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Alberto Acosta est l’ancien président de l’Assemblée constituante d’Equateur, économiste, chercheur à la FLACSO (Facultad Latinoamericana de Ciencias Sociales).

Cet entretien a été réalisé à Madrid en deux occasions différentes, lors de voyages effectués en Espagne par l’économiste équatorien Alberto Acosta. Un premier voyage dans le cadre du Sommet des peuples qui s’est tenu à Madrid en mai dernier. Le second durant l’été en qualité de conférencier dans le séminaire « Développement et diversité culturelle : concepts et modalités du Bien vivre » organisé par l’université d’Alicante.

 

PENSER LA CRISE À CONTRECOURANT

Peux-tu nous exposer ton analyse de la crise mondiale et de ses conséquences en Europe ?

Nous nous trouvons aujourd’hui face à une crise internationale aux multiples facettes : immobilière, financière, évidemment économique au plein sens du terme, mais également environnementale, énergétique, alimentaire, idéologique… C’est une crise aux multiples facettes mais également synchronisée avec différentes séquences qui commencent à affecter l’Europe sur la question de la dette externe. L’Europe connaît aujourd’hui une situation très comparable à celle de l’Amérique latine. Des phénomènes similaires affectent ces deux régions. La corruption touche de nombreux pays européens et n’est plus l’apanage des pays pauvres, comme on voulait nous le faire croire jusqu’ici. Le plan d’ajustement économique face à la crise de la dette mis en place en Europe est très similaire à celui qu’ont connu les peuples latino-américains. L’intervention directe du FMI en Europe vient compléter ce tableau. On croyait mort le FMI, mais il ne l’était pas. Comme dit la chanson, « estaba de parranda » [« il faisait la fête »]. Le FMI qui est un des principaux responsables de la crise se porte au mieux grâce au G20. Au point qu’il recycle ses recettes connues et contreproductives, mais en Europe maintenant. On dirait que le monde s’est simplement retourné et qu’il poursuit sur la même voie…

 

Pourrait-on dire alors, puisque elle a déjà connu ce type de crise systémique et les « ajustements » néolibéraux du FMI, que l’Amérique latine serait à même de proposer des solutions alternatives aux peuples d’Europe ?

Je ne crois pas que nous puissions fournir des recettes. Mais nous pourrions commencer à penser collectivement à des solutions qui nous aident à résoudre les problèmes. Tout d’abord, je trouve lamentable que l’issue en Europe passe par une nouvelle collaboration avec le FMI. Il faudrait d’abord s’efforcer de comprendre réellement d’où vient la crise. Elle résulte d’un processus propre au système capitaliste. Les profits provenant de la spéculation ont dépassé ceux de l’accumulation de l’activité productive, qui connaissent une baisse depuis de nombreuses années. C’est inhérent au capitalisme et ce n’est pas un phénomène nouveau. Karl Marx, au chapitre 25 du tome III du Capital, sur « le crédit et le capital fictif », mettait déjà en évidence le lien étroit entre commerce et spéculation. Marx y cite une phrase éloquente de J.-W. Gilbart : « Tout ce qui facilite les affaires facilite la spéculation, les deux étant souvent si intimement liées qu’il est difficile de décider où finissent les affaires et où commence la spéculation ». Autrement dit, à certains moments, le capital doit recourir à la spéculation pour s’assurer un taux de retour sur investissement suffisant, notamment quand le taux de profit décroît dans la sphère de la production. C’est ce que nous avons connu avec une financiarisation massive de l’économie mondiale. Ce processus, où ont poussé comme des champignons après la pluie, les fameux produits financiers dérivés, qui n’étaient rien d’autre que des mécanismes propres à garantir une plus forte accumulation de capital par la voie financière, par la voie spéculative, ce processus a ouvert la porte à la crise. Nous avons vu alors les pays les plus riches, avant tout les Etats-Unis et l’Europe, où l’explosion de la bombe spéculative a été la plus violente, offrir une réponse à la crise conforme aux attentes des grandes banques qui étaient précisément les fauteurs de crise. On leur a offert d’énormes avantages fiscaux. « Tout pour sauver le système financier ! » : c’était l’objectif ultime de beaucoup des mécanismes d’ajustement. La logique d’accumulation spéculative du système n’a pas été mise en cause. On a opté, en réalité, pour une sorte de « néokeynésianisme néolibéral ». L’Etat est intervenu, non pas  pour restaurer l’appareil productif affecté par la grande récession, mais surtout pour éviter l’effondrement du système financier. Il fallait empêcher la faillite des banques, autrement dit des spéculateurs. A cela s’est ajouté un certain nombre d’aides importantes à des activités productives qui ont un impact important en termes d’emploi comme, par exemple, l’industrie automobile.

L’augmentation des ventes de voitures, qui a pu contribuer à diminuer en partie les effets de la récession dans le domaine de l’emploi, en freinant la destruction de postes de travail, n’a pas pris en compte les impacts négatifs induits dans le domaine alimentaire, énergétique ou environnemental. En pratique, il n’y a pas eu d’argent pour les clients des banques. Des milliers d’entre eux, submergés par les hypothèques, ont perdu leurs maisons ou leurs appartements. Rien n’est venu aider, non plus, les petites et moyennes entreprises.

Rapidement, le capital spéculatif a repris ses marques. Le pétrole est redevenu un actif financier primordial, tout comme certaines denrées alimentaires. Et les grands organismes financiers n’ont pas hésité à diriger leurs batteries spéculatives contre certains pays européens, comme la Grèce, victimes de la même spéculation et, c’est vrai, d’un certain nombre d’erreurs dans la conduite de leur économie. Et quand les déficits fiscaux, comme c’est le cas aujourd’hui, provoqués surtout par le sauvetage du grand capital financier, étranglent les comptent de l’Etat, les gouvernants européens n’ont aucune honte à passer la facture de la crise à leurs citoyens les plus pauvres et les plus vulnérables. C’est là qu’entre en jeu le FMI avec ses recettes pour s’en prendre aux droits des travailleurs, à leurs salaires, à leurs retraites, aux systèmes universels gratuits de santé et d’éducation… Cela conduit, nous le savons bien, à la multiplication des emplois précaires et des retraites indignes, à une nouvelle détérioration des conditions de vie de larges secteurs de la population liée à la dégradation des services sociaux. Dans mon optique, je trouve intolérable l’idée de « laisser temporairement en jachère » l’Etat-providence, comme le propose le président du gouvernement espagnol,  Rodríguez Zapatero, quand dans le même temps on assure le rétablissement du capital financier. Je suis vraiment étonné de la passivité avec laquelle cette détérioration sociale programmée est accueillie par nombre de pays européens, pratiquement tous à vrai dire.

