étranger.

 

Comment qualifierais-tu l’état de la littérature locale dans le contexte des transformations actuelles de la société cubaine ?

La question économique est très importante, parce que dans les années 1970 et 1980 il y avait une relation de dépendance entre l’artiste et l’industrie culturelle cubaine, mais dans les années 1990 cette dépendance est remise en question parce que l’industrie locale ne marche plus, on ne publie plus de livres, on ne fait plus de films, il n’y avait plus d’électricité dans les théâtres, ni de toiles pour les peintres. La distance croît alors de plus en plus entre cette industrie culturelle de l’État qui soutenait une politique de création avec une forte dimension idéologique et le créateur individuel qui ne trouve pas les ressources nécessaires à sa production. Cet espace entre le créateur et l’industrie culturelle offre une plus grande liberté dans plusieurs sens, pas seulement en ce qui concerne l’acte de création. C’est à ce moment qu’émerge, par exemple, la possibilité pour l’artiste de vendre son travail de façon libre. De nombreux acteurs et peintres cubains partent travailler en Colombie, au Venezuela ou au Mexique, d’autres vont aux États-Unis. Les écrivains ont la possibilité de publier chez des maisons d’édition espagnoles, mexicaines ou argentines, sans médiation des structures de l’État ou du gouvernement cubain. Et cela créé un changement de perspective à partir duquel les créateurs se retrouvent face à leur travail et voient le résultat de leur production, et la vision totalisante et politique qui primait dans les années 1970 devient moins prégnante. Entre nous, nous avons peu parlé de la relation entre l’écrivain et le marché et de la possibilité de vivre de son travail. Quand un écrivain ne peut pas vivre de sa production, en général il donne des cours ou travaille dans le journalisme, ou bien dans des institutions publiques. Quand il peut se dédier entièrement à son travail littéraire, c’est généralement parce qu’il a écrit des œuvres qui ont plu au marché et qu’il en a retiré de grands profits. C’est très difficile de pouvoir bénéficier de cet avantage économique et de pouvoir vivre de ton travail, sans faire de compromis avec le marché. C’est pourquoi la création de l’écrivain est conditionnée par la nécessité économique, à laquelle il ne peut souvent pas faire face par son travail artistique. Quand l’écrivain écrit un livre, et que ce qu’il gagne avec ce livre lui permet d’écrire le suivant, je crois qu’il satisfait une nécessité fondamentale. Je me considère comme quelqu’un de très chanceux parce que j’ai atteint ce stage et cela me confère une indépendance, du calme, de la tranquillité et du temps. En ce moment même, j’écris un roman que j’ai commencé il y a deux ans et demi et je pense qu’il va me prendre un an de plus. Je suis déjà en train de terminer, mais ensuite je le laisse reposer, je le relis, je le fais lire à deux ou trois personnes. Si la pression économique était plus forte, il est probable que je l’enverrais déjà à Barcelone et que je dirais à mes éditeurs « bon, relisez-le et publiez-le ». Mais j’ai la chance de pouvoir dire : « non, je prends un an de plus pour que le livre arrive suffisamment à maturation ». Et c’est ce qui m’a permis, depuis quinze ans, d’être sûr que chaque roman que je publie soit le meilleur roman que je puisse écrire, et que leurs défauts découlent de mes propres incapacités.

 

Qu’est ce que tu souhaiterais changer en ce qui concerne ta relation actuelle avec l’industrie culturelle ?

Écoute, comme presque tous les citoyens du monde contemporain, je suis insatisfait des mécanismes du marché, que je trouve assez agressifs. Tu imagines qu’en Espagne il se publie environ 1000 titres par semaine. Cela donne le vertige. Le livre se transforme en un objet qui doit littéralement courir pour arriver à son lecteur potentiel, parce que dans quelle librairie tu mets tous les livres qui sont publiés chaque mois ? Et ceux que tu as publié le mois précédent ? Et ceux que tu publieras le mois suivant ? Le marché dévore ses propres créateurs et il est compliqué de s’y faire un espace. Mais je suis particulièrement insatisfait du système de promotion de la littérature à Cuba. Il y a une disjonction entre la valorisation du travail intellectuel et l’espace qu’occupe l’écrivain dans la société et l’efficacité des institutions culturelles pour faire connaître le travail des écrivains. Il est vrai que l’œuvre des écrivains contemporains est souvent critique de l’État, du gouvernement, du système, mais cela fait partie du jeu démocratique et de la nature de la culture. C’est peut-être pour cette raison qu’il n’y a pas eu de réponse agréable ou intelligente de la part de l’État cubain en ce qui concerne la promotion de ces écrivains. C’est vrai que nous jouissons aujourd’hui à Cuba d’un espace de liberté pour nous exprimer et publier que nous n’aurions pas eu dans les années 1970. À cette époque, il ne me serait même pas venu à l’idée d’écrire un roman comme L’homme qui aimait les chiens. Et le roman en série de Mario Conde, peut-être que si je l’aurai écrit, mais on ne m’aurait sans doute pas publié et j’aurai eu de gros problèmes sociaux, politiques, économiques, etc. Mais la promotion insuffisante de la création locale n’affecte pas seulement les écrivains, c’est toute la culture cubaine qui est concernée. Alors que nous vivons un moment de perte violente de valeurs dans notre société, la capacité critique de la culture cubaine pourrait jouer un rôle fondamental.

