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La manière dont les gouvernements, en particulier les gouvernements sociaux-démocrates, ont réagi à la crise en socialisant ses coûts, a provoqué un grand mécontentement populaire1. Comble d’ironie, cela affaiblit la légitimité de toute politique alternative comprenant des mécanismes « collectifs » de gouvernance ou de nationalisation. Pourtant, pour la première fois depuis la chut du Mur de Berlin, il y a une fenêtre d’opportunité pour faire valoir à une large échelle que le capitalisme est économiquement, écologiquement et politiquement instable et insoutenable. Passer du mécontentement populaire à un modèle économique alternatif — socialiste, soutenable, égalitaire, démocratique, participatif et planifié — n’a rien d’évident en raison des barrières idéologiques construites au cours des dernières décennies. Mais nous avons aussi des atouts : il est maintenant tout à fait clair que plus de profits ne signifie ni plus d’investissements ni plus d’emploi, que la croissance n’implique pas une réduction des inégalités et que l’économie capitaliste du marché est sujette à des crises systémiques. Bon nombre des solutions vont ainsi pointer des changements qui ne sont pas compatibles avec l’économie capitaliste et la recherche du profit privé.

Avant de proposer des alternatives politiques à la crise, il faut rappeler ses racines : ce n’est pas seulement une crise des marchés insuffisamment réglementés, c’est une crise d’une répartition très inégalitaires des revenus dont ont ne voit pas pourquoi ce serait aux travailleurs d’en payer le coût. Un plan de relance économique ne doit en aucun cas ramener au statu quo anterieur en termes tant économiques qu’écologiques. Une crise majeure appelle une restructuration politique majeure et, dans la construction d’une véritable alternative, notre point de départ ce sont les problèmes pressants d’emploi, de distribution du revenu et de la soutenabilité écologique :

 

Une politique budgétaire au service de l’emploi, de la justice sociale et des investissements socialement utiles et écologiquement soutenables

La politique budgétaire doit être centrée autour d’un programme d’emploi public et d’une politique de redistribution afin d’annuler les effets négatifs de la crise. Les dépenses publiques doivent être orientées vers les services à forte intensité de main-d’œuvre comme l’éducation, les garderies, les maisons de repos, la santé, les services sociaux et communautaires ainsi que dans les infrastructures publiques et les investissements environnementaux. Ce sont également ces secteurs qui permettent de réorienter l’économie vers un développement solidaire et soutenable.

Les besoins en services sociaux ne sont actuellement pas satisfaits et, lorsqu’ils existent ou bien ils sont très mal rémunérés (pour garantir un taux de rendement approprié), ou bien ils sont un luxe réservé aux classes supérieures, ou bien encore ils sont assurés par le travail invisible et non payé des femmes dans la répartition des tâches par genre au sein de la sphère privée. Pour combler ce manque, ces services peuvent être fournis par l’État ou par des organismes sans but lucratif. La dimension de genre dans de tels programmes d’emplois public doit être soigneusement conçue afin d’éviter les désavantages pour les femmes mais aussi d’augmenter la part de l’emploi féminin.

La soutenabilité écologique impose de modifier la structure de la demande agrégée en faveur des investissements environnementaux à long terme. Ceci ne peut être réalisé sans l’organisation de nouvelles tâches stratégiques que nécessite une politique active d’investissements publics.

 

En ce qui concerne l’emploi dans le secteur privé, il est important d’éviter la « socialisation des coûts », c’est-à-dire empêcher que les travailleurs et les chômeurs paient les frais du comportement irresponsable du capital mondial. Certaines firmes se servent ainsi de la crise pour mettre en application leurs stratégies à long terme de réduction d’effectifs. Les dispositifs de chômage partiel ont été utilisés dans de nombreux pays européens afin de limiter la hausse du chômage, mais cela revient à faire jouer la solidarité des travailleurs en subventionnant partiellement les pertes de salaires de ceux qui devaient travailler moins longtemps. Une alternative consisterait à faire payer les coûts aux employeurs en gelant les licenciements et imposant des planchers salariaux par des mesures légales. Dans les entreprises qui sont en mesure de distribuer des dividendes et de payer de hauts salaires aux dirigeants, il serait logique d’interdire les licenciements.

Si le gel des licenciements conduit certaines firmes à la faillite, elles peuvent être reprises et revitalisées sous le contrôle des travailleurs, avec le soutien de crédits publics. De tels exemples se sont multipliés en Argentine à la suite de la crise de 2001, il s’agit d’une stratégie de survie des travailleurs à la suite de la mise en liquidation de leurs entreprises, souvent sans que les arriérés de salaires ne soient versés sans parler des indemnités de licenciement. En 2007, dix mille personnes étaient encore employées dans les entreprises autogérées en Argentine.