 

Comment comprendre cette situation ?

Les grands groupes financiers, responsables de la crise, démontrent une fois encore leur énorme capacité à continuer à prospérer sous la protection de l’Etat. Ils conservent leurs énormes liquidités en spéculant et en engrangeant les aides de l’Etat. Le marché, un terme derrière lequel se cachent les bourgeoisies spéculatrices et transnationales, s’est imposé aux Etats. Le cas espagnol l’illustre à merveille. Le gouvernement « socialiste » de Zapatero n’a pas seulement hérité de l’essence de la crise déjà en gestation sous l’antérieur gouvernement « populaire », il a fait sienne la politique d’Aznar. Il l’a même approfondie et élargie, par exemple en réduisant les impôts sur le capital. A l’heure de l’austérité, il recourt aux instruments du néolibéralisme dont se réclament également les « populaires ». Ces réponses à la crise, qui ne résolvent pas les problèmes de fond, auront des répercussions sur le reste du monde, en Amérique latine notamment. A commencer par les effets de la récession ou encore la baisse du flux des devises envoyées par les immigrants latino-américains en Europe. La crise qui frappe le vieux continent pourrait très bien atteindre les Etats-Unis et, probablement, le reste du monde sous la conduite de ce FMI tout juste ressuscité.

 

FAIRE PAYER LA CRISE AU CAPITAL

Dans ce contexte, au regard de ce qu’a vécu l’Amérique latine, vois-tu des alternatives radicales à la politique d’ajustement orthodoxe, néolibérale ?

On peut réfléchir à un autre type d’ajustement. Il est d’abord intolérable qu’il frappe les plus pauvres et les plus vulnérables. En Europe aujourd’hui, comme en Amérique latine précédemment, avec une franche perversité, on s’attaque d’abord à ceux qui ont le moins de moyens pour défendre leurs intérêts, les retraités.

J’insiste, c’est un scénario que l’Amérique latine connaît déjà, tout comme beaucoup d’autres régions du monde déshérité. En Equateur, dans mon pays, les retraités ont été acculés à la misère, tout comme nombre de travailleurs, d’enseignants, de paysans, de fonctionnaires et de petites entreprises. Une politique d’ajustement alternative, qui ne se fixe pas comme fin ultime l’élimination du déficit budgétaire, doit s’appuyer sur une profonde réforme du système fiscal. Ceux qui ont le plus et gagnent le plus doivent supporter l’essentiel de l’ajustement. Augmenter l’imposition des revenus rentiers, avec un barème progressif pour les revenus les plus hauts, et instaurer un impôt sur le patrimoine sont indispensables. Autrement dit augmenter l’impôt sur le capital et pas sur le travail, augmenter les impôts directs et pas les impôts indirects comme la TVA. Il faut aussi restructurer la dépense publique. A titre d’exemple, réduire ces groupes d’assesseurs trop bien rémunérés et qui disposent par ailleurs d’autres revenus. La réduction massive des dépenses d’armement s’impose dans ce cadre, avec des effets collatéraux importants : moins d’armes au service des guerres et des violences entre pays pauvres qui ont pour but de soumettre leurs gouvernements et de poursuivre l’exploitation de leurs ressources naturelles. Le retrait des troupes des pays européens là où elles sont engagées aux côtés des troupes impériales de Washington, à commencer par l’Irak et l’Afghanistan, représenterait une économie significative. En Espagne le déficit, si je ne me trompe, avoisine les 15 milliards, alors que le budget consacré aux forces armées atteint 18 milliards d’euros. Je me demande si la création d’un corps d’armée européen, beaucoup plus réduit et professionnalisé, ne serait pas une autre façon de lutter conte la gabegie.

La lutte contre l’évasion fiscale doit être en première ligne d’une politique qui vise ceux d’en haut plutôt que ceux d’en bas. La lutte contre la corruption est primordiale. Une politique alternative doit incorporer des mécanismes qui encouragent systématiquement la création d’emplois. En Europe comme en Amérique latine, il faut réinventer l’autosuffisance nationale et régionale et renoncer à se fixer pour fin ultime le marché mondial, ce qui produit une grande misère et d’énormes dégâts environnementaux.

S’en prendre aux revenus de la majorité de la population provoque, en outre, une réduction de la demande, de la consommation, et donc la baisse des revenus de l’impôt. C’est l’occasion de promouvoir un nouveau pacte social pour que, si une réduction des salaires s’avère indispensable, elle soit compensée par une prise de participation des travailleurs au capital de leur entreprise. On pourrait également y recourir quand un accord prévoit l’augmentation des salaires mais que l’entreprise, temporairement, n’est pas en situation de l’assumer.

La crise devrait être l’occasion, à coup sûr, de réfléchir sur les moyens de mettre en œuvre en Europe un schéma s’appuyant sur la décroissance, qui ne conduise pas à une perte de qualité de vie de la population. Parallèlement à la redistribution des revenus et des richesses, il faut discuter des possibilités de redistribuer le travail pour lutter contre le chômage structurel. Il faut également rechercher la satisfaction plutôt que la performance en tant qu’accumulation permanente de biens matériels. La relance doit s’accompagner de la mise en chantier d’une profonde transformation des économies européennes, dévastatrices d’un point de vue environnemental et discriminatoires au niveau social ; « mal-développées », dirait le grand intellectuel européen, José María Tortosa. Pour l’Europe, l’issue passe par une redéfinition de la politique monétaire au niveau régional. L’orthodoxie fixée dans les accords de Maastricht qui limitait à 3 % du PIB le déficit budgétaire a été balayée par la crise. Les gouvernements européens doivent maintenant mettre en place une politique monétaire et fiscale spécifique et commune. L’Europe a besoin de politiques dynamiques basées sur la flexibilité et la diversité, mais bien sûr également sur la justice, loin de ces rigidités qui sont le propre de la logique monétariste néolibérale. Il faut encore en finir avec les situations créées par des gestions économiques nationales, égoïstes en regard de l’Europe. Il ne s’agit pas seulement des défaillances dans les pays affectés par de lourds déficits budgétaires comme la Grèce, le Portugal, l’Espagne et l’Irlande, mais aussi du fardeau lié à des situations en apparence rationnelles d’excédent budgétaire comme c’est le cas de l’Allemagne, qui sont aussi des facteurs de crise.

