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Dans ce texte de février 2012, à l’occasion des débats du mouvement anticapitaliste qui ont suivi Occupy, Salar Mohandesi revient sur la place qu’a occupée dans ces débats le Black bloc. Aussi souvent condamné qu’admiré, le Black bloc a été fétichisé de part et d’autre comme l’exemple type de groupe prônant l’action violente. L’auteur propose ici d’en retracer les origines au sein de l’autonomie italienne, du mouvement squat en Allemagne, et de montrer les limites d’une tactique (l’autodéfense organisée des lieux d’occupation) érigée en stratégie unique.

Salar Mohandesi est éditeur de la revue en ligne Viewpoint Magazine et doctorant à l’université de Pennsylvanie.

 

La « discussion fratricide du moment dans l’ultra-gauche » dit le Wall Street Journal à propos du débat sur le « black bloc ». Si ce débat a poussé le WSJ à évoquer l’ « ultra-gauchisme », il s’agit donc clairement d’une discussion dont nous devons nous saisir.

Dans un article intitulé « Activists and Anar­chists Speak for Them­selves at Occupy Oakland », Susie Cagle nous rappelle que l’une des dernières importantes manifestations d’affrontements de rue – qui a été mentionnée par les critiques progressistes du Black bloc – nous oblige à mettre de côté le stéréotype des vandales encagoulés briseurs de vitrines.

Elle écrit :

« Les immeubles à travers lesquels a circulé Occupy Oakland n’ont pas été la cible de dégradations, mais ont véritablement été le lieu d’occupation, d’organisation, de construction communautaire et politique. Les manifestants armés de boucliers en plastique, en bois ou métalliques, qui se sont déplacés tout en protégeant les autres manifestants de la police, n’étaient ni un « bloc », ni vêtus de noir et n’avançaient pas en rangs serrés bien unifiés ».

« Le Black bloc n’est pas un choix de vie mais un choix tactique », avance Cagle. Elle souligne que la seule mobilisation récente de black bloc s’est déroulée lors de la « grève générale » du 2 novembre [2011], à l’occasion de laquelle des vitrines de banques ont été brisées, le mot « GRÈVE » a été tagué sur le centre commercial Whole Foods et l’immeuble de Travelers Aid a été brièvement occupé, le tout par un groupe vêtu de noir.

Mais il se trouve que, bien que tous les avis convergent sur le fait que le véritable enjeu réside dans la question des affrontements de rue en tant que tels, le black bloc est devenu la figure représentative de ce débat, qui se résume autour de la tension entre « non-violence » et « diversité de tactiques », destruction de biens et manifestations légales, anarchisme et gauche institutionnelle (liberalism).

Cela n’est pas un hasard. L’histoire du Black bloc met en lumière un aspect important de la période – cela peut même nous aider à mieux comprendre la nature du mouvement squat. Mais avant d’en tracer l’histoire, il s’agit de mettre au clair quelques définitions.

 

Stratégie et tactiques

Puisqu’une large part du débat en cours sur le black bloc a tourné autour de la question de la « diversité de tactiques » – un concept qui a en fait émergé il y a presque une dizaine d’années –, prenons le temps de définir le terme de « tactiques ». Cela implique dès lors de définir le terme « stratégie » également, puisque c’est deux termes n’ont pas de sens sinon dans leur rapport l’un à l’autre.

Une tactique – ainsi que cela est le plus souvent entendu – est un ensemble spécifique de manœuvres mises en œuvre pour gagner un combat localisé. D’autre part, une stratégie correspond à la manière dont ces combats isolés sont reliés ensemble de manière cohérente afin d’aboutir à un objectif plus large. Les deux forment en conséquence une relation réciproque autant en pratique qu’en théorie. Sans stratégie, la tactique ne peut produire que des escarmouches isolées ; sans tactique, une stratégie ne constitue qu’un rêve inassouvi.

La confrontation politique par le biais de l’affrontement de rue – qui est aujourd’hui personnifiée par le Black bloc – constitue une tactique, puisque cela consiste en un moyen spécifique de gagner une bataille spécifique. Cela peut suffire en soi ou être complété par une série d’autres tactiques, comme les marches pacifiques, les opérations de boycott, ou bien même le vote, pour en citer quelques unes.