 

Un monde sordide et émouvant

Le contrat que Padura a signé avec Tusquets autorise la publication de ses œuvres à Cuba une année après leur publication en Espagne et dans le reste de l’Amérique latine. De ce fait, tous ses livres ont été distribués dans l’île et la plupart ont eu plusieurs tirages. Pour Adios Hemingway, il y eut une première édition de 5000 exemplaires puis une seconde de vingt mille. Pour Le Palmier et l’étoile, dialogue à travers le temps avec le fondateur de la poésie cubaine, le poète José Maria Heredia, trois mille exemplaires furent imprimés, puis dix-huit mille. Et pourtant, il est impossible de se procurer un seul titre de l’écrivain havanais, que ce soit en monnaie cubaine ou en devises, dans les librairies locales.

 

Tes romans ont la structure du genre policier, mais la tristesse y prédomine par rapport à la parodie ou l’ironie…

Je suis un écrivain de romans policiers avec une conscience absolument postmoderne du genre. Autrement dit, ma relation avec le polar est utilitaire ; j’utilise cette structure et certains codes pour créer une littérature dans laquelle le policier est un des éléments, mais ce n’est pas le composant fondamental. Ma préoccupation principale est de faire une chronique de ce qu’a été la vie cubaine pendant ces cinquante dernières années. C’est pour cela que j’écris des romans à caractère social en employant le policier grâce à une perspective postmoderne qui permet de mélanger les paradigmes ou les modèles populaires et de les refonder par la création artistique. Quand j’écris Le Palmier et l’étoile ou L’homme qui aimait les chiens, deux livres qui ont nécessité beaucoup de recherches, je n’ai pas pour autant abandonné les ressources du polar, parce que je crois que c’est la structure littéraire la plus convaincante pour le lecteur et la plus agréable pour l’écrivain, justement parce que cela t’oblige toujours à raconter une histoire et à proposer une solution à l’intrigue. Et j’adore raconter des histoires. Mais comme je fais des incursions dans l’histoire réelle, ces éléments historiques ont un poids que je ne peux pas altérer. L’homme qui aimait les chiens tente de raconter l’histoire d’une défaite, et les défaites sont toujours tristes, ce sont des pertes. Le fait que la possibilité de créer une société, au XXè siècle, dans laquelle les hommes vivraient avec un maximum de liberté dans un maximum de démocratie ait été pervertie, c’est un échec très triste. En outre, tout ce qui se passe dans ce roman est vu depuis la perspective d’un personnage cubain qui vécut jusqu’au bout cette utopie qui ne réussit pas à devenir concrète et qui fut pour lui source de punitions et de frustrations. Alors qu’est ce que je souhaiterais qu’il reste à la fin de cette histoire ? La possibilité de comprendre comment l’utopie a été pervertie. Je pense que l’état du monde est bien pire depuis la disparition du bloc socialiste, mais le bloc socialiste s’est condamné lui-même à disparaître. Même Fidel l’a dit une fois, que les pays socialistes accusaient souvent l’impérialisme de leurs échecs et n’analysaient jamais leur part de responsabilité dans ces échecs.