Si l’Europe prétend construire une unité de nations, fondée sur la diversité et le respect, elle doit commencer à penser à des solutions à caractère européen, un objectif que ne semblent pas avoir considéré suffisamment les forces de gauche. Alors, pourquoi ne pas définir un impôt comparable à l’impôt sur le patrimoine et les rentes au niveau européen ? Cela freinerait au moins les fuites de capitaux au sein même de l’espace européen.

Le contrôle du système financier est également une nécessité. Tant que les grandes banques contrôleront  les gouvernements, comme c’est le cas en Europe et dans de nombreux pays, il est impossible de faire régner l’ordre dans le capital financier transnational. La première réponse à la crise a consisté à combler d’argent les banquiers. Les gouvernements européens et nord-américain leur ont donné tout l’argent du monde, mais ils ne se sont pas souciés des personnes dont le logement était sous hypothèque. Ce sont les plus humbles qu’il fallait aider à ne pas perdre leur bien, pas les plus riches ! Il y a de quoi s’étonner encore qu’on veuille réguler les caisses d’épargne en ouvrant la porte à leur privatisation, alors que la logique pousserait à les renforcer en tant qu’établissements publics de financement non étatiques. L’Europe a besoin aujourd’hui de reconstruire des entités publiques de financement, y compris étatiques, dévastées par la politique néolibérale. Plus largement, il faudrait doter le système économique international de réseaux de sécurité et d’information régionaux pour ne pas avoir à « bénéficier » de crises récurrentes. Cela passe par un système de prévention des crises et de minimisation des risques qu’elles comportent, qui devrait se construire d’abord aux niveaux régionaux, à l’initiative des pays de l’Amérique latine et des Caraïbes, de l’Asie, de l’Afrique et de l’Europe. Le niveau régional s’impose tant que n’existent pas les conditions démocratiques pour impulser une ré-institutionnalisation du monde à des échelles globales. Ces espaces régionaux formeraient des réseaux interconnectés de façon à réduire le poids d’une instance mondiale unique dominée par un petit nombre de nations en fonction des exigences du capital financier transnational. Il en résulterait une fragmentation du pouvoir concentré au niveau mondial et, au moins en partie, une régulation des excès du pouvoir exercé par quelques pays sur tous les autres.

L’Amérique latine s’est engagée sur cette voie avec la mise en place d’une série d’institutions que conformeraient une solide architecture financière régionale. La Banque du Sud, le Fonds de réserve du Sud ou le Système unifié de compensation régionale (SUCRE) en témoignent. Pour éradiquer une grande part des problèmes financiers et monétaires existants, le monde doit se libérer de l’étreinte du dollar. Un seul pays, pour puissant qu’il soit, ne peut plus être le régulateur des flux financiers par le biais du monopole de l’émission monétaire. Si se maintient la suprématie monétaire d’un pays, on ne pourra pas jeter les bases de solutions durables. S’il n’y a pas de changement à ce niveau, les structures inégalitaires et les tendances à la volatilité et à l’instabilité quelles engendrent perdureront. C’est une question cruciale. Si ce défi n’est pas relevé, les problèmes économiques du monde resteront latents et nous serons toujours à la merci de structures politiques inégalitaires favorisant la concentration des richesses. En résumé, la nécessité d’une profonde transformation de l’économie mondiale passe par des normes propres à « civiliser » les marchés financiers. Agir aux niveaux locaux et régionaux pour impulser des transformations globales. Les banquiers, par exemple, devraient être des  banquiers et seulement des banquiers. Autrement dit, les banques devraient se délier de toutes les entreprises liées aux activités financières, à commencer par les médias. L’Europe peut-elle impulser de telles solutions qu’un petit pays comme le mien, l’Equateur, a maintenant inscrites dans sa constitution ?

 

Dans cette perspective, quelles autres solutions pourrait-on également impulser sur le plan transnational, entre les grandes régions du monde ?

Mettre fin, par exemple, sans autre tergiversation, aux paradis fiscaux. On a tant parlé et si peu fait. Pourquoi l’Europe ne donnerait-elle pas l’exemple en éliminant les paradis fiscaux à l’intérieur de ses propres frontières ? On pourrait aussi soulever la question des paradis juridiques, comme le Canada, où ont trouvé refuge la majorité des entreprises minières qui se livrent à l’échelle mondiale à des activités destructrices tant au niveau environnemental que social. Autre idée forte : un impôt sur les transactions financières, proposé il y a longtemps déjà par le prix Nobel de l’économie, James Tobin, pourrait aider à brider, au moins en partie, tout ce mécanisme d’accumulation spéculative mondiale qui, je l’ai dit, est l’essence même du système capitaliste. Puisque l’Europe connaît aujourd’hui une crise de sa dette extérieure, comme l’Amérique latine avant elle, pourquoi ne pas créer un tribunal international d’arbitrage de la dette souveraine ? Cela permettrait que les pays confrontés à une telle crise y répondent sans paralyser leur économie. C’est ce que j’ai proposé avec l’économiste péruvien Oscar Ugarteche et ce n’est rien de nouveau.

 

VERS UN TRIBUNAL INTERNATIONAL DE LA DETTE SOUVERAINE

Peux-tu développer cette idée, à mon avis intéressante, de la mise en place d’un tribunal de la dette ?

Procédons par ordre. Il faut un cadre institutionnel qui permette la suspension maîtrisée des paiements de la dette. Cela devrait pouvoir se faire sans difficulté, s’il existe bien un mécanisme approprié pour sa prise en charge, qui garantisse au pays concerné un financement suffisant pour passer ce cap et ensuite, le cas échéant, lui permette de payer ce qu’il lui revient pour annuler sa dette. Ne nous limitons pas au cas européen. Que les organismes internationaux comme le FMI et la Banque mondiale cessent, déjà, de constituer des espaces de décision en matière de restructuration de la dette où les créanciers imposent leurs conditions aux débiteurs. Que soient supprimées également toutes les contraintes croisées qui, telles une toile d’araignée tissée par les organismes multilatéraux de crédit, entravent les pays endettés. Un pays qui suspend le paiement de sa dette doit trouver des conditions lui permettant de se reprendre. C’est le cœur même de la solution. Si l’Allemagne en a bénéficié en 1953, pourquoi ne pas l’appliquer à la Grèce aujourd’hui ? Que les Allemands se permettent de donner des leçons d’austérité et de bonne gouvernance néolibérale aux Grecs est lamentable et révoltant, quand on sait que leur « miracle économique » au sortir de la Deuxième Guerre mondiale doit tout aux accords généreux et intelligents conclus à Londres le 27 février 1953. Les pays créanciers de l’Allemagne, ceux-là mêmes qu’elle avait agressés au cours des deux guerres mondiales, se sont mis d’accord pour lui donner les moyens d’honorer ses dettes. D’abord, en annulant purement et simplement une bonne partie de la dette. Ensuite en s’engageant à acheter les produits allemands. Il y a beaucoup à apprendre de cette politique, qui incluait également la possibilité d’un arbitrage et de clauses de contingence pour protéger le débiteur.