Enjoindre à une « diversité de tactiques » signifie simplement que toutes ces différentes tactiques devraient être considérées en vue de confrontations futures. Mais cette proposition anodine et apparemment évidente qui, en théorie, pourrait s’entendre pour n’importe quelle tactique imaginable, endosse aujourd’hui une signification hautement spécifique. Cette expression [« diversité de tactiques »] ne fait plus référence à une pluralité de propositions mais à la seule question de la validité persistante d’une seule et même tactique : l’affrontement de rue, notamment tel qu’il est envisagé dans le paradigme Black bloc.

La focalisation sur le Black bloc de ces derniers mois n’est que le reflet déformé de la prédominance bien réelle de cette tactique au sein des luttes contemporaines. Cela est assez curieux compte tenu du fait que, dans le cycle de luttes en cours, le Black bloc n’est réellement apparu que dans certaines zones, principalement dans le Nord-Ouest étatsunien.

Malgré la portée surtout locale de cette tactique, sa prégnance dans l’imaginaire collectif du mouvement s’est amplifiée dans des proportions étonnantes. Il semblerait que le Black bloc soit partout, une réalité tangible au sujet de laquelle tout le monde doit prendre parti – même, et peut-être tout spécialement, ceux et celles qui ne l’ont en fait jamais vu en action de leurs propres yeux.

Mais c’est précisément l’obsession lancinante pour cette unique tactique qui nous empêche d’interroger sérieusement l’autre terme essentiel de cette relation : la stratégie. Le débat autour de la soi-disant « diversité de tactiques » pointe précisément le problème : en concentrant toutes nos énergies à établir les mérites d’une tactique, nous finissons par négliger complètement la question stratégique.

Une « diversité de tactiques » n’a pas grand chose à voir avec la question stratégique – cela semble en  fait remplacer la stratégie par un pluralisme libéral.La question n’est pas s’il faut promouvoir une « diversité de tactiques » mais plutôt : quel type de stratégie nous permet en effet d’endosser une large éventail de tactiques ?

Il apparaît plus clairement que l’hypertrophie de cette tactique est en fait le résultat direct de toute stratégie correspondante. Comme l’a récemment écrit Alberto Toscano :

« S’il y a bien une chose qui marque la résurgence actuelle de l’intérêt théorique pour le communisme, et pour toute sa variété d’espèces, c’est le quasi-total désintérêt pour la question stratégique. »

On pourrait également ajouter que puisque stratégie et tactique ne peuvent exister qu’au sein d’un rapport de réciprocité, la déformation – ou peut-être même l’absence – de la première entraîne inévitablement la déstabilisation de la dernière.

Le symptôme de cette déstabilisation est la compulsion à répéter. La tactique de l’affrontement de rue est aujourd’hui rejouée de manière obsessionnelle, compensant ainsi le manque de stratégie. Réduit à sa plus simple expression, cela signifie simplement refaire et refaire encore la même chose dans l’espoir que s’ouvre une quelconque brèche. Certains clament que la répétition d’une stratégie générera en soit une stratégie.

D’autres suggèrent qu’une défaite tactique pourrait entraîner une victoire stratégique. D’une part, cette position implique l’effondrement conceptuel de deux catégories distinctes en une seule ; d’autre part, cela semble correspondre à l’essence même d’une pensée téléologique. Supposer que la répétition d’une unique tactique va, naturellement et spontanément, engendrer une stratégie ne rend pas justice à la complexité de leur rapport.

C’est donc une tactique offensive sans stratégie offensive : nous faisons compulsivement tourner en boucle une tactique gonflée à bloc dans l’espoir d’engendrer miraculeusement une stratégie manquante. Et puisque toute cette impasse se traduit à travers l’image spectaculaire du Black bloc, dès lors nous avons à tracer le chemin, l’histoire, qui nous a mené jusqu’à ce point.

