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Nous publions ici la réponse de Cédric Durand à la récente recension proposée par Jacques Sapir de l’ouvrage collectif En finir avec l’Europe, qui vient de paraître aux éditions La Fabrique.

 

La recension fouillée et stimulante qu’a proposé Jacques Sapir de l’ouvrage collectif En finir avec l’Europe fait apparaître de nombreux points de convergence dans l’appréciation de la conjoncture1. L’Union européenne (UE) est aujourd’hui le site d’où s’impulse la radicalisation des politiques néolibérales ; un espace de prise de décision où l’influence de la volonté populaire est systématiquement tenue à distance. En outre, la création de l’euro dans le cadre de l’union économique et monétaire (UEM) a nourri des déséquilibres insoutenables qui ne peuvent être durablement résorbés, fut-ce au prix d’un brutal ajustement à la baisse des salaires, une hausse des impôts indirects et une détérioration drastique des services publics comme on l’observe dans les pays de la périphérie.

Ce constat commun conduit à une appréciation partagée : l’Union européenne et, plus spécifiquement, l’union économique et monétaire sont des dispositifs de pouvoir hostiles aux intérêts de la majorité de la population européenne et doivent être désignés et combattus en tant que tels par la gauche. Point de salut donc dans le grand bond en avant présenté aujourd’hui par les commentateurs européistes comme la seule issue à la crise. Bien au contraire. Tandis que les classes dominantes sont puissamment organisées et coordonnées à l’échelle européenne (et plus largement internationale), les mouvements sociaux et les organisations de gauche demeurent fragmentés géographiquement, profondément ancrés dans les rythmes de leurs espaces nationaux. Ne disposant pas de leviers institutionnels pour investir le champ stratégique européen, les salariés n’influent d’aucune manière sur l’agenda intégrationniste qui ne peut de ce fait leur être que défavorable. Il faut donc rechercher une forme de rupture avec l’UE, ce qui implique mécaniquement d’en venir à un recentrage – au moins temporaire – sur un espace national de définition des politiques économiques et sociales.

C’est sur l’appréciation de ce recentrage qu’il y a divergence. A quel titre doit-il être recherché ? Revenons sur le fragment que Sapir qualifie de « plus désastreux » : « L’Europe n’est pas la question principale pour les gauches sociales et politiques. Leur problème n’est pas de prendre en charge une solution pour l’UE. L’essentiel est de repartir de ce qui est premier dans la crise économique – le chômage de masse ». Qu’y a t-il de scandaleux dans cette affirmation ? Sans doute le fait qu’elle renvoie dos à dos souverainistes et européistes. Il s’agit en effet d’un refus d’adopter une position de principe sur la question européenne. Cela conduit, d’un côté, à récuser l’injonction faite aux adversaires de l’Europe néolibérale de trouver une solution européenne et à rejeter le prétexte européen avancé de loin en loin pour justifier l’alignement néolibéral de ce qui fut un jour la social-démocratie. Mais, d’un autre côté, le positionnement que l’on défend ne fait pas de l’État-nation une planche de salut en soi. Si la structuration des mouvements sociaux et des gauches politiques au niveau européen est insuffisante, leurs actions au sein de l’espace national, bien que davantage articulées, demeurent sur un registre fondamentalement antagonique.

C’est ici que l’analogie séduisante faite par Sapir avec la situation de la bourgeoisie décrite par Guizot apparaît profondément erronée. Bien entendu, comme le soulignent aussi Marx et Engels : «  Chaque étape de développement de la bourgeoisie s’accompagnait d’un progrès politique correspondant. Corps social opprimé par le despotisme féodal, association armée s’administrant elle-même dans la commune, ici république urbaine indépendante, là tiers état taillable et corvéable de la monarchie, puis, durant la période manufacturière, contrepoids de la noblesse dans la monarchie féodale ou absolue, pierre angulaire des grandes monarchies, la bourgeoisie, depuis l’établissement de la grande industrie et du marché, mondial, s’est finalement emparée de la souveraineté politique exclusive dans l’État représentatif moderne. »2.

L’affranchissement des communes correspond en effet bien à une étape essentielle dans l’accumulation spatiale de ressources institutionnelles pour cette force sociale. Mais cette accumulation repose elle-même sur une accumulation de ressources économiques. Or, rien de tel pour les salariés. Comme le pose un refrain fort connu, « nous ne sommes rien soyons tout » est le problème singulier du salariat, ce ne fut jamais celui de la bourgeoisie.

