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« Plus précisément, il faut mettre en question radicalement la vision économique qui individualise tout, la production comme la justice ou la santé, les coûts comme les profits et qui oublie que l’efficacité, dont elle se donne une définition étroite et abstraite, en l’identifiant tacitement à la rentabilité financière, dépend évidemment des fins auxquelles on la mesure, rentabilité financière pour les actionnaires et les investisseurs, comme aujourd’hui, ou satisfaction des clients et des usagers, ou, plus largement, satisfaction et agrément des producteurs, des consommateurs et, ainsi, de proche en proche, du plus grand nombre. À cette économie étroite et à courte vue, il faut opposer une économie du bonheur, qui prendrait acte de tous les profits, individuels et collectifs, matériels et symboliques, associés à l’activité (comme la sécurité), et aussi de tous les coûts matériels et symboliques associés à l’inactivité ou à la précarité (par exemple, la consommation de médicaments : la France a le record de la consommation de tranquillisants). On ne peut pas tricher avec la loi de la conservation de la violence : toute violence se paie et par exemple la violence structurale qu’exercent les marchés financiers, sous forme de débauchages, de précarisation, etc., a sa contrepartie à plus ou moins long terme sous forme de suicides, de délinquance, de crimes, de drogue, d’alcoolisme, de petites ou de grandes violences quotidiennes » (Pierre Bourdieu, Contre-feux, Paris, Raisons d’agir, 1998).

La recherche d’indicateurs alternatifs à l’hégémonie du produit intérieur brut ne peut pas rester complètement indifférente aux nombreux efforts actuels visant à mesurer le niveau de bien-être « subjectif » des individus à partir de données issues de questionnaires d’attitudes. Ces derniers se sont récemment multipliés et ont étendu leur portée au domaine de la comparaison internationale : l’étude statistique des données issues des éditions successives du World Values Survey, par exemple, conduit ses promoteurs, autour de Ronald Inglehart, à conclure avec force aux effets bénéfiques du développement humain et du « choix libre » sur le niveau de bonheur des individus :

« Les données issues d’enquêtes représentatives nationales menées de 1981 à 2007 montrent que le bonheur a augmenté dans 45 des 52 pays pour lesquels des données temporelles substantielles sont disponibles. Les analyses de régression suggèrent que le degré auquel une société permet le libre choix a un impact majeur sur le bonheur. Depuis 1981, le développement économique, la démocratisation et une tolérance sociale accrue ont augmenté le degré auquel les gens perçoivent qu’ils ont une liberté de choix, ce qui, en retour, a conduit à de plus hauts niveaux de bonheur dans le monde, ainsi que le suggère le modèle du développement humain » (extrait de Inglehard, Foa, Peterson, Welzel, « Développement, liberté et montée du bonheur. Une approche globale 1981-2007 », sur le site de World Values Survey).

En France, l’exploitation de l’enquête Valeurs, combinée aux éditions précédentes des European Values Surveys, permet à un groupe de chercheurs de dresser, quant à eux, le constat d’une montée tendancielle du niveau de « sentiment de bonheur » en France : en  2008, 34% des répondants  se considéraient « très heureux » contre 19% en 1981, la proportion de « pas très heureux » et « pas heureux du tout » restant globalement stable. La proportion de « très satisfaits de la vie » augmente elle aussi, passant de 17% en 1981 à 24% en 2008, la proportion de « peu satisfaits » passant de 30% à 25%[1].

Comment interpréter de telles données d’attitudes, qui semblent au premier abord contredire les nombreux résultats indiquant une dégradation structurelle des indicateurs sociaux[2] ? Une très importante littérature, à dominante économique, a déjà largement étudié cette question. Nous regrouperons quelques-uns des problèmes posés par ces recherches contemporaines autour de deux thèmes : l’interprétation de telles données et la question de la causalité. Nous conclurons ensuite par quelques suggestions de pistes de recherches et d’analyse.

 

Des données difficiles à interpréter

Que mesure-t-on lorsque l’on demande à un enquêté s’il est « très heureux », « assez heureux », « pas très heureux » ou « pas heureux du tout » ? Depuis longtemps, on sait que les réponses à des questions d’attitude aussi générales suscitent des réponses hétérogènes et très ambiguës, en tout cas complexes à interpréter, surtout si l’on prend en compte les divers biais qui caractérisent les échantillons sur lesquels reposent les statistiques étudiées[3]. Dans des sociétés où s’est développée une sorte d’injonction au bonheur étroitement liée à la valorisation sociale de la consommation marchande individuelle, se déclarer « heureux » est peut-être plus révélateur du conformisme associé à un assentiment de façade arraché aux enquêtés que la manifestation d’un état mental et physique sous-jacent. Même des questions plus spécifiques, relatives par exemple au rapport subjectif des Français au travail[4], attirent un grand nombre de réponses favorables, qu’une analyse fine de questions connexes plus précises et d’entretiens conduit à remettre en cause : plus on s’approche de la perception concrète de réalités bien définies et plus le sentiment général positif se dissipe au profit de visions souvent plus nuancées et ambivalentes.