 

Une généalogie du Black bloc

Les racines du mouvement Black bloc contemporain nous ramènent à l’expérience des mouvements « autonomes » européens de la fin des années 1970 et du début des années 1980. À cette époque, les capitalistes sapaient consciencieusement, dans un certain nombre de pays, la pugnacité de l’ouvrier-masse en mutant vers un nouveau régime d’accumulation. Cette restructuration a été caractérisée par une décentralisation systématique, une flexibilisation et une désarticulation territoriale du processus de production.

Une telle mutation – qui a, dans une certaine mesure, été envisagée de manière simpliste comme un déplacement des zones industrielles vers une production de services plus dispersée, tels que l’information ou le savoir  – implique une transformation de la ville même. D’une part, les espaces publics qui étaient les lieux privilégiés du prolétariat – tels que les maisons des jeunes, les parcs, les lieux de rencontres – ont été détruits. D’autre part, les espaces jusque là utilisés par la grande industrie – tels que les entrepôts, les usines ou les hangars – ont été abandonnés tandis que les capitalistes réorientaient leur pratique des affaires. En Italie, par exemple, Pierpaolo Mudu fait remarquer qu’à la fin des années 1990, « la propriété industrielle qui s’étalait sur un total de 7 millions de mètres carré a été abandonnée dans la seule ville de Milan. »

En réponse à cette restructuration, la classe ouvrière italienne a lancé un nouveau cycle de lutte à l’occasion duquel ces immeubles abandonnés ont été occupés dans tout le Nord – qui fut un jour le cœur de l’industrie lourde italienne – et transformés, de manière antagonique, en camps de base pour le pouvoir prolétaire autonome. En réalité, les tous premiers camps de base de ce type – qui seront plus tard nommés « centres sociaux » – ont émergé dans les espaces vacants de Milan en 1975.

Dès lors, les centres sociaux – qui ont pris cohérence sous la forme d’un archipel d’espaces libérés qui seront plus tard désignés sous le terme d’ « Autonomie » – se sont déployés à travers un large éventail d’activités (de l’organisation de débats politiques à l’aide juridictionnelle, en passant par la mise en œuvre d’actions de solidarité avec des groupes marginalisés, la mise en place de librairies, la tenue de concerts, etc.) : les militants italiens les concevaient comme des « soviets des temps modernes », ou des centres du pouvoir autonome élaborés en opposition directe avec l’État.

Le coup d’envoi des révolutions du XXe siècle a été donné par le syndicalisme révolutionnaire qui avançait l’idée de l’autogestion des conseils ouvriers – appelés « soviets » en Russie. Paolo Virno, qui a participé au mouvement autonome, a essayé de théoriser la logique générale de la forme-soviet, sans doute fortement inspiré par les centres sociaux de son temps. Virno décrit les soviets comme « les organes d’une démocratie non-représentative », l’espace dans lequel la coopération et la créativité, de plus en plus exploitées par le capital, prennent une dimension autonome et publique.

L’objectif de ces conseils est d’« émanciper la prodigieuse coopération de l’emprise du travail salarié. » De ce point de vue, les centres sociaux sont ainsi redéfinis comme des tentatives de ranimer la forme-soviet, dans un contexte postfordiste où l’économie du savoir et de la communication prennent une place de plus en plus importante dans un secteur des services en expansion.

Historiquement, les soviets ont été le fondement des explosions révolutionnaires. Virno écrit qu’ils « interfèrent de façon conflictuelle avec les appareils administratifs de l’Etat, en vue d’éroder ses prérogatives et d’absorber ses fonctions. » Ce qui ne revient pas à reproduire l’État : pour Virno, les soviets rompent totalement avec la « normativité de l’autorité », avec les idéaux bureaucratiques de «  représentation et de délégation » :

Qu’il s’agisse d’une question de distribution des richesses ou d’organisation des écoles, du fonctionnement des médias ou de l’agencement du centre ville, les soviets développent des actions qui sont paradigmatiques et capables de se transformer en de nouvelles combinaisons de savoir, d’inclinations éthiques, de technologies et de désirs.