Les salariés n’exercent nulle part un pouvoir économique autonome du capital, leur agir est une puissance antagonique, d’autodéfense. Certes, une guerre sociale de longue haleine a permis de contester « la souveraineté politique exclusive » à la bourgeoisie. Les droits politiques, économiques et sociaux acquis de hautes luttes cristallisent des rapports de force ; cependant, en dépit de ces avancées partielles sédimentées au fil de l’histoire des démocraties occidentales, les salariés ne sont jamais parvenus à s’arracher à leur position subordonnée dans les rapports sociaux capitalistes. De manière très différente, les socialismes réellement existants, les régimes bolivariens en Amérique latine, les contre-sociétés communistes en France et en Italie dans l’après-guerre, les Zones d’Autonomie Temporaires des anarchistes contemporains, l’économie sociale et solidaire ou encore les institutions de l’État social ont réussi à préserver partiellement et/ou temporairement des expériences de vie des impératifs de la reproduction du capital. C’est évidemment beaucoup, mais cela ne suffit certainement pas à se dégager de la subsomption réelle au capital, c’est-à-dire de l’incorporation de l’existence même de la population au mouvement général et global de l’accumulation du capital.

Dit autrement, suggérer que l’affranchissement de l’État-nation des contraintes néolibérales de l’UE ou de l’UEM puisse représenter pour les salariés le même type de montée en puissance que l’émancipation des communes pour la bourgeoisie est parfaitement abusif. L’hégémonie au sein de l’État-Nation avant l’Europe fut organisée autour des forces du capital et le reste aujourd’hui, y compris bien sûr hors de l’UEM (pensons à la Grande-Bretagne où le gouvernement ne fait pas dans la dentelle question austérité) ou même de l’UE (la Norvège ou la Suisse). Il faut aussi rappeler que le césarisme bureaucratique européen qui répond à la crise contemporaine n’est pas une invention de l’UE. Jan-Werner Müller souligne à raison que « la mise à distance des pressions populaires et, plus généralement, une profonde défiance de la souveraineté populaire sous-tend non seulement les débuts de l’intégration européenne, mais la reconstruction politique de l’Europe occidentale après 1945 en général »3. (…) Convaincues que les « totalitarismes » jumeaux – nazisme et stalinisme – étaient le produit des « excès » de la démocratie, les élites européennes ont alors opté consciemment pour une conception restrictive de la démocratie.  

L’affranchissement de l’État-nation du carcan néolibéral de l’UE n’apporte donc en tant que tel aucune garantie de politique économique progressiste. Pourtant, je considère en effet qu’il est urgent que la gauche assume une rupture claire avec la construction européenne. C’est ici que l’on voit que le procès en néoclassicisme instruit par Jacques Sapir ne repose sur rien. Le débat ne porte aucunement sur le caractère séquentiel des processus économiques, politiques et sociaux, mais bien davantage sur la séquence qu’il convient d’enclencher.

Pour Sapir, la rupture avec l’euro est première. Elle est non seulement une condition de possibilité d’une politique économique authentiquement de gauche, mais précède même la définition du contenu de celle-ci. Les affects politiques qui portent la rupture européenne sont donc largement indéterminés, ce qui laisse dangereusement la possibilité de faire jouer les ressorts nationalistes.

Je considère, au contraire, qu’il faut d’abord définir les politiques économiques répondant à l’urgence de la situation, à savoir 1/ contre le chômage, une politique de financement public de l’emploi public en dernier ressort et 2/ contre la prédation et le contrôle social exercés par la finance, la socialisation des institutions de crédit. Ce n’est à mes yeux qu’autour de telles propositions que des identités de classe fragmentées peuvent se coaliser et donner un contenu de classe à la rupture avec les institutions européennes. Jacques Sapir a raison lorsqu’il affirme qu’« il faut penser l’alliance des groupes sociaux (ou le « bloc historique ») qui peut porter une politique alternative en Europe. Cette alliance doit être suffisamment inclusive pour être capable de résister aux pressions, tant internes qu’externes, qui se manifesteront lors de la mise en œuvre de cette alternative. Cela implique de penser cette alliance au-delà des frontières des couches inférieures du salariat (ouvriers et employés) même si ce sont elles qui doivent donner le ton de cette alliance. ». Mais si l’on souhaite effectivement que les couches populaires exercent le leadership sur ce nouveau bloc historique, c’est-à-dire que le bloc historique en cours de constitution s’homogénéise à gauche, il faut bien sûr qu’il se nourrisse d’un contenu programmatique de gauche ! Le projet de cette alliance ne peut dès lors être celui, tourné vers le compromis productiviste du passé, celui « de la reconstitution des marges d’autonomie de l’économie française autour de la défense des conditions de reproduction élargie du modèle social français ». Il s’agit au contraire d’articuler des réponses immédiates sur le front de l’emploi et contre la finance avec, d’une part, les principes d’un nouveau modèle de développement adapté à une période qui sera marquée durablement par des taux de croissance du PIB très faibles et, d’autre part, des perspectives d’organisation spatiale de l’économie combinant relocalisation, insertion raisonnée dans les chaînes globales de marchandises et construction de communs immatériels globaux.