Parmi les difficultés classiques, il faut également rappeler que tout sentiment de bien-être, si l’on admet qu’il existe, ne peut être que « relatif » ou « relationnel », faute d’une définition substantielle univoque et aisément quantifiable. On n’est « heureux » que par rapport à des états moins favorables, que l’on a connu soi-même,  que d’autres connaissent ou que l’on imagine, à moins de suivre étroitement la conception portée par une doctrine morale ou religieuse particulière. Ainsi, la perception du bonheur est très certainement difficile à dissocier d’une position et d’une trajectoire, qui se situent elles-mêmes dans un espace de possibles (réels ou imaginés). La notion de « frustration relative » (développée par Robert K. Merton, en relation avec celle de « groupe de référence ») ouvre la voie à une conception plus sociologique, et donc moins immédiatement « matérielle », du bien-être. Elle se prête sans doute moins à des mesures aussi frustres que celles issues de questionnaires d’attitudes standardisés.

L’utilisation de données issues d’espaces nationaux et de contextes culturels très différents engendre elle-même des difficultés en grand nombre : certaines situations politiques, économiques et sociales se prêtent particulièrement à l’expression d’un « mécontentement », qui serait autrement moins visible, plus diffus, mais pas forcément moins réel que lorsqu’il est rendu explicite par le travail de construction symbolique du « malheur ». Le « bonheur » étant, précisément, un enjeu symbolique, tant économique que politique, la formation des normes politico-sociales en matière de bien-être conditionne toute forme d’expression discursive sur le sujet.

 

La causalité : l’emprise du modèle économique

Les travaux sur le thème des déterminants du bonheur se réfèrent largement au paradoxe d’Easterlin, selon lequel il n’existerait pas de relation entre le niveau moyen de bonheur d’une société et son niveau de richesse, mais qu’il existerait en revanche une relation nette à l’intérieur de chaque société : les plus riches seraient plus heureux que les plus pauvres. La pauvreté relative serait ainsi une plus grande source de malheur que la pauvreté absolue.

Dans une recherche récente fondée sur l’examen de séries temporelles comparatives et le recours à des méthodes statistiques dites de régression[5], Stevenson et Wolfers affirment cependant établir qu’il existe bien, au contraire, une relation causale « robuste » entre le niveau de produit intérieur brut par habitant d’un pays et son niveau de bonheur : la richesse absolue déterminerait le niveau moyen de bonheur. Il existerait toutefois aussi un effet interne, mais moins important, de richesse « relative ».

Les discussions en « économie du bonheur » se développent aujourd’hui autour de ces grands pôles que sont l’hypothèse de la richesse absolue et celle de la richesse relative. Si on laisse de côté les questions méthodologiques pourtant essentielles que soulèvent par ailleurs ces travaux économétriques[6], ils souffrent d’autres limites importantes.

Fortement lié au niveau global de développement humain et social, le produit intérieur brut (ici, par habitant) en donne cependant une vision avant tout économique qui oriente la perception des facteurs conditionnant le bien-être subjectif. Faute d’avoir étudié méthodiquement l’ensemble, potentiellement presque infini, des variables sociales et économiques susceptibles de favoriser le bien-être individuel, et si l’on admet que les indicateurs utilisés mesurent une réalité, l’erreur de spécification du modèle statistique se double d’une réduction interprétative : implicitement, c’est l’accès à des biens et services qui serait la principale source de bonheur. La corrélation forte entre produit intérieur brut et bonheur subjectif mesuré dans les enquêtes d’opinion induit alors une interprétation consumériste et productiviste qui ne va pourtant pas de soi quand bien même on admet la « validité » du modèle statistique (et même si toute la société capitaliste contemporaine accrédite cette interprétation dominante) : les sociétés à produit intérieur brut élevé sont aussi des sociétés où l’État-providence est plus important, le système scolaire étendu, la redistribution plus forte, le temps de travail moindre, l’emploi  beaucoup plus qualifié, etc. Il faut donc une forte croyance dans les vertus intrinsèques des méthodes statistiques utilisant la régression pour penser avoir trouvé dans le PIB un facteur explicatif universel avant d’avoir examiné tous les « candidats » potentiels à l’explication…