 

Et pourtant certains de tes personnages (comme Ivan, et surtout Mario Conde) distillent un nihilisme puissant…

La différence entre Ivan et Mario Conde est qu’Ivan est un vaincu tandis que Mario Conde est un perdant. Le vaincu est au tapis et il ne peut pas se relever, c’est pour ça qu’il ne peut pas écrire. Mario Conde est un perdant, mais il continue à monter sur le ring parce qu’il a un bouclier, l’ironie, cette perspective sarcastique sur la réalité même si tout l’affecte (comme de voir un chien affamé dans la rue). Il a toujours une sortie grâce à l’ironie, au sarcasme, qui lui permet de continuer. En ce moment même j’écris un roman dans lequel j’utilise à nouveau le personnage de Mario Conde. C’est une œuvre compliquée parce qu’elle débute dans la Hollande de 1642, avec un juif sépharade qui veut être peintre et va à l’atelier de Rembrandt pour apprendre à peindre. Je tente une réflexion sur la liberté d’un individu, à travers trois cas : la liberté de décision d’un juif à Amsterdam en 1640, celle d’un juif à Cuba dans les années 40 et 50, et celle d’une jeune fille émo[1] dans le Cuba d’aujourd’hui. Et Conde tente de comprendre comment s’établissent les relations entre ces personnes qui cherchent leur vocation ou tentent de pratiquer leur libre arbitre. Et il se perd dans ces histoires qui deviennent partie prenante de sa vie, mais toujours avec cette capacité de se moquer ou de trouver les ressources qui le protègent et lui permettent de continuer. Cette différence entre Ivan, sur la tête de qui le toit tombe, et Mario Conde, qui se met à courir si le toit lui tombe sur la tête (et le toit lui frôle à peine l’épaule) me paraît fondamentale.

 

Peut-être cette ironie est la seule manière que nous ayons de gérer la crise terminale des utopies. Un trait de tes personnages est qu’ils souffrent beaucoup de rêver…

Une autre différence entre Ivan et Mario Conde est que le Conde est un personnage individuel, alors que dans le cas d’Ivan, il s’agit d’une métaphore qui représente une génération. Je suis conscient qu’il arrive trop de choses négatives à Ivan, ou que presque tout ce qui lui arrive est négatif, mais j’avais besoin de faire un condensé des frustrations d’une génération dans ce personnage, dans un roman avec une dimension plus conceptuelle et qui entre aussi sur le territoire de la politique, tandis que la saga de Mario Conde a une dimension plus sociale. Ivan est un homme victime d’un grave conflit interne, car il ne peut rien décider. Ma génération a été une génération d’exécutants : quand il fallait couper la canne (NdT : canne à sucre), on nous a envoyé couper la canne, quand il a fallu être instituteur, on a du se convertir en instituteurs, quand il fallait gagner la guerre en Angola, c’est encore nous qu’on a envoyé, quand il n’y avait plus d’essence, on nous a donné un vélo à chacun. Mais nous n’avons jamais eu la possibilité, dans notre génération, de choisir notre destin. Même aujourd’hui, alors qu’un changement économique important se produit à Cuba, notre génération affronte ce changement dans les pires conditions parce qu’elle possède une haute qualification universitaire, mais une faible capacité à créer ses propres espaces. Nous ne sommes ni mécaniciens, ni maçons, ni pâtissiers : au contraire, nous sommes une génération d’avocats, de médecins, de journalistes. Dans ce roman que je termine actuellement, il y a un personnage qui, à un moment, dit : « excuse-moi de ne pas avoir mieux à t’offrir, c’est que je suis médecin ». Et je le dis avec toute l’ironie possible, mais c’est la réalité, parce que s’il était portier dans un hôtel ou bien s’il portait les valises des clients, il pourrait certainement offrir une bien meilleure table, pour les standards cubains, parce que tu sais que les standards cubains sont un peu plus bas que d’autres, mais qu’ils existent quand même. Ma génération se voit alors obligée, avec cette nouvelle réalité, de travailler cinq années supplémentaires parce qu’ils ont retardé l’âge de la retraite, et en plus on va licencier un million et demi d’employés de l’État et du gouvernement, qui devront gagner leur vie en trouvant un travail dans le privé sans avoir eu aucune formation pour cela. Ce toit qui tombe sur Ivan est donc aussi un toit générationnel.