Cette question des clauses de contingence est essentielle. Il faut prévoir la possibilité de suspendre le paiement (et l’encaissement) des dettes quand les revenus des exportations subissent une contraction du fait d’un problème étranger à l’économie nationale du pays débiteur ou quand il se trouve étranglé par la spéculation financière internationale. Il faut aussi que les remises concédées soient directement proportionnelles aux restrictions commerciales que subit ce pays. Autrement dit, plus les barrières douanières imposées par les pays créditeurs sont élevées et plus importante doit être la réduction de la dette concédée au pays débiteur.

Ce tribunal aurait pour responsabilité essentielle de juger de la légalité et de la légitimité des activités financières. Il faut faire la différence entre les dettes contractées légalement et légitimement, qui sont à rembourser, et les dettes qui relèvent  de la catégorie des dettes scélérates, usuraires et frauduleuses. Dans le cas de telles dettes scélérates, contractées contre l’intérêt de la population d’un pays, en général victime d’un gouvernement autoritaire, leur annulation serait en outre un avertissement à ceux qui seraient tentés par une aventure dictatoriale. Cela passe par un audit de la dette avec la participation et le contrôle actif de la population. L’objectif est aussi de mettre au jour des éléments susceptibles d’être frappés de nullité et sanctionnés : des clauses illicites, des vices de forme, des intérêts cumulatifs, des frais et des commissions disproportionnés recouvrés sans aucun contrôle, des opérations fictives, des dettes « étatisées » ou « socialisées », etc. Tout accord sur le paiement de la dette doit préserver les investissements dans le secteur social et la capacité de restauration de l’appareil productif. Il ne faut en aucun cas hypothéquer l’élaboration et la mise en œuvre de politiques économiques nationales en imposant un certain type de renégociation de la dette. Cela exige la mise en place d’un code financier international. De même que pourra être envisagée la création d’une Banque centrale mondiale, hors de toute ingérence du FMI et de la Banque mondiale, dont l’existence même fait question.

Qu’il soit clair qu’il ne s’agit pas de construire un nouveau Bretton Woods, ce système adopté au milieu du siècle dernier et qui a conduit à la suprématie du dollar comme monnaie mondiale. Il ne s’agit pas non plus de se contenter d’un organisme international de supervision financière, tel que l’a proposé initialement la chancelière allemande Angela Merkel, soutenue par le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz. N’oublions pas comment, alors que le FMI semblait avoir touché le fond, il réapparaît au plus haut niveau, imposant ses conditions à de nombreux pays européens avec le soutien des gouvernements européens dominants, plus f-m-istes que le FMI lui-même. Qui peut croire aux recettes du FMI ? Ce serait comme croire que Dracula est devenu végétarien et qu’on peut lui confier la garde de la banque du sang. Le FMI restera égal à lui-même, grâce au G20 qui l’a remis en selle en 2009. Avec la politique actuelle, ce sont les pauvres qui paieront la crise en Europe. Et même si nous l’avons déjà subi en Amérique latine, nous devons rester sur nos gardes. Dracula, après s’être refait une santé en Europe, s’envolera vers d’autres contrées…

 

Pourrais-tu nous parler des audits de la dette dans les pays du Sud et en particulier de l’expérience intéressante qu’a connue l’Equateur ?

L’audit de la dette dans mon pays s’est fait grâce à la pression de la société civile. Cette question avait été soulevée en Amérique latine depuis plus de dix ans. Elle s’est concrétisée avec la nécessité de connaître la réalité de la dette extérieure. L’Equateur connaît un problème d’endettement depuis ses origines. Avant même de se constituer en république indépendante, il était déjà endetté. Nous n’étions pas encore séparés de la Grande Colombie que nous étions déjà sous moratoire. Toute l’histoire de la dette, longue, intéressante et douloureuse, est marquée par l’absence totale de transparence. Récemment, sous la pression populaire, un audit a été exigé. Cette proposition, reprise par le gouvernement du président Rafael Correa, a débouché sur la mise en place, par décret, en juillet 2007, d’une Commission pour l’audit intégral du crédit public. Elle a permis des avancées très intéressantes. L’essentiel de l’information recueillie nous a prouvé qu’une grande partie de la dette équatorienne présente les caractéristiques d’une dette scélérate, usuraire ou frauduleuse. De ce fait, au vu de son caractère illégitime voire illégal, le gouvernement  a suspendu le paiement d’une partie de la dette fin 2008. Ensuite, dans une conjoncture favorable, début 2009, il a remboursé près de 3 milliards de dollars au titre de la dette extérieure. Mais le pragmatisme financier qui a prévalu dans cette opération de rachat de la dette, avec un certain nombre de points contestables, a remisé la question de la légitimité et de la légalité, qui devraient être des principes fondamentaux du futur tribunal international.

 

EQUATEUR : UN GOUVERNEMENT DE RUPTURE ?

Dernièrement, des mobilisations sociales très importantes ont secoué l’Equateur, avec des tensions croissantes entre Correa et le mouvement indigène (sur la question, entre autres, de la loi sur l’eau). Qu’en est-il aujourd’hui ?

Le processus révolutionnaire qui a pris corps il y a plus de trois ans en Equateur est en train de se décanter en un processus réformiste, toujours plus timide et même contradictoire. La question de l’eau, ici comme ailleurs, est cruciale. Son usage et son contrôle font l’objet de discussions chez nous depuis très longtemps. Cette question a été longuement analysée et discutée au moment de l’Assemblée constituante. Elle a donné lieu à des affrontements entre ceux qui voulaient maintenir la porte ouverte à la privatisation et ceux qui défendaient l’eau en tant que droit humain fondamental.

Lors du plénum de l’Assemblée constituante à Montecristi, que j’ai présidé pendant huit mois, les points fondamentaux suivants sur la question de l’eau ont été adoptés : l’eau est un droit humain, l’eau est un bien national stratégique à usage public, l’eau fait partie du patrimoine de  la société et l’eau est une composante fondamentale de la Nature, une Nature qui a son droit propre à exister et à maintenir ses cycles vitaux.

