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Les rebondissements des négociations sur le Brexit sont un élément supplémentaire de l’instabilité de la vie politique britannique depuis plusieurs années, tant à droite, avec la contestation qu’affronte Theresa May quant à sa gestion du Brexit, qu’à gauche, avec la montée en puissance de Jeremy Corbyn à la tête du Labour Party, qui doit faire face à la fronde des secteurs les plus conservateurs du parti. Thierry Labica revient ici sur les dernières années de la vie politique britannique et les défis auxquels fait face le parti travailliste.

 

Une longue période de dérive droitière et raciste

Si les apparences du bipartisme britannique paraissent sauves, les évolutions politiques que connaît la Grande-Bretagne depuis une dizaine d’années sont, dans une large mesure, comparables à ce que l’on observe ailleurs en Europe et dans le monde : dérives droitières nationalistes, racistes et xénophobes, montée de l’audience de l’extrême-droite, succès éditorial des paniques identitaires déclinistes, normalisation des thèmes et arguments les plus réactionnaires dans le champ de la politique institutionnelle présumée convenable. Les aléas et les déconvenues du parti UKIP (créé en 1993 – d’abord anti-UE puis ouvertement anti-étrangers) ou du BNP (British National Party, en continuité directe de courants ouvertement fascistes ou néo-nazis) ne changent rien à ce premier constat que l’on doit en grande partie à une dominante de la vie politique en Grande-Bretagne : le système électoral parlementaire uninominal à un tour qui favorise les deux principaux partis et repousse les autres organisations aux marges du champ politique traditionnel, quand bien même ces organisations bénéficieraient d’audiences électorales importantes et croissantes (à gauche, le cas des Verts est un bon exemple de ce type de décalage).

Le face-à-face familier entre partis travailliste et conservateur n’est donc en rien le signal d’une modération préservée dans une conjoncture internationale, elle, marquée par les résurgences autoritaires et fascistes. Les conservateurs (ou Tories), au pouvoir depuis 2010, ont mené de front des politiques d’austérité post-2008 d’une brutalité extrême et un durcissement généralisé des politiques migratoires assortis de l’imagerie toxique appropriée.

Côté austérité, dès l’automne 2010, furent annoncées des suppressions de postes par centaines de milliers dans la fonction publique (très majoritairement de l’emploi féminin au bas de l’échelle des salaires), des réformes toujours plus défavorables des retraites, ou encore, par exemple, de l’indemnisation chômage et de la protection sociale. L’assaut mené contre les personnes handicapées ou en incapacité permanente, dans le cadre de ces réformes de la protection sociale et du marché du travail, conduisit même les Nations Unies (dans le cadre de la convention sur le droit des personnes handicapées) à lancer une enquête en 2016 sur les « violations systématiques et graves » par l’État britannique contre les droits humains des personnes malades et handicapées. De leur côté, des chercheurs publièrent une étude dans le British Medical Journal en 2017, documentant une mortalité excédentaire de 120 000 décès depuis 2010, en lien avec les restrictions budgétaires en matière de santé publique.

La dégradation générale et accélérée de l’ensemble des services et de la situation sociale fut renvoyée au problème de l’immigration, ce, avec une insistance proportionnée à l’ampleur et à la gravité des reculs. Les riches purent continuer de s’enrichir comme jamais. Les Tories se sont montrés d’un entrain rare, et parmi eux, tout particulièrement Theresa May qui, avant de devenir Première ministre, avait été ministre de l’Intérieur du gouvernement de David Cameron. Il doit suffire ici de rappeler qu’à partir du début des années 2010, la priorité gouvernementale explicite était de créer un « environnement hostile » à « l’immigration illégale ». Theresa May fit circuler sur des camions des affiches arborant, à côté de paires de menottes géantes, le slogan : « Illegally in the UK ? : Go home, or face arrest » (« Illégal au Royaume-Uni ? Rentrez chez vous, ou vous serez arrêté »), suivi du chiffre des arrestations des semaines précédentes. Les lois immigration de 2014 et 2016 se mirent au diapason de campagnes de presse d’une virulence exceptionnelle contre, notamment, les réfugiéEs, invariablement assimilés à la menace terroriste. Fut également envisagé l’établissement de liste d’employés étrangers dans les entreprises, au cours d’une involution dont le point d’orgue est le Brexit – la campagne qui précéda le référendum et les négociations qui lui ont succédé, en grande partie centrée sur la question de la liberté de circulation au sein de l’UE. Ces politiques aboutirent, au printemps 2018, au scandale Windrush, qui vit des citoyens britanniques originaires du Commonwealth, installés au Royaume-uni depuis plusieurs générations, mis du jour au lendemain en situation d’illégalité et perdre tous leurs droits. La ministre de l’Intérieur, Amber Rudd, se trouva finalement contrainte à la démission suite à la révélation de mails confirmant des objectifs chiffrés d’expulsions qu’elle avait d’abord niés.