En somme, le détour national qu’implique la rupture avec l’Europe est pour moi avant tout une ruse de la raison internationaliste ; un mouvement stratégique, pas un ralliement à la chimère de l’indépendance nationale.

Ce détour est imposé par le caractère désynchronisé des rythmes de la lutte des classes dans les différents pays européens. Cette désynchronisation ne provient pas seulement – ni même essentiellement – d’héritages historiques distincts mais bien davantage du caractère inégal du développement capitaliste qui résulte de combinaisons productives idiosyncratiques et nourrit des dynamiques sociales et politiques singulières. En Europe, jusqu’à la crise de 2007, on peut ainsi distinguer au moins trois régimes d’accumulation complémentaires mais tout à fait distincts. Dans la périphérie est-européenne, la logique économique dominante est celle d’un régime de prolétarisation par lequel les populations vivant auparavant dans les économies socialistes ont été progressivement insérées dans les réseaux capitalistes transnationaux, ce qui s’est traduit – une fois le choc transitionnel passé et avant celui de la crise financière – par des gains de productivité importants et des hausses de salaires. En Allemagne, au contraire, la pression de cette armée de réserve a favorisé une grande défaite du salariat, manifeste dans la stagnation des salaires et la brutale libéralisation du marché du travail par les réformes Schröder (réformes célébrées aujourd’hui par François Hollande…). Dans les périphéries du sud de l’Europe, la dynamique fut toute autre : les excédents des pays du nord ont été recyclés sous la forme de flux financiers qui ont permis notamment une hausse des crédits à la consommation et des crédits immobiliers ce qui a soutenu l’activité, l’emploi et les salaires sans pour autant que la productivité ne suive. Là, les classes populaires et moyennes ont pu connaître une brève période d’amélioration de leur niveau de vie qu’elles payent aujourd’hui au prix fort.

Ces temporalités distinctes donnent un caractère national aux crises politiques qui tranchent les rapports de force entre les classes. Pour autant, les dynamiques nationales bien que singulières ne sont le plus souvent pas discordantes. Au contraire, du printemps des peuples de 1848 aux révolutions arabes de 2011, en passant par les mobilisations de 1968 et la vague des soulèvements européens de 1917-1923, l’histoire témoigne du fait que l’aspiration à la liberté et à l’égalité est quelque chose d’extrêmement contagieux. Symétriquement, les périodes de recul du salariat, à l’instar des années 1980, tendent à être généralisées.

C’est sur cette subtile articulation entre désynchronisation des rythmes nationaux et expérience commune d’un moment historique que se fonde la ruse de la raison internationaliste. Si toute expérience nationale est fortement contrainte par le régime international qui se surimpose à elle, un évènement national porte en même temps en lui un potentiel de contamination susceptible de transformer le régime international. Ainsi, aujourd’hui, la question d’une rupture de gauche avec l’Union européenne se pose de manière incontournable pour deux raisons entremêlées : c’est, à la fois, une nécessité pour mettre en échec l’insertion au capitalisme globalisé que défendent les classes dominantes de chacun des pays aux dépens de leurs peuples et un point de passage obligé pour ébranler l’ordre néolibéral européen. La dynamique de crise politique et d’innovation sociale associée à une telle rupture résonnerait immanquablement bien au-delà du pays qui l’initierait. Elle devrait bien entendu générer pour celui-ci des dividendes économiques et sociaux immédiats, notamment du fait de l’abandon des politiques déflationnistes et d’un meilleur ajustement des taux de change. Mais, elle pourrait surtout jouer un rôle propulsif en ouvrant sur la scène européenne et mondiale de nouvelles perspectives socialistes et écologistes pour le XXIème siècle.

Photographie: Zoe Strauss

 

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références

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1 Merci à Razmig Keucheyan et Stathis Kouvelakis pour leurs précieuses remarques et suggestions.
2 Karl Marx et Friedrich Engels, Le Manifeste du Parti communiste, 1848 (traduction en français de 1893), p. 8. « Les classiques des sciences sociales », http://classiques.uqac.ca/classiques/Engels_Marx/manifeste_communiste/manifeste_communiste.html
3 Jan-Werner Müller, « Beyond Militant Democracy », New Left Review, n° 73, 2012.