La transcendance de ces dispositions constitutionnelles est multiple. La notion de droit humain s’oppose à la vision mercantile de l’eau au bénéfice de « l’usager », autrement dit au bénéficie des citoyens et non des seuls « clients », des seuls consommateurs solvables. La notion de bien national stratégique fait référence au rôle de l’Etat et des communautés dans la mise à disposition de l’eau, un domaine où l’Etat peut se montrer très efficace, comme en atteste notre pays. La notion de patrimoine implique le long terme qui affranchit l’eau des pressions corporatistes du marché et de la spéculation. Et en tant que composante de la Nature, la constitution de Montecristi a reconnu l’importance de l’eau comme élément essentiel à la vie de toutes les espèces, ce que stipulent aussi les droits de la Nature. Pour réaliser ces objectifs, il faut donc une loi sur l’eau, à l’image de ce qu’a fait notre constitution. Il faut non seulement interdire toute nouvelle privatisation mais aussi engager la dé-privatisation. La concentration de l’eau est une évidence. En Equateur, la population paysanne, surtout indigène, avec ses systèmes d’irrigation communaux, représente 86 % des usagers. Elle ne dispose pourtant que de 22 % des surfaces irriguées et à peine 13 % de l’eau utilisée. Les grandes exploitations, elles, qui ne représentent que 1 % de la totalité disposent de 67 % de l’eau utilisée. L’accès discriminatoire à ces ressources constitue une cause essentielle des inégalités sociales et explique le pouvoir politique hégémonique d’un petit nombre de groupes oligarchiques. La consommation d’eau – tout comme, évidemment, sa pollution – a crû du fait de l’augmentation de la population lors des dernières décennies, mais aussi du développement d’activités productives nécessitant excessivement d’eau, avant tout celles tournées vers l’exportation. On emploie beaucoup plus d’eau pour les cultures destinées à l’exportation que pour celles du marché intérieur. La disparition des forêts d’altitude – les  páramos – et la déforestation croissante compliquent la réalité d’un pays qui compte encore des réserves d’eau significatives mais qui est en train de les perdre, en quantité comme en qualité.

Actuellement, une tension très vive est née du projet d’autoriser l’extraction de minerai à grande échelle et à ciel ouvert, ce qui exige de grandes quantités d’eau. Il en résulterait une situation de conflit extrême, la grande industrie minière provoquant des affrontements permanents pour accéder à l’eau et la polluer, au détriment de la population, de la Nature et de la souveraineté alimentaire qui est une autre des exigences constitutionnelles.

Alors que la constitution a approuvé ce qu’on peut appeler une « constitution de l’eau », il est préoccupant et scandaleux qu’aucune loi n’en ait résulté. Le président Rafael Correa a même déclaré qu’une loi sur l’eau ne serait ni essentielle ni prioritaire. Serait-il satisfait de la structure actuelle de gestion de l’eau ? Des dispositions constitutionnelles légales de l’époque néolibérale ? Le mouvement indigène a joué là un rôle très important. Les indigènes ont été et sont les acteurs fondamentaux du processus constituant, avec leur proposition d’appeler à un grand accord national dès 1990. Depuis, en particulier sur la question de l’eau, ils ont continué à se battre et ils luttent contre l’approbation d’une loi sur l’eau qui serait contraire à la constitution. Malheureusement la répression ou l’intolérance sont de plus en plus souvent la réponse du gouvernement aux demandes des indigènes et des paysans. Il est fondamental d’empêcher l’appropriation de l’eau par un petit nombre et il faut immédiatement la redistribuer. La nouvelle loi doit garantir à ce sujet l’exercice de la plurinationalité. La gestion de l’eau doit être entre les mains de l’Etat et des communautés, comme l’impose la constitution.

Il ne suffit pas d’interdire toute privatisation à l’avenir. Il faut, comme je l’ai dit, procéder à une dé-privatisation. De ce point de vue, l’élargissement de la concession accordée à Interagua dans la ville de Guayaquil par le gouvernement Correa est intolérable. Il faut l’abroger et appliquer la constitution. Rien ne vient non plus mettre en cause les concessions accordées aux entreprises de mise en bouteille et d’exploitation des eaux thermales, alors qu’il faut trouver des solutions qui incluent les communautés dans leur mise en œuvre. Il faut encore interdire tous les projets de privatisation des páramos, des régions boisées, des forêts humides ou des marécages qui sont la source de l’eau. La nouvelle loi sur l’eau devra garantir le minimum vital gratuit pour tous les habitants du pays, sans aucune discrimination. Elle doit aussi prévoir un ordre de priorité dans l’usage de l’eau : 1- l’être humain ; 2- la souveraineté alimentaire ; 3- la garantie de la régénération de l’eau et 4- l’activité productrice. La vie doit primer sur toute autre considération. En résumé, ressource stratégique, patrimoine de la société, droit humain et partie constitutive de la Nature, l’eau ne peut pas être une marchandise. Voilà ce que n’arrive pas à comprendre le gouvernement actuel et ce qui provoque la mobilisation populaire, avant tout indigène et paysanne.

 

Des analystes proches du gouvernement affirment que le mouvement indigène aurait des positions irresponsables, de « repli ethnique » et que cela serait plus une démonstration de faiblesse que de force de la Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur (CONAIE) en particulier. Qu’en penses-tu ?

Je l’ai dit, le gouvernement de Rafael Correa est en train de perdre, depuis longtemps déjà, son caractère progressiste et révolutionnaire. Il a exclu les mouvements sociaux du processus actif des transformations engagées, et les tendances les plus modérées voire même néolibérales se sont renforcées en son sein. Le gouvernement et son président ont empêché la construction collective d’un horizon de progrès partagés avec la participation active des mouvements sociaux, qui ont pourtant permis la victoire électorale de Rafael Correa et, ce qui est plus essentiel encore, ont porté une grande partie des propositions révolutionnaires adoptées par son mouvement politique. Sans nier les nombreux progrès engrangés pendant ces trois ans et demi de gouvernement Correa, il faut reconnaître, malheureusement, que nombreuses sont aussi les questions restées pendantes et nombreuses les contradictions flagrantes avec les propositions révolutionnaires initiales. En voici quelques exemples. Non seulement les choses n’ont pas avancé avec les entreprises pétrolières mais un projet de loi a été élaboré qui comporte plusieurs dispositions critiquables, du point de vue de la constitution et de la souveraineté. S’il était adopté, cela signifierait sans aucun doute des pertes pour l’Etat. La banque, autre exemple, continue à bénéficier de liquidités énormes : plus de 20 % en 2008 et, malgré la crise, 13 % en 2009. Différents groupes économiques, dans le secteur de la distribution des produits agricoles, des grandes chaînes commerciales alimentaires ou de l’importation de produits chimique, ont bénéficié d’énormes liquidités de la part du gouvernement, comme rarement dans l’histoire du pays. En fin de compte, ce gouvernement qui se targue d’être révolutionnaire n’a encore rien changé au modèle d’accumulation fondé sur la concentration et l’exclusion. Les résultats en matière de  diminution de la pauvreté restent limités. Les indices concernant les inégalités n’ont pas connu non plus de baisse significative. Alors qu’il déclare vouloir construire une société dont l’économie reposera sur la connaissance, la biotechnologie et l’écotourisme, le gouvernement n’a rien fait de significatif pour avancer dans cette voie. La logique extractiviste est toujours à l’œuvre, alors qu’elle implique une position dominée sur le marché mondial en matière d’exportation de matières premières. Le gouvernement Correa, qui pourtant connaît parfaitement les dégâts provoqués par l’exploitation pétrolière en Amazonie, s’apprête à ouvrir la porte à l’exploitation à ciel ouvert de mines de métaux.