La forme-centre social du pouvoir des soviets, bien que rendue célèbre assez tôt par les Italiens, ne s’est en rien limitée à eux. Un phénomène tout à fait similaire s’est produit en Allemagne. Bien qu’il y eût un « Automne allemand » du militantisme en 1977, le mouvement ne reprit des couleurs que quelques années après, quand les squatteurs commencèrent à se renforcer. Peu après 1980, le mouvement des squatteurs prit l’initiative, en se réappropriant des centaines de logements en Allemagne de l’Ouest, et les « Autonomen » remirent les soviets sur le devant de la scène. Ils se mirent à former leurs propres conseils, à organiser des congrès nationaux de squat­teurs, et, comme en Italie, utilisèrent leur centres sociaux pour éroder l’État.

Il devint cependant clair que ces espaces militants n’échapperaient jamais à la répression de l’Etat. Dès le départ, en réalité, les Autonomen furent sur le qui-vive, se sachant l’objet d’attaques, et la cible prioritaire de la police. Après que la «  République Libre de Wendland » – un espace libéré à Gorleben – fut violemment démantelée en 1980 par le plus important déploiement de forces de police en Allemagne depuis Hitler, et après une vague d’attaques systématiques contre les squatteurs à Berlin Ouest en décembre de cette même année, il devint clair que s’ils voulaient survivre, les Autonomen devaient se protéger en utilisant des méthodes plus radicales.

Des groupes d’Autonomen armés, dont le pouvoir trouvait sa base dans les centres sociaux, apparurent rapidement pour défendre ces espaces. Une tâche nécessaire, sans aucun doute, mais qui au final en viendrait à absorber toutes les énergies du mouvement, tout en créant de la division au sein des Autonomen et en affaiblissant l’élan de solidarité à leur égard.

« Alors que leurs actions radicales furent peu à peu dénoncées même par leurs alliés », note l’historien George Katsiaficas, «  les radicaux devinrent de plus en plus « autonomes » (d’aucuns diraient « isolés ») par rapport aux protestataires plus classiques et en vinrent à constituer leur propre source d’identité collective. » Ces groupes radicaux, qui s’engagèrent alors dans des grèves offensives aussi bien que dans des manœuvres défensives, commencèrent à se forger une identité collective en monopolisant une tactique unique : la confrontation radicale par les affrontements de rue.

Vers le milieu des années 1980, alors que la répression continuait à s’intensifier, ces groupes radicaux consolidèrent leur identité culturelle, parfois en opposition au reste du mouvement. « Les vestes en cuir noir portées par de nombreuses personnes pendant les manifestations et les drapeaux noirs agités par d’autres signalaient moins un anarchisme idéologique qu’un style vestimentaire et un type de comportement », écrit Katsiaficas. Les vêtements noirs, les drapeaux noirs, les masques de ski, les casques et le punk devinrent «  des symboles d’un mode de vie ».  C’est là que le Black bloc moderne est né.

Mais ce fut précisément au moment où le Black bloc commença à former une entité distincte que les mouvements autonomes dont il provenait commencèrent vraiment à décliner. C’est là la réalité historique sous-jacente à l’idéologie du Black bloc. Cette tactique, dans les faits, apparut en grande partie comme un moyen d’endiguer cette désintégration interne.  De nombreux militants croyaient que leur précarité était purement le résultat de la répression de l’Etat, et ils s’imaginaient que la défense organisée des centres sociaux inverserait dans les faits ce processus de décomposition.

En vérité, les mouvements autonomes, aussi bien en Allemagne qu’en Italie, étaient à deux doigts de disparaître. Comme ils développaient une identité fortement tournée vers l’entre-soi et l’opposition, ils se retrouvèrent progressivement incapables de dépasser l’hégémonie du seul héros prolétarien. Ils échouèrent à se lier à différentes couches de la classe ouvrière, et ne furent pas en mesure de former une coalition avec des franges larges des masses. Plus tôt dans le siècle, au moment de la naissance des soviets,  cela avait eu pour signification de lier le prolétariat à la paysannerie.