 

Les responsabilités du Parti travailliste

Ceci nous amène à la question du Labour, dans ce contexte, et depuis septembre 2015, lorsque Jeremy Corbyn obtint un soutien électoral massif pour en prendre la tête. Deux observations générales ici : il est à peu près impossible de sous-estimer la responsabilité du Labour blairiste dans la situation actuelle et en dépit des larmoiements extrême-centristes catastrophés sur la sortie de l’UE. Cette responsabilité est accablante. Dès 2010, la direction de l’opposition travailliste, dans les termes les plus explicites et les plus insistants, a fait savoir qu’elle soutenait l’austérité, qu’elle ne reviendrait pas sur les restrictions budgétaires des conservateurs, et qu’il en allait de leur crédibilité économique même et de leur aptitude à gouverner. Le banditisme bancaire, l’industrie de l’évitement fiscal et de l’évasion pure et simple, mais aussi l’enracinement des bas ou très bas salaires dans des secteurs entiers du marché du travail, n’étant aucunement en cause, le Labour, en toute logique, ajusta également ses positions sur les questions migratoires : la défense des services sociaux, du fleuron de l’État-providence d’après-guerre que représente le service national de santé (NHS), le bon fonctionnement des écoles, la maîtrise des budgets, devinrent avant tout affaire de politiques migratoires dissuasives, quitte à pratiquer la surenchère sur les conservateurs, par exemple en défendant un allongement de la période préalable à l’ouverture de droits jusqu’à deux années pour les étrangerEs.

Ce zèle travailliste n’était cependant pas tout à fait nouveau. Le blairisme au pouvoir à partir de 1997 commença par lancer sa version d’un « multiculturalisme » post-industriel débarrassé de toute référence de classe. On s’aperçut bientôt, cependant, que le projet d’un nouvel âge inauguré par la « troisième voie » aboutissait à la stagnation ou à la régression des revenus pour la moitié des salariéEs, à la croissance continue des inégalités et à l’enracinement de la pauvreté et du sous-développement dans nombre d’anciennes régions industrielles à l’abandon depuis les années 1980 (ports de pêche, anciens bassins miniers). Intervint dans ce contexte, en 2004, l’intégration à l’UE de huit anciens pays du bloc de l’Est. Blair opta (avec l’Irlande et la Suède) pour l’ouverture immédiate du marché du travail britannique à la main-d’œuvre (souvent plus jeune, mieux formée, mobile, inorganisée) de ces pays dont la migration fut dix fois supérieure aux 12 000 personnes anticipées (le reste des pays de l’UE s’étant octroyé une période de sept années de délai avant de permettre la même liberté de circulation). Dans les conditions de concurrence renforcée entre travailleurEs, le pouvoir néotravailliste fut pris au piège de deux options contradictoires : déréglementation continuée du marché du travail à bas salaires dans le cadre l’UE, ou promotion d’une « préférence nationale » en version britannique. À partir de 2008, le successeur de Tony Blair au poste de Premier ministre, Gordon Brown, lança un slogan sorti tout droit du répertoire du BNP : « British jobs for British workers » et l’accompagna – aidé de la fine fleur des dirigeants travaillistes d’alors – de toute une communication identitaire sur la « britannicité » face à « l’invasion » migratoire. Les mêmes travaillistes qui allaient tenter de rendre Corbyn responsable de l’échec du camp pro-UE lors du référendum de 2016, étaient donc ceux-là même qui n’avaient cessé de cautionner ou de promouvoir les pires arguments et paniques identitaires et anti-immigration en guise de réponse aux effets de la corrosion austéritaire.

 

Situation politique instable

Le Brexit (rejeté par des majorités en Irlande du Nord et en Écosse) est largement le produit de ce repli nationaliste, raciste et xénophobe, communiant avec toutes les extrêmes-droites du jour dans les motifs « civilisationnistes » islamophobes de la période. Trait frappant de cette conjoncture : leur référence commune, de Bolsonaro à l’AFD en passant par l’English Defense League ou Anders Breivik lui-même, semble être l’extrême-droite au pouvoir en Israël.

À quelques mois seulement de la date prévue pour la sortie de l’UE (29 mars), la situation politique est des plus fragiles. Entre les Tories au pouvoir, affaiblis en outre par six démissions ministérielles en un an, dont deux sur la question des négociations avec l’UE, les affrontements internes sont intenses. Mais s’ajoute un élément de complication considérable : ayant perdu sa majorité absolue lors des élections anticipées de juin 2017, Theresa May n’a pu retrouver une majorité que par le biais d’une alliance avec le très réactionnaire DUP Nord-Irlandais (Democratic Unionist Party). Le DUP (avec ses dix élus à la Chambre des communes) est donc en mesure d’exercer une pression permanente sur la Première ministre au moment où la question de la frontière entre République d’Irlande (UE) et Irlande du Nord est devenue la principale pierre d’achoppement des négociations avec l’UE. Soit la frontière terrestre avec l’UE est maintenue, mais se pose alors la question de sa reconstruction en Irlande, reconstruction dont personne ne veut, d’autant qu’elle contreviendrait aux dispositions de l’accord du Vendredi Saint de 1998 ; soit elle passe en mer d’Irlande et un statut distinct est conféré à l’Irlande du Nord qui resterait dans l’union douanière. Mais dans ce cas, c’est l’intégrité territoriale et constitutionnelle du Royaume-Uni elle-même qui est remise en cause, solution à laquelle sont absolument hostiles les unionistes du DUP.