Le problème le plus grave posé par la perspective adoptée par les travaux évoqués plus haut est celui du caractère fondamentalement unidimensionnel de leur conception du bien-être[7]. Car s’il semble clair qu’un accès aisé à des biens et services est une source de « bonheur » vaguement défini, que dire de la possibilité de disposer d’un temps de loisirs (hebdomadaire, annuel, etc.) important, d’une vie au travail épanouissante et intéressante (si ces catégories ont elles-mêmes un sens), de l’absence de précarité, de l’accès à la sécurité sociale (en particulier à des médicaments et des soins en nombre et efficaces), de l’existence d’égales opportunités en matière éducative et culturelle, de la jouissance d’un environnement sain, d’un cadre de vie collectif pacifique, d’une bonne insertion dans des réseaux relationnels, de vies affective et sexuelle épanouies, etc. ? Si l’on adopte une conception multidimensionnelle, il devient assurément plus difficile d’associer le bonheur à des facteurs généraux aussi mal définis que la « richesse » ou le « développement », ce qui relève plus du truisme que de l’analyse scientifique.

Pour conclure, quelques suggestions. Les critiques nombreuses que l’on peut adresser à ces tentatives contemporaines de quantification du bonheur ne nous semblent pas devoir conduire à un pur et simple rejet. En premier lieu, l’enjeu pour les sciences sociales est de dépasser le cercle, méthodologique et logique, qui relie des variables d’attitude trop simplificatrices et des indicateurs économiques grossiers : en construisant des mesures d’attitudes plus raisonnées et mieux fondées, et en affinant les facteurs « objectifs » tout d’abord ; ensuite, en diversifiant les types d’enquêtes, en intégrant des démarches qualitatives et ethnographiques, qui ne peuvent se réduire à des illustrations mais permettent de mieux établir certains processus et les logiques sociales et symboliques qui les traversent. Le deuxième enjeu est de développer une approche explicitement multidimensionnelle des déterminants sociaux du bien-être, en multipliant d’une part les mesures du bien-être lui-même et d’autre part les indicateurs socio-économiques susceptibles d’en rendre compte. Ce n’est qu’ensuite, par une démarche inductive, que l’on pourra faire émerger les dimensions réellement pertinentes de la « gangue des données »[8].

 

Notes

[1]     P. Bréchon, J.-F. Tchernia, La France à travers ses valeurs, Paris, Armand Colin, 2009, p.47 et sq.

[2]     Cf. notre premier article dans le numéro 8 de Savoir/Agir. Des discussions analogues ont lieu autour de la mesure de la confiance, menées dans la perspective des recherches sur le capital social au sens de Putnam. Nous y reviendrons dans un prochain article.

[3]     Dans la déjà longue série des travaux critiques sur la mesure de l’opinion, lire P. Lehingue, Subunda. Coup de sonde dans l’océan des sondages, éditions du Croquant, Bellecombe-en-Bauges, 2007.

[4]     C. Baudelot, M. Gollac, Travailler pour être heureux ? Bonheur et travail en France, Paris, Fayard, 2003.

[5]     B. Stevenson, J. Wolfers, « Economic Growth and Subjective Well-Being. Reassessing the Easterlin Paradox », Brookings Papers on Economic Activity, printemps 2008, 108 p.

[6]     On notera par exemple qu’une corrélation n’est pas une relation de causalité ou qu’un effet significatif dans une régression multiple constitue une preuve bien fragile et souvent discutable, dans un contexte de quasi-colinéarité généralisée. Pour davantage de précisions, on pourra consulter, entre autres publications : H. Rouanet, F. Lebaron, V. Le Hay, W. Ackermann, B. Le Roux, « Régression et analyse géométrique des données: réflexions et suggestions », Mathématiques  et sciences humaines, 40ème année, 160, 2002,  pp. 13-45.

[7]     Les recherches sur le bien-être relèvent aussi, bien sûr, de la psychologie, d’où est même issu un énorme marché du bonheur, qui participe largement à la construction des normes sociales en la matière : elles associent le bien-être à des facteurs tels que l’environnement affectif, la sexualité, etc., autant qu’à des déterminants économiques. Les recherches en psychologie de la satisfaction au travail, depuis l’enquête de Hawthorne, confortent l’hypothèse du caractère multidimensionnel du bien-être, mais témoignent aussi de la difficulté à relier le bien-être à d’autres facteurs.

[8]     On aura reconnu ici la méthodologie de l’analyse des données prônée par J.-P. Benzécri, « La place de l’a priori », Encyclopedia Universalis, Organum, vol. 17, 1973, p. 11-24.

 

Cet article est paru dans la dernière livraison de la revue Savoir/Agir. Celle-ci est la revue trimestrielle de l’association Raisons d’agir. Elle est disponible en librairie (15 euros) ou, franco de port, sur demande à l’adresse : revue.savoiragir@gmail.com, en précisant l’adresse d’envoi.

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