À la fin des années 1970 et 1980, cela voulait dire lier les secteurs « avancés » du prolétariat, dans ce cas le « travailleur social » ( ou, pour utiliser des termes moins discutables, une sorte d’amalgame entre les étudiants, la jeunesse et les travailleurs précaires qui dérivaient hors d’un État-providence en voie de désintégration) au reste de la classe ouvrière. Incapable, ou peut-être réticent à lier les différents segments de la classe ensemble, le Black bloc se changea en rien d’autre qu’une force de défense militaire rudimentaire.

Cependant, la disparition finale des centres sociaux n’entraîna pas nécessairement la disparition de ces goupes radicaux qui avaient été originellement créés pour protéger ces espaces assiégés. En réalité, ils perdurèrent, mais leur fonction devint de plus en plus ambiguë. Au milieu des années 1990, par exemple, des militants en Italie décidèrent de former les Tute Bianche, ou « Salopettes Blanches », comme une réponse directe à la désintégration des centres sociaux qui subsistaient encore. Michael Hardt et Antonio Negri décrivent ce groupe en ces termes :

Les jeunes des centres sociaux commencèrent à reconnaître le nouveau paradigme de travail qui caractérisait leurs expériences : le travail précaire, flexible et mobile typique du Post-Fordisme (…) Plutôt que les traditionnelles salopettes bleues du vieux travailleur d’usine, les salopettes blanches représentaient ce nouveau prolétariat (…) Ils affirmaient qu’ils étaient des travailleurs « invisibles », puisqu’ils n’avaient pas de contrats fixes, aucune sécurité de l’emploi, aucune base d’identification. La couleur blanche de leur salopette était censée représenter leur invisibilité. Et cette invisibilité qui caractérisait leur travail se révèlerait être également la force de leur mouvement.

Les Salopettes Blanches représentaient une dernière tentative pour régénérer les centres sociaux à la lumière du changement des conditions historiques. Quand il devint clair, après 2001, que cet effort avait échoué, que leur base sociale ne pouvait pas être ressuscitée, et que leur forme particulière de lutte avait atteint ses limites historiques, les Salopettes Blanches décidèrent de disparaître.

Le destin du Black bloc fut tout autre. Cette tactique réapparut, et dans les faits trouva pour de vrai son terrain de prédilection seulement après avoir été transplantée aux Etats-Unis (et en particulier à Seattle en 1999) où un mouvement comparable aux Autonomen allemands n’avait amais existé jusque là. Cette distance géographique représenta avec force la distance historique entre le Black bloc renaissant et ses organes constituants dans le cycle de lutte précédent. Le Black bloc américain, contrairement aux Salopettes Blanches, n’est pas né dans les centres sociaux.

C’est vraiment avec l’éruption du mouvement altermondialiste, qui se développa  de 1999 environ à 2003, que la tactique du Black bloc, alors totalement disjointe de l’idée même de centre sociaux, commença à survivre de manière indépendante  en se remodelant de façon à devenir autre chose qu’une simple tactique. La grande majorité de ceux qui formaient les rangs du Black bloc à Seattle n’avait aucun souvenir proche des autonomes allemands du début des années 1980, séparés qu’ils étaient par un fossé générationnel assez net,  et par conséquent n’avait pas d’autre choix que de se reconstruire une nouvelle identité.

La renaissance du Black bloc eut malgré tout un prix : la contradiction insurmontable entre son existence en tant que tactique et son existence en tant qu’identité. Même si la défaite du mouvement anti-guerre, le début des années Bush, et le déclin de la gauche organisée forcèrent le Black bloc à disparaître plus ou moins en tant que tactique importante, cela renforça paradoxalement son identité, lui assurant ainsi une deuxième vie mystique qui est aujourd’hui l’objet d’une résurrection et d’un fétichisme.

 

Une tactique flottante 

Après des décennies de restructuration du capitalisme, il n’y plus aujourd’hui de squatteurs à défendre. Avec le démantèlement définitif de l’État-providence qui créait  autrefois les conditions dans lesquelles les mouvements autonomes purent apparaître, et la violente répression des centres sociaux qui subsistaient, les squatteurs qui à une époque formaient la base sociale du Black bloc ont disparu.