Personnellement, je ne l’accepte pas. Si nous voulons construire une économie post-extractiviste, une économie post-pétrolière, et avancer vers une société de qualité de vie ou de Sumak Kawsay, le « bien vivre » (un autre objectif également inscrit dans la constitution), en adoptant des dispositions authentiquement révolutionnaires comme la décision de ne pas exploiter le pétrole du sous-sol de la région de Yasuní, alors, plus qu’une erreur, c’est une véritable horreur historique que d’ouvrir la porte à une politique extractiviste à outrance, avec l’exploitation de minerais de métaux à ciel ouvert. C’est comme vouloir nous convaincre que pour guérir d’une addiction grave à la drogue, il faut commencer par augmenter la dose quotidienne.

Nous sommes confrontés à des choix essentiels. La loi sur l’eau ou celle sur les hydrocarbures peuvent s’avérer des lignes de partage irréversibles. J’en suis désolé, mais je suis convaincu que le processus engagé dans notre pays a déjà perdu son caractère révolutionnaire.

 

PROJET YASUNI : LE DEFI DE LAISSER LE PETROLE SOUS LA TERRE

Tu as été une des figures centrales de ce débat, et même de cet affrontement, au sein du gouvernement entre une logique extractiviste postpétrolière et une politique de développement productiviste libéral. Tu défends aussi le projet ITT Yasuni qui consiste à renoncer à exploiter les gisements de pétrole dans la région de Yasuní. Où en est-on sur cette question ?

Je voudrais préciser ici que les critiques que j’adresse à Rafael Correa, à son refus de rompre avec la logique extractiviste, je pourrais les adresser tout aussi bien à Evo Morales et plus encore à Hugo Chávez. Voilà des gouvernements qui parlent de marcher vers le socialisme du XXIe siècle et qui, en réalité, construisent une sorte de néo-extractivisme du XXIe siècle. Ils poursuivent la politique de leurs prédécesseurs, avec quelques changements substantiels, mais qui ne remettent pas en cause l’essentiel. Comment croire que de répéter et répéter la même chose va donner des résultats différents, simplement parce que ces gouvernements sont engagés dans un projet transformateur ? Albert Einstein l’a fort bien dit : « La folie, c’est de faire tout le temps la même chose et de s’attendre à un résultat différent. » Encore un commentaire avant d’aborder le thème de l’ITT. Ce socialisme du XXIe siècle, un socialisme qu’il faudrait épurer de certains de ses éléments fondateurs, comme la lutte de classe, si on en croit le président Correa, c’est pour moi un discours qui tourne à la rhétorique voire à l’inconséquence. Ignorer ce qu’a été le socialisme réellement existant au pouvoir serait une grave erreur. Mais en effacer les bases consubstantielles serait une totale aberration.

Pour en revenir à l’initiative Yasuní-ITT, nous avons enfin obtenu la signature du protocole d’accord ce qui ouvre la perspective d’une mise en place réelle du projet. Nous en sommes donc à un point crucial. Même si on peut regretter que cela ne soit pas le président Correa lui-même qui ait signé l’accord, il s’agit d’une avancée historique. Cependant, sans cacher ma satisfaction, je dois reconnaître que ce projet doit toujours faire face à des menaces multiples.  La société civile, à l’intérieur comme au-delà de nos frontières, doit rester vigilante. Le gouvernement lui-même pourrait prendre l’initiative de faire échouer le projet en faisant valoir que la commission de négociation mise en place par le président en personne n’a pas pu fonctionner. Et même si le protocole est signé, on pourrait encore en rejeter l’éventuel échec sur les pays développés ou les écologistes, qui n’auraient pas trouvé les financements nécessaires… C’est pourquoi on attend des signaux clairs pour que cette proposition se réalise. Cela exige cohérence et conséquence de la part du gouvernement. Que l’Etat obtienne la confiance des partenaires tout en garantissant la souveraineté nationale dans l’utilisation des ressources du pays est crucial. Et si la signature du protocole est importante, elle n’est pas suffisante.

Le président Correa va devoir résoudre les problèmes qu’il a lui-même créés. Il doit afficher à nouveau résolument son soutien à l’initiative. Il faudrait qu’il s’engage formellement à ne pas exploiter l’ITT durant son mandat, ni même à tolérer des activités pétrolières aux abords de l’ITT, pour affirmer le respect inconditionnel des droits des peuples en isolement volontaire où que ce soit en Amazonie, comme c’est par exemple le cas du Bloque Armadillo à l’extérieur du parc national Yasuní. D’autres menaces pèsent sur le Yasuní, comme la déforestation et l’exploitation illégale du bois, la colonisation non maîtrisée, le tourisme illégal ou la création du corridor de transport multimodal Manta-Manaus dans le cadre de la politique d’intégration commerciale des pays de la région (projet IIRSA), héritée de la période néolibérale. Il y a aussi la question du contrôle des activités déployées dans les blocs pétroliers adjacents et les voies d’accès ouvertes pour les projets pétroliers voisins. Il faut aussi examiner l’opportunité d’inclure le bloc 31 dans l’ITT, car le pétrole y est rare et de mauvaise qualité, et que son exploitation ne serait rentable que si elle s’accompagnait de celle de l’ITT.