 

D’autres écrivains cubains contemporains comme Pedro Juan Gutiérrez par exemple adoptent un point de vue marginal pour remettre en question la culture officielle. Ton personnage Mario Conde est un policier, il ne s’agit pas du tout d’un marginal…

Ce fut un choix absolument intentionnel. Écoute, quand j’ai écrit un Passé parfait, le premier roman de Mario Conde, vers 1990, et que j’ai ensuite décidé de faire une série de quatre, et maintenant six, et presque sept, toutes les logiques et les vraisemblances exigeaient que Conde soit policier. Ce n’était pas possible de tenter d’écrire un polar à Cuba avec un personnage qui ne soit pas policier. J’aurai pu écrire quelque chose avec certains éléments des romans noirs, mais cela aurait difficilement permis de créer une saga. Mais rapidement je me suis rendu compte que j’avais créé un personnage de policier qui, en fait, ne veut pas être policier, et que j’oblige à être policier pendant quatre romans jusqu’à ce que dans Paysage d’Automne (1998) Mario Conde quitte la police et que je lui trouve une alternative dans le commerce de l’achat/vente de vieux livres pour qu’il puisse mener des enquêtes un peu différentes. D’un autre côté, je ne veux pas écrire un polar de la marginalité parce que les polars écrits à Cuba dans les années 1980 avaient deux caractéristiques, deux territoires : ou bien des romans de contre-espionnage, sur les confrontations entre les organes de la sécurité de l’État et la CIA, les infiltrations, les sabotages, ou des polars avec des personnages marginaux qui commettaient des délits. Mais il y a un élément de la société cubaine qui m’intéresse beaucoup, et c’est comment des secteurs sociaux qui ne sont pas marginaux commettent des délits. Pour cette raison, dans le premier roman, le « personnage négatif » est un chef d’entreprise avec rang de vice-ministre ; dans le second une professeure de lycée, militante de la Jeunesse Communiste et personne de confiance du directeur de l’institut ; dans la troisième un ancien ambassadeur cubain ; et dans la quatrième encore un ex-chef d’une grande entreprise. Du coup, je suis dans un monde où le noir du coin n’est pas le délinquant, mais où il y a d’autres types de délinquants, dans une époque où écrire sur ces questions à Cuba semblait un acte de déloyauté absolue, jusqu’à ce qu’un jour le gouvernement cubain lui-même se rendit compte que l’ennemi principal de ce pays était la corruption, et pas la CIA ou le FBI.

 

Le nouveau réalisme post-socialiste

Une irritation apparaît sur le visage de l’écrivain quand il rappelle la liste des euphémismes utilisés par l’État cubain pour faire référence à la situation vécue par le pays ces dernières années. Le terme de « période spéciale » fut par exemple utilisé pour qualifier une « crise galopante qui allait bientôt faire pâlir toutes les crises antérieures, celles de toujours, les crises éternelles ». Maintenant on parle d’un processus d’ « actualisation du modèle » alors que nous nous trouvons devant un changement économique avec des conséquences imprévisibles. Ou bien on parle d’existence d’une « propriété non étatique », comme si c’était un péché de reconnaître qu’on ne peut plus éluder la croissance de la propriété privée si vilipendée. Mais Padura et ses personnages préfèrent l’ironie plutôt que la plainte, aussi salue-t-il le fait que « presque un demi siècle d’empire des belles paroles laisse finalement place à un réalisme (socialiste) capable d’assumer l’évidence : si les gens travaillent, c’est qu’ils ont besoin d’argent. Ainsi une vague d’entreprenariat a déferlé dans les rues de la ville, reléguant au rang de souvenir l’image persistante et romantique de pénurie et d’égalité. Peut-être s’agit-il d’un simple retour au capitalisme, ou peut être est-on face à l’émergence d’une nouvelle forme de mobilité productive pleine de possibilités.

 

Une idée fondatrice du communisme est que l’humain est plus large que l’individu. Le socialisme mystifia cette idée en l’identifiant avec la bureaucratie et les pouvoirs étatiques. Maintenant le capitalisme en profite pour proposer une nouvelle privatisation de la vie. Dans tes romans, il me semble voir quelque chose qui se distancie à la fois de l’étatique et du privé, une sorte d’anonymat qui pourrait se définir, en utilisant tes propres mots, comme « sordide et émouvant » à la fois…