Séparé de ces fondements, le Back bloc a continué à vivre comme une sorte de tactique flottante. A présent entrée dans sa période post mortem, l’idée du Black bloc reproduit explicitement une tactique unique dans l’espoir de redécouvrir la stratégie d’où il est apparu. A un niveau superficiel, c’était une tactique d’affrontement de rue qui utilisait les vêtements noirs et les masques pour se confronter à l’Etat de façon anonyme, et, de temps à autre, détruire des biens.

Mais après sa mort et sa renaissance, le black bloc est devenu une idéologie spécifique de l’affrontement de rue : l’usage de la confrontation avec la police pour déplacer des contradictions internes au mouvement. Et le mouvement se retrouve à osciller entre deux idéologies complémentaires, deux stratégies inconscientes, sous le nom de « diversité de tactiques ».

La première implique d’organiser des affrontements délibérés avec la police dans l’espoir de transformer en spectacle le mouvement pour le rendre absorbable par la gauche institutionnelle. Plus proche de la formule que de la stratégie, elle s’applique de façon indifférenciée, sans grand souci du contexte spécifique, et rend paradoxalement la survie du mouvement dépendante de sa capacité à attirer l’attention de l’État.

La seconde consiste à essayer , d’une manière forcée, de faire revivre les centres sociaux, autrefois à la base du black bloc.  Isolée, dépourvue des centres sociaux qui au départ lui donnèrent tout son sens, l’idéologie du blac block tente à présent de les créer de toutes pièces. Les conditions légales extraordinairement hostiles, et la puissance militaire écrasante de l’Etat, transforment l’appropriation d’immeubles en cadre pour l’affrontement de rue. Et dans une certaine mesure, il est difficile de voir au-delà du geste performatif de reconstitution d’un espace social, qui semble être une fin en soi, plutôt que la construction réelle d’un centre.

Nous n’avons pas de raison de croire qu’un centre social peut être construit dans le contexte de l’affrontement de rue. Les Autonomen armés n’ont jamais créé les centres de squatteurs ; c’est l’archipel d’espaces autonomes qui a créé les Autonomen armés. Et des expériences récentes indiquent que dans le contexte du néolibéralisme avancé, les centres sociaux ne seront probablement pas la forme que prendra de nos jours l’activité autonome et organisée des prolétaires.

Dans le premier cas, par conséquent, nous avons une idéologie  digne de la gauche institutionnelle actuelle. Dans le second, une idéologie communiste du passé.  L’une a conduit certains des éléments les plus radicaux, dynamiques et dévoués du mouvement vers le réformisme de façon involontaire ; l’autre a conduit ces éléments à exécuter les directives transmises depuis un passé qui n’existe plus.

Ni la gauche institutionnelle actuelle ni le communisme du passé ne conviennent aujourd’hui. La seule chose à laquelle nous aspirons, c’est une stratégie communiste pour le temps présent. Notre tâche est d’essayer de poser les fondations d’une organisation pour l’activité autonome des prolétaires, sous une forme qui soit historiquement adaptée. Cela veut dire réinventer les « soviets » pour notre époque, comme les autonomes l’ont fait pour la leur ; découvrir, au moyen d’un processus d’expérimentation collective, une forme de lutte qui entre en résonance avec la composition de notre classe, tout en liant ensemble les couches diverses de cette classe, et en reconstituant à partir de ce corps aux membres disparates un sujet antagoniste.

Ce n’est qu’à ce moment là que nous serons capables de déterminer le lieu de notre bataille  approprié à la tactique de la confrontation radicale au moyen de l’affrontement de rue. Sans cela, sans une stratégie communiste cohérente, tout ce que nous avons, c’est un mort-vivant à la poursuite de son ombre.

 

Source originale : http://viewpointmag.com/2012/02/12/on-the-black-bloc/

Traduit de l’anglais par Grégory Bekhtari et Stella Magliani-Belkacem, avec l’aimable autorisation de l’auteur.

 

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