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À propos de : Svetlana Alexievitch, La Fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement, Actes Sud Babel, 2016

La littérature contemporaine est souvent taxée de nombrilisme. Tournée vers son auteur, son autrice ou sur elle-même plutôt que vers son lectorat, elle aurait remplacé les évènements du monde par les micro-évènements d’un « je » de plus en plus restreint à un petit milieu. Cette critique n’est pas dénuée de toute pertinence. Cependant, les écrits contemporains sont pluriels. Loin des récits autocentrés ou cyniques qui se complaisent dans une lucidité sans débouchés nous voudrions, dans cette chronique, mettre en valeur d’autres littératures : celles qui ne renoncent pas à dire le monde, ses luttes, ses échecs et ses espoirs. 

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La chute de l’URSS évoque certaines dates, certains événements : les fameuses mesures de la fin des années 1980 (Perestroïka et Glasnost), l’annonce solennelle de la fin de la guerre froide par Bush et Gorbatchev en 1989, la tentative de putsch contre Gorbatchev en 1991, la prise de pouvoir par Eltsine et enfin la dissolution de l’URSS le 26 décembre 1991, avec la création d’États indépendants (Arménie, Géorgie, Azerbaïdjan, etc.) aussitôt déchirés par des conflits.

Nous connaissons (plus ou moins) cette histoire. Alexievitch, dont l’œuvre sur le monde disparu de l’URSS a récemment été récompensée par l’obtention du prix Nobel de littérature, nous parle d’une autre histoire, plus intime. Elle donne la parole au sovok, comme on désigne avec mépris celui ou celle qui reste « soviétique » dans un pays qui ne l’est plus, dans une époque qui ne l’est plus. La Fin de l’homme rouge, Vremia second hand dit le titre original : « une époque de seconde main », démodée, dépassée alors même qu’elle existe encore. Le sovok, qu’il soit russe, biélorusse, turkmène, ukrainien, kazakh, c’est cet homo sovieticus agonisant, inadapté, qui ne comprend plus le monde dans lequel il est contraint d’évoluer.

Comme dans ses précédents ouvrages (La guerre n’a pas un visage de femme, Derniers Témoins, La Supplication, Les Cercueils de Zinc), Alexievitch choisit la forme du témoignage. Elle donne la parole à toutes ces incarnations de l’homo sovieticus, qu’il s’agisse d’anonymes (une ancienne responsable d’une antenne du Parti, de vieux retraités ruinés par le capitalisme, d’une mère ravagée par le suicide de son fils) ou de personnes ayant connu des figures historiques, comme Sergueï Akhromeïev (un haut militaire russe, qui se suicide après le putsch de 1991), ou de Timérian Khaboulovitch Zinatov, l’incarnation du héros selon les valeurs soviétiques, défenseur de Brest-Litovsk, évadé à deux reprises d’un camp allemand, qui avait griffonné sur les murs de la forteresse de Brest-Litovsk « Je meurs, mais je ne me rends pas. Adieu, ma Patrie ! », avant de se jeter sous un train.

Car ce qui frappe dans La Fin de l’homme rouge, c’est l’omniprésence du suicide ou de la tentation de la mort (ce qu’Alexievich avait déjà interrogé dans Ensorcelés par la mort). Suicide de ce vieux retraité qui a travaillé toute sa vie, ne comprend pas la spéculation, l’inflation, et n’a plus de quoi vivre dignement. Suicide de toutes celles et tous ceux qui ne supportent pas ce nouveau monde, qui ne comprennent pas pourquoi leurs héros sont présentés comme des terroristes et des fous, leur Grande guerre patriotique (la Seconde guerre mondiale) jetée aux oubliettes, leurs valeurs transformées en objets de dérision, les médailles vendues à des touristes. Leur désarroi rejoint celui de cette femme, qui dit simplement :

« Je suis dépassée… Je fais partie de ceux qui restent sur le bord de la route. Tout le monde s’empresse de descendre du train qui fonçait vers le socialisme pour monter dans celui qui fonce vers le capitalisme. Moi, je l’ai raté ce train… »