Dans le cas de secteurs sous la menace de licenciements massifs, comme dans l’industrie automobile, la socialisation et la restructuration de ces entreprises devenues publiques devrait être envisagées dans le cadre d’un plan à moyen terme. En ce qui concerne l’industrie automobile cela permettrait, par exemple, une réorientation de la production vers des véhicules de transport en commun et un transfert progressif de la main-d’œuvre vers de nouveaux secteurs innovants.

Ces plans de relance de l’économie, de l’emploi et de restructuration environnementale devraient être financés grâce à des impôts sur le revenu fortement progressifs et des impôts sur la fortune, la hausse des taxes sur les sociétés, les droits de succession et une taxation des transactions financières. C’est la seule manière de faire payer les coûts de la crise par ceux qui en sont les responsables. C’est aussi l’unique moyen d’éviter les compressions budgétaires des dépenses sociales, de l’éducation, de la santé, des soins pour les enfants et les personnes âgées.

 

Les exemptions fiscales et les allocations pour les groupes à faible revenu ainsi que l’extension des allocations de chômage aux travailleurs n’y ayant pas accès sont les solutions classiques à court terme. Ce n’est cependant pas un substitut à des mesures nécessaires pour corriger la détérioration générale de la part des revenus salariaux. Il ne s’agit là pas seulement d’une exigence égalitaire, mais aussi macroéconomique. La modération salariale, qui est la recette habituelle des politiques macroéconomiques européennes, peut seulement aggraver l’insuffisance de la demande que l’on constate aujourd’hui. Le risque c’est la persistance de salaires trop faibles dans un certain nombre de pays comme l’Allemagne. Pour résoudre les problèmes fondamentaux que révèle cette crise économique, la politique se doit de régler la crise de la répartition. Cela implique également une réduction substantielle du temps de travail (parallèlement au taux de croissance de la productivité du travail) cumulée avec la correction à la hausse des salaires.

Les hauts profits du passé sont responsables de la crise, il est donc temps qu’ils payent maintenant son coût. Ce n’est pas seulement une réponse décisive au problème du chômage d’après crise. C’est aussi une réponse à la crise écologique : le développement soutenable implique une croissance nulle ou faible dans les pays développés (c’est-à-dire égale à la croissance de la productivité de l’environnement), ce qui signifie que le plein emploi ne peut être obtenu que par une réduction du temps du travail et non par une croissance insoutenable. Les pertes du revenu des masses laborieuses peuvent être évitées par une redistribution substantielle. En outre, si nous voulons davantage de démocratie et d’implication populaire dans les prises des décisions, cela exige du temps et donc une réduction du temps du travail.

 

Refonte et socialisation de la finance

Une refonte du secteur financier est urgente. Mais une réglementation, si elle est importante, ne suffira pas : les institutions financières ont fait la preuve de leur extraordinaire capacité d’innovation pour contourner les règlements. La finance est un secteur essentiel qui ne peut être laissé aux préoccupations à court terme du profit privé. De fait, ce secteur a déjà été très largement nationalisé, mais de manière absurde, en étouffant toute voix publique, et les prises de participation publiques vont être privatisées à nouveau dès qu’il y aura des repreneurs. La crise a démontré que les grandes banques privées usent et abusent de l’avantage que leur procure le fait d’être « trop grands pour faire faillite » (too big to fail).

Pourtant, financer les nouveaux investissements socialement utiles, par exemple dans le secteur de l’énergie est un défi majeur. Cela implique de bâtir un secteur financier public, ce qui ne peut se limiter à la propriété étatique, mais passe par une propriété collective avec la participation des travailleurs et des autres acteurs concernés par les décisions. Un tel secteur financier socialisé doit garantir la transparence des comptes. C’est seulement en se fondant sur une telle structure que les réglementations financières pourront aboutir à des résultats socialement souhaitables : un contrôle effectif de toutes les institutions financières, la responsabilité réelle de ceux qui prennent les décisions, des capitaux pour les besoins anticycliques et l’élimination des opérations hors bilan, comme le suggère par exemple ATTAC2.