Il serait très important d’explorer la possibilité que le Pérou adopte une politique similaire dans les blocs directement voisins de l’ITT, vu que seul un tiers des réserves se trouve en territoire équatorien. Regroupés, tout ces blocs constitueraient une formidable réserve de vie. Mais au-delà de ces problèmes, largement alimentés par les incohérences et les hésitations du président Correa, cette initiative donne des résultats positifs avant même d’avoir abouti. Cette question est devenue un sujet de débat national et même international sous ses multiples facettes. Dans beaucoup de régions d’Equateur s’affirment des positions favorables à l’initiative. N’oublions pas qu’à l’origine, en mars 2007, deux positions contradictoires se sont manifestées au sein du gouvernement Correa : celle du refus d’exploiter ces gisements et de la mise en place d’un vaste moratoire du pétrole pour le Centre et le Sud de l’Amazonie équatorienne, que j’ai défendue en tant que ministre de l’Energie et des Mines, et celle de l’exploitation que défendait le président en exercice de Petroecuador.

Mais une troisième position pourrait voir le jour, celle du refus de l’exploitation pour protéger la vie des peuples indigènes sans contact et la méga-diversité de la région, même si les soutiens extérieurs et les financements internationaux faisaient défaut. Mais alors, l’humanité dans son ensemble aurait  perdu une magnifique opportunité pour commencer à résoudre les problèmes d’environnement à l’échelle de la planète en engageant des actions solidaires, fondées sur le respect des principes de coresponsabilité qui doivent régir le cadre juridique environnemental à l’échelle internationale. Cette troisième position pourrait avancer en s’appuyant sur l’application sans restriction des dispositions constitutionnelles. L’article 57 garantit les droits collectifs sans restriction aux peuples en isolement volontaire. Il y a aussi l’article 407 qui permet le recours à une consultation populaire sur des questions d’exploitation dans un parc naturel de ressources naturelles non renouvelables. En fin de compte, il doit être parfaitement clair que la véritable garantie qu’aboutisse l’initiative Yasuní-ITT pour préserver la vie dans la région amazonienne, c’est l’engagement de la société civile en Equateur et à l’échelle internationale qui doit s’approprier et défendre ce projet de vie.

 

Et pour ce qui est des contributions extérieures, y a-t-il des pistes sérieuses ?

Il y a des signes du côté du gouvernement allemand, espagnol, anglais et même français. Mais il  manque une implication plus incisive de la société civile des ces pays et des autres. Les gouvernements des pays développés traitent ce dossier dans le simple cadre de l’aide au développement. Ils ne veulent pas admettre leur coresponsabilité majeure dans la dévastation de la planète. Au-delà des incohérences et des contradictions gouvernementales qui ont freiné le progrès de l’initiative Yasuní-ITT, nous devons nous interroger sur sa viabilité financière dans le cadre de la crise mondiale dont nous avons parlé au début de cet entretien. Il faudra peut-être un peu de patience, voir comment évolue la situation économique en Europe et dans le monde. Mais il faut continuer à avancer et être très vigilants face au risque de fausses solutions. Financer le projet par l’annulation de dettes n’est pas une solution adéquate, car comment prétendre financer un projet de vie avec des fonds provenant de dettes toxiques, comme le sont l’essentiel des dettes bilatérales contractées auprès de l’Espagne ? C’est inimaginable.

 

Un petit pays du Sud appauvri par l’échange inégal et des siècles de colonialisme comme l’Equateur peut-il accéder seul à un modèle d’économie post-extractiviste, post-néolibérale sans l’aide et sans la solidarité internationale ?

Seul, l’Equateur devra faire face, en tout état de cause, à bien des défis, y compris des aberrations totalement intolérables. L’Equateur extraie du pétrole, l’Equateur exporte du pétrole, mais l’Equateur importe des produits dérivés du pétrole parce qu’il ne dispose pas d’une capacité de raffinage suffisante. Ces produits dérivés, comme le diesel, il les brûle pour fabriquer de l’électricité dans des centrales thermiques polluantes. Nous n’exploitons pas l’énergie hydraulique, l’énergie solaire, l’énergie éolienne, la géothermie… et dire que nous dormons littéralement sur des volcans actifs ! Voilà une grande ambition, transformer notre matrice énergétique en réduisant notre dépendance vis-à-vis du pétrole et des ses dérivés. Pourquoi ne pas réexaminer, par exemple, et réviser la question de certaines aides de l’Etat sur l’achat de combustibles, des aides qui ne bénéficient pas aux classes populaires mais à des secteurs relativement aisés de la population ? Il ne s’agit pas de les supprimer brutalement, comme le fait le néolibéralisme. Absolument pas. Il faut faire preuve de créativité, opérer avec discernement, mais les aides doivent être réservées aux secteurs les plus pauvres et marginalisés.

La révision des contrats de l’industrie pétrolière pour maximiser les revenus de l’Etat sur chaque baril de pétrole extrait est aussi une exigence de la constitution. La solution n’est pas d’augmenter les ressources fiscales en élargissant la production pétrolière. Cette question est en discussion actuellement dans le cadre du projet de loi sur les hydrocarbures qui contient, comme je l’ai dit, des failles sur le plan constitutionnel.

En Equateur comme dans pratiquement tous les pays du monde déshérité, mais également en Europe comme nous l’avons vu, il faut une politique fiscale conséquente. Ceux qui gagnent davantage et possèdent davantage doivent contribuer davantage au financement de l’Etat. Le gouvernement Correa a fait un certain progrès dans ce sens. L’impôt avoisine les 15 % du PIB. Mais nous sommes encore loin de ce qui serait un objectif acceptable. La moyenne pour l’Amérique latine est de 24 %, de 44 %  pour les pays développés et de 46 % pour l’Europe. Nous devrions nous fixer un objectif d’au moins 35 %. Pour répondre à ces défis nous avons besoin d’une volonté sans faille, d’une large concertation politique qui permette de conduire un processus révolutionnaire avec la participation active des mouvements sociaux et, plus que tout, du mouvement indigène.

Dans ce contexte l’initiative Yasuní-ITT, dans sa cohérence, ouvre la porte à la construction d’une économie post-pétrolière, post-extractiviste. Il ne faudrait pas, cependant, que le président Correa s’en serve pour bomber le torse et déclarer que nous faisons beaucoup pour la Nature et la vie des peuples en isolement volontaire, alors que dans le même temps il élargit la frontière pétrolière en Amazonie et encourage l’exploitation minière métallurgique à grande échelle et à ciel ouvert. L’enjeu est complexe, je le reconnais. Il s’agit d’une transformation en profondeur. Nous l’avons proposée il y a quatre ans. Nous ne voulions pas nous contenter de mettre en place un gouvernement meilleur que ses prédécesseurs. D’abord parce que ce n’est pas particulièrement méritoire, ensuite parce que nous portions un projet radical et révolutionnaire. Avec la candidature de Rafael Correa nous avons voulu construire démocratiquement une société démocratique, convaincus qu’il n’y a pas de révolution sans démocratie, ni de démocratie sans révolution.