L’empathie profonde de la démarche n’est pourtant pas complaisante. Alexievitch, qui se présente souvent comme une enquêtrice muette, simplement compatissante, pose des questions, demande comment on pouvait concilier fierté communiste et les exactions de la police politique. Le souci d’Alexievitch de donner une vision historique juste, globale, et non pas indexée sur quelques subjectivités se révèle également dans certains choix de montage des témoignages. Par exemple, l’histoire de Zinatov, ses paroles pleines de fierté à propos de la Grande Guerre patriotique, celles de ses camarades qui peignent un temps héroïque malheureusement révolu encadrent d’autres récits sur la Seconde Guerre Mondiale. Celle d’un Russe Juif, miraculeusement rescapé d’un pogrom, qui rejoint les partisans, dont il doit toujours se méfier :

« Le premier conseil que m’a donné Yacha, c’est de changer de nom. Je m’appelais Friedman, et je suis devenu Lomeïko. Son deuxième conseil a été : N’ouvre pas la bouche. Sinon tu recevras une balle dans le dos. Un Juif ça compte pour rien ».

Celle d’une femme de politzei qui montre que tous les Russes n’étaient pas de farouches résistants. Ainsi agencés, ces témoignages dialoguent de manière surprenante. Une unité polyphonique s’établit entre des personnes dont les points de vue diffèrent radicalement.

Dans La Fin de l’homme rouge, Alexievitch assemble ces différentes expériences, ces différents points de vue, pour raconter la complexité de l’histoire soviétique et son effondrement, cette histoire qui va de la Seconde Guerre Mondiale à la répression des mouvements dénonçant les élections truquées de Biélorussie en 2010, en passant par l’espoir fou des années 1980, les déceptions des années 1990-2000 dues aux brutalités du capitalisme sauvage et aux déchirements des guerres civiles.

C’est l’histoire, trop souvent occultée, des massacres entre Abkhazes, Géorgiens, et Russes, des réfugiés de ces guerres civiles qui tentent de trouver protection dans Moscou et qui se rendent compte qu’être soviétique ne veut plus rien dire, que la patrie commune n’existe plus. C’est l’histoire d’un gouffre insurmontable entre plusieurs générations, entre des jeunes heureux de pouvoir se lancer dans des affaires et leurs parents qui les traitent de spéculateurs, entre ce vieil homme soviétique, membre du Parti Communiste depuis 1922, et son petit-fils, qui ne peuvent pas se comprendre.

Le prix Nobel de littérature obtenu en 2015 par Alexievitch ainsi que ses déclarations anti-communistes ont suffi à certains pour la classer dans un camp pro-occidental, qui donnerait une image faussée du monde soviétique. L’historienne A. Lacroix-Riz, prompte à défendre l’URSS, parle ainsi de « littérature antisoviétique larmoyante[1] ». Pourtant, quiconque a suivi, en France, des cours d’histoire sur la guerre froide et l’URSS ne peut qu’être surpris à la lecture du livre, qui nous offre une image bien plus complexe que celle qui nous était familière.

Dans La Fin de l’homme rouge, les témoignages parlent bien de conditions de vie difficiles, de files d’attente, de police politique, de camps, mais aussi d’une vie pleine de fiertés et de joies, peut-être naïves, mais réelles, et complètement mises à mal par le nouveau monde capitaliste. Citons un des témoignages :

« Les jeunes vivent dans un monde bien plus dur que ne l’était le monde soviétique…. (…) Je ne vais pas dans les magasins chers, je me sens mal à l’aise : il y a des vigiles qui me regardent avec mépris parce que je m’habille dans des friperies chinoises. Je prends le métro, j’ai terriblement peur, mais je le prends. Les riches, eux ne se déplacent pas en métro. (…) Nous avons à nouveau des princes et des boyards, et un peuple corvéable à merci. Je ne me souviens plus quand je suis allée dans un café pour la dernière fois, cela fait longtemps que ce n’est plus dans mes moyens. Le théâtre aussi, c’est un luxe, alors qu’avant, je ne ratais pas une seule première. »

La démarche littéraire d’Alexievitch nous permet ainsi de saisir, l’espace de notre lecture, une époque complexe et agonisante, celle de l’âme rouge.

 

Notes

[1] Annie Lacroix-Riz, « Les sources de la série ‘Apocalypse Staline’ de France 2 »

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