 

Soustraire les secteurs d’intérêt général aux motivations du profit privé

La nécessité de l’appropriation publique du secteur financier ouvre des questions nouvelles en ce qui concerne les autres secteurs critiques du point de vue de la société, dans lesquels le droit de propriété ne peut être laissé au secteur privé et ne peut être soumis à la rentabilité privée. La crise a montré que les finances et le logement sont à l’évidence candidats pour l’appropriation publique. La crise énergétique indique que ce secteur et les investissements énergétiques alternatifs exigent également la propriété publique. Les problèmes créés par les fonds de pension privés ainsi que par l’appropriation privée de l’éducation, de la santé et des infrastructures indiquent également que les services sociaux sont trop importants pour être gérés en fonction des motivations du profit privé. Un débat public créatif et participatif permettra de discuter dans quels autres secteurs la propriété publique produirait des résultats plus égalitaires et plus efficients du point de vue social.

Il ne s’agit pas ici de faire un éloge du secteur public en soi, mais de faire appel à la participation et au contrôle de ceux qui sont concernés (les travailleurs, les consommateurs, les représentants régionaux, etc.) dans les mécanismes décisionnels au sein d’un modèle économique transparent et public. Un tel changement du processus de prise des décisions facilitera également la coordination de l’ensemble de l’économie en vue d’un développement soutenable et planifié fondé sur la solidarité. Une telle transition majeure exige un bouleversement du cadre institutionnel actuel, qui est adapté à des économies peu règlementées et orientées vers le profit maximum, au sein duquel les travailleurs et les communautés ne sont pas entendus.

 

Une intégration européenne et internationale solidaire

Au sein de l’Union européenne, la manière dont l’Ouest aidera ou non l’Est à traverser le crise mondiale sera essentielle pour l’avenir de la coopération régionale et fondamental pour la crédibilité politique de l’Union. Une aide véritable doit aller au-delà d’un soutien financier visant à maintenir les taux de change. Cela implique des programmes d’investissements publics mettant l’accent sur le développement de la région. Des investissements publics européens, financés par des impôts progressifs européens, devraient y jouer un rôle actif.

Un autre fait important, devenu plus clair avec la crise mondiale, c’est que l’ouverture des comptes de capitaux crée des turbulences et des problèmes structurels, en particulier dans les économies émergentes. Le risque dévastateur d’une dépréciation/dévaluation des monnaies locales ne peut être surmonté que par un contrôle du flux des capitaux, une dévaluation maîtrisée par un contrôle des prix et des investissements publics au niveau européen pour résoudre les problèmes de goulets d’étranglements des diverses économies.

La crise a des implications additionnelles importante au niveau global. Les travailleurs au Nord et au Sud (ainsi qu’à l’Ouest et à l’Est) ont des intérêts communs qui doivent être mis en avant. Ainsi la redéfinition des règles du jeu de manière à coordonner les arrangements institutionnels au niveau global est la seule manière de créer des conditions plus juste pour le travail. Néanmoins, créer un consensus sur de tels objectifs au Nord comme au Sud exige une politique globale de redistribution et de développement.

Les pierres angulaires d’une nouvelle économie globale guidée par des principes de solidarité sont des politiques industrielles et commerciales compatible avec les aspirations au développement, un nouveau régime monétaire global de changes fixes et le contrôle des flux de capitaux. Il ne s’agit pas seulement de fermer les paradis fiscaux, mais aussi d’instaurer une taxe sur la totalité des transactions financières et des contrôle quantitatif sur les flux de capitaux. Les revenus d’une taxation des transactions financières peuvent servir à alimenter un fond global pour faciliter la convergence. Une source tout à fait appropriée de financement du développement est l’annulation de la dette étrangère des pays en développement. Il est aussi important d’adopter des politiques économiques réconciliant les limites écologiques du développement et l’exigence de justice globale. Pour garantir des résultats équitables, une redistribution substantielle entre pays riches et pays pauvres doit être mise en oeuvre. Les causes historiques du sous-développement ne peuvent supprimées que par un transfert massif de revenu, de connaissance et de technologies.

1Ce texte est la partie conclusive d'un long article « Global crisis and the policy reaction in Western and Eastern EU: Can policy save capitalism from itself? » dont la version originale est disponible ici. Une version française a été publiée dans Inprecor, n° 556/557, décembre 2009 - janvier 2010. La traduction a été réalisée par Jan Malewski et, pour le passage publié ici, révisée par Cédric Durand.

2« Le temps est venu : Sortons l’économie du casino ! », Déclaration commune des ATTAC d’Europe sur la crise financière et les alternatives démocratiques, 15 octobre 2008, http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article12002

 

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