Dans tous les cas, le Brexit donne des arguments inédits à la cause de la réunification irlandaise, maintenant soutenue par 52 % de l’électorat Nord-irlandais en cas de sortie de l’UE (selon un sondage de début septembre). Il renforce aussi la revendication d’un nouveau référendum pour l’indépendance de l’Écosse (qui a voté à 62 % pour rester dans l’UE), contrainte à sortir de l’UE du fait du vote anglais. L’avenir même du Royaume-Uni paraît désormais très incertain.

 

Hostilité anti-Corbyn

La gauche travailliste à la tête du parti depuis 2015 a représenté la possibilité d’une rupture profonde avec le consensus droitier dans lequel prospèrent les rhétoriques et les passages à l’acte xénophobes. Dans nombre de villes et de régions anglaises où le vote pro-Brexit l’avait largement emporté, il paraissait entendu que le Labour dirigé par Corbyn courrait à la catastrophe électorale en juin 2017 au profit du UKIP ou des Tories réalignés sur des positions nettement anti-UE. Le Labour ouvertement anti-austérité, solidaire des réfugiéEs, dénonçant l’islamophobie, y réalisa pourtant des progressions sans précédent. La fatalité de la droitisation du champ politique pouvait apparaître comme la superstition réactionnaire qu’elle est bel et bien.

Le congrès travailliste fin septembre dernier estima que toutes les options devaient rester ouvertes sur le sujet du Brexit : en cas d’absence d’accord, ou en cas d’accord négocié par May mais rejeté par le Parlement, le Labour devrait alors exiger de nouvelles élections législatives et engager de nouvelles négociations avec l’UE ; ou à défaut d’une telle élection, le Labour devrait soutenir la demande en faveur d’un nouveau vote populaire. La discussion et la polémique restent entières cependant quant à savoir si un tel vote populaire devrait être l’occasion d’un second référendum permettant d’inverser l’issue de celui de 2016, ou s’il ne devrait concerner que les termes de la sortie de l’UE elle-même.

Theresa May quant à elle tente de mettre à profit l’hostilité anti-Corbyn persistante au sein du parti parlementaire travailliste en invitant cette opposition interne à voter ce qu’elle aura négocié, sachant que le DUP risque de lui faire faux bond. Les Tories au pouvoir, récents destinataires des hommages et éloges de Viktor Orbán pour leur solidarité et leur solide collaboration avec la Hongrie dans le cadre européen, devraient alors leur survie à cette même droite travailliste qui a déchaîné les accusations d’antisémitisme les plus ignobles contre le dirigeant de l’opposition. La clarification, à sa manière, bien que prévisible, ne serait pas inutile. Face à la possibilité de plus en plus réaliste d’un Corbyn au pouvoir, les obstacles et tentatives de blocages restent aussi déterminés que jamais. On peut compter sur – outre les racistes professionnels de la presse sensationnaliste à grand tirage (Sun, Daily Mail, Daily Express, Daily Star) – le Guardian, la BBC et le parti parlementaire travailliste pour œuvrer dans le sens d’un retour à une norme qui a pourtant disparu.

Le Brexit a pu un temps être perçu comme une expression renouvelée de l’insularité britannique et de l’ambivalence historique de la Grande-Bretagne entre l’Europe et les États-Unis. Beaucoup semblent suggérer à ce stade, cependant, que le Brexit ne pourrait être que le signal – non pas d’une singularité anglaise ancienne – mais celui, avant-coureur, d’une crise profonde et générale de l’Europe concurrentielle dans son incapacité structurelle à construire un patrimoine commun de services publics, de protections et de droits salariaux, de réglementations bancaires et fiscales, et de politiques environnementales à la hauteur des terribles urgences du moment. Un tournant travailliste représenté par Corbyn et Mcdonnell serait, dans tous les cas de figure, le signal certain que les bifurcations restent possibles dans des temps toujours plus assombris depuis la présidentielle brésilienne. Quoi que l’on pense de ce que pourra accomplir un tel renouveau britannique dans la gauche européenne, et avec lui, les grands mouvements sociaux qui l’ont rendu possible en Grande-Bretagne depuis la fin des années 2000, la violence de la réaction sur laquelle nous devons compter – produit de bientôt quarante années de consolidation sécuritaro-oligarchique, autoritaire et nationaliste – nous impose un devoir d’attention et de solidarité. On en entend la sinistre musique depuis l’été 2015, moment où Corbyn commença sa campagne improbable pour la direction du parti. Si nous sommes encore évidemment dans l’incertitude devant l’hyptohèse Corbyn, ne perdons pas de vue que les adversaires de classe, eux, semblent parfaitement au clair quant au danger que cette hypothèse représente d’ores et déjà. Une boussole fiable, jusqu’à nouvel ordre.

 

Article initialement paru dans la revue L’Anticapitaliste n° 102, novembre 2018.

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