Écoute, je crois qu’un des problèmes les plus graves de la conception du socialisme à partir de Staline, qui a des racines philosophiques bien sûr dans l’œuvre de Marx et la pensée de Lénine, est la prééminence du collectif sur l’individuel. On a toujours parlé d’un bien commun dans lequel tous les individus recevraient une part des bénéfices, mais souvent ce bien commun a été construit contre certains individus ou bien sans leur laisser de place. C’est pour cette raison que le roman que j’écris actuellement pose la question de la liberté individuelle qui permet de décider, à un moment précis, si l’on souhaite appartenir ou pas, si on souhaite faire partie du groupe ou rester en dehors, entrer dans la tribu ou pas, ou bien créer sa propre tribu. Je me souviens que quand j’étais en seconde, un processus d’émulation pédagogique a été lancé et qu’on a commencé à recruter les futurs enseignants. On nous a emmené dans un théâtre pour nous haranguer et nous avons tous eu le sentiment que nous ne sortirions pas de cet endroit tant que nous n’aurions pas signé le formulaire disant que nous deviendrons des enseignants. Je te parle de l’année 1971. Et j’ai commencé à sentir une angoisse monter, parce que s’il y a bien quelque chose que je ne pouvais pas être dans la vie, c’était enseignant, figure-toi que je n’ai jamais été lié à aucune université, cela ne m’intéresse pas, de la même manière que je ne pourrais pas être médecin : quand on emmène le chien se faire vacciner, c’est ma femme qui doit le tenir parce que j’ai horreur des seringues. Il y a aussi eu une époque où, ici à Cuba, on a dit aux gens qu’ils « devaient devenir médecins, qu’on avait besoin de beaucoup de médecins, c’est l’appel de la révolution ». Je crois que le socialisme a très mal géré cette question, parce qu’on aurait dû beaucoup mieux respecter les individualités et à la fin on aurait obtenu de meilleurs résultats.

 

Cuba est en train de changer de façon considérable avec les mesures prises ces derniers mois…

Les années 1990 ont constitué une rupture pour la société cubaine et le pays a quasiment été paralysé. J’ai décidé d’utiliser mon vélo pour me déplacer parce que j’avais toujours peur de ne pas pouvoir rentrer. Cette parano, mais qui reposait sur des réalités, a créé une culture « tournée vers l’intérieur » qui est totalement étrangère à la pensée et à l’être cubains. Puis, quand la société a commencé à se rétablir sur le plan économique, c’est l’immobilisme qui s’est imposé, car les pratiques qui émergèrent comme des modes alternatifs de survie dans les années 1990 ont été éliminées à partir de 1998. Par exemple, le phénomène du travail à son compte disparaît quasiment au tournant de 2000, parce que l’État n’y était pas favorable. Au-delà des appréciations positives ou négatives sur ce qu’il se passe en ce moment, et sur les résultats que cela va donner, on ne peut nier qu’il s’est produit quelque chose de très important : la société cubaine s’est de nouveau mise en mouvement. La société a été redynamisée, les espaces publics sont revitalisés et je crois que cela a beaucoup à voir avec le fait que les gens vont mieux sur le plan financier. Aujourd’hui il y a des gens qui gagnent légalement plus de 500 pesos[2] par jour. Si tu disais à Fidel aujourd’hui qu’il y a des gens à Cuba qui gagnent autant, il s’effondrerait parce qu’il n’a jamais voulu que les gens gagnent de l’argent. Mais ces gens font maintenant quelque chose qui est légal, ils créent de l’emploi et génèrent des richesses, ils mettent la société en mouvement, ils créent des espaces de participation sociale et économique, et c’est important parce que c’est la seule manière d’éviter une momification du pays. Je crois que toute cette dynamique économique engendre une dynamique sociale étonnante, même si en même temps la société cubaine se stratifie de manière beaucoup plus visible. Et malheureusement, il va y avoir des gens qui vont descendre l’échelle sociale et d’autres qui vont la monter, mais c’est la seule manière de réussir à ce qu’il y ait un minimum de logique dans ce pays et que les choses marchent. Je ne sais pas jusqu’où iront les changements, s’ils vont marcher, si la manière dont ils sont conduits est la meilleure ou la pire. Tout cela peut être discuté, mais le plus important c’est que la société cubaine s’est mise en mouvement.

 

Traduit de l’espagnol par Marie-Laure Geoffray.

 

Source originale: Leonardo Padura, « El hombre que amaba al sarcasmo », Revista Crisis, numéro 9, mai/juin 2009.

[1] NdT : Les journalistes cubains ont appelé le « mouvement émo » les groupes de jeunes Cubains, en général havanais, qui s’habillent en noir tout en cultivant une perspective pessimiste sur la réalité sociale. Une sorte de combinaison d’un style gothique avec un spleen permanent.

[2] NdT : 20 euros. Le salaire moyen tourne autour de 400 pesos par mois (16 euros).

 

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