 

POUR UNE NOUVELLE RELATION AVEC LA TERRE MÈRE

Une dernière question pour conclure en élargissant le point de vue. Tu as écrit il y a peu un texte qui propose une « déclaration universelle de la Terre Mère ». La constitution équatorienne reconnaît maintenant les droits de la Nature. Y vois-tu une alternative concrète à notre modèle capitaliste déprédateur ?

Nous allons vers une nouvelle rencontre avec la Nature. Progressivement, le monde entier prend conscience que ce que nous faisons condamne l’avenir. Aujourd’hui déjà, la prise de conscience existe face au mode de vie dominant, non seulement dans les pays riches mais également dans les pays plus pauvres, prisonniers de la logique des pays enrichis sur le dos des pauvres. Nous devons trouver des réponses de fond. La catastrophe du golfe du Mexique après l’effondrement de la plate-forme pétrolière est un nouvel avertissement quant à la nécessité de dépasser la dépendance vis-à-vis des énergies fossiles. Ce qui se produit actuellement, et qui concentre l’attention et la mobilisation internationales, s’est déjà produit chez nous, dans l’Amazonie équatorienne. La compagnie Texaco a provoqué des dégâts monstrueux dans plusieurs régions, tant écologiques qu’humains, bien supérieurs à ceux de la plate-forme de BP. Les dégâts environnementaux en Amazonie sont estimés à plus de 27 milliards de dollars. Mais la compagnie refuse d’en assumer la responsabilité et recourt à toute une gamme de subterfuges vicieux pour entraver le travail de la justice.

L’accumulation matérielle infinie de biens manufacturés n’a pas d’avenir. Les limites au mode de vie qui repose sur la vision classique du progrès sont de plus en plus évidentes et préoccupantes. Les ressources naturelles ne sont pas réductibles à de simples objets pour des politiques de développement. L’humanité ne peut se réaliser que comme communauté, avec et en fonction d’autres êtres humains, sans prétendre dominer la Nature.

Il faut alors accepter l’idée que la Nature, en tant que construction sociale, c’est-à-dire en tant que terme conceptualisé par les êtres humains, doit être réinterprétée et révisée dans son intégralité. L’humanité n’est pas extérieure à la Nature. Dans les temps anciens, la peur des éléments imprévisibles de la Nature était omniprésente dans la vie quotidienne. Lentement, la dure lutte pour la survie datant des origines s’est transformée en un effort désespéré pour maîtriser les forces de la Nature. Cette conception dominante aujourd’hui, qui considère l’être humain comme extérieur à la Nature, jusqu’à vouloir définir la Nature sans considérer que l’humanité en est partie intégrante, a ouvert la porte à sa domestication et à sa manipulation.

L’être humain s’est organisé pour dominer la Nature. On a en quelque sorte tranché le nœud gordien de la vie, en privant l’être humain de sa coexistence harmonieuse avec la Nature, en transformant celle-ci en une source d’activités humaines apparemment inépuisable… La Nature a été considérée comme « capital naturel » destiné à être dompté, exploité et évidemment transformé en marchandise. Pour relever ce défi ancestral, qui réside dans un divorce profond de l’économie et de la Nature, il faut en revenir aux dimensions authentiques d’un développement durable et concevoir une nouvelle éthique pour organiser la vie elle-même. La réalité nous montre que la Nature n’est pas inépuisable et nous devons prendre conscience des limites physiques du développement actuel. Ces limites dont nous approchons à grand pas avec nos modes de vie anthropocentriques, encore exacerbés par les exigences de l’accumulation du capital, sont de plus en plus évidentes et insoutenables.

Les tâches sont à la fois simples et extrêmement complexes. Mettre fin au divorce entre la Nature et l’être humain, promouvoir leur réconciliation, renouer en quelque sorte le nœud gordien tranché par la force d’une conception de la vie profondément déprédatrice et insoutenable. Les lois économiques doivent être subordonnées aux lois de fonctionnement des systèmes naturels, sans perdre de vue le respect de la dignité humaine et l’amélioration de la qualité de vie des êtres humains. Les droits de la Nature sont présentés comme un « galimatias conceptuel » par les gardiens du droit (défenseurs des privilèges de l’oligarchie ?), incapables de comprendre les changements en cours dans un monde en perpétuelle transformation. Dans l’histoire du droit, toute extension nouvelle a d’abord été jugée inconcevable. L’émancipation des esclaves et la reconnaissance des droits des Afro-Américains, des femmes et des enfants ont d’abord était considérées comme totalement insensées. A nouveau est soulevée la question du droit à avoir des droits. Libérer la Nature de sa condition de sujet sans droits signifie alors encourager politiquement son passage d’objet à sujet, partie intégrante d’un processus séculaire d’élargissement des sujets du droit. Mais la reconnaissance des Droits de la Nature est essentielle pour préserver le droit à l’existence des êtres humains eux-mêmes, qui ne peuvent pas vivre sans elle. C’est aussi simple que cela.

Avoir pour la première fois à l’échelle mondiale pris acte que la Nature est sujet de droits, comme le reconnaît la constitution équatorienne, est une réponse d’avant-garde à la crise de civilisation actuelle. Il n’est plus possible d’identifier le bien-être et la richesse à l’accumulation de biens matériels, avec l’illusion d’une croissance et d’une consommation illimitées. En reconnaissant la Nature comme sujet de droits, par la recherche de cet équilibre nécessaire, cette harmonie entre la Nature et les nécessités et les droits des êtres humains, inhérents au principe de bien-vivre, on va au-delà des concepts constitutionnels classiques et cela d’autant plus facilement qu’on distingue les droits humains des droits de la Nature. Les premiers concernent l’environnement humain et une justice qui doit permettre la préservation des êtres humains. Les seconds concernent la justice écologique qui vise à la préservation de la Nature. Avec les droits humains, c’est l’être qui est au centre, dans une vision anthropocentrique. Avec les droits de la Nature, c’est la Nature qui est au centre. La Nature, qui inclut évidemment l’être humain, vaut par elle-même, indépendamment de son utilité et des usages qu’en fait l’être humain. Il s’agit là d’une vision biocentrique. La définition de ces droits ne prétend pas préserver une Nature inviolée, en préconisant, par exemple, de renoncer aux cultures, à la pêche ou à l’élevage. Ces droits veulent préserver des systèmes de vie, des communautés de vie. Ils portent sur les écosystèmes, les collectivités et pas les individus. Rien ne s’oppose à la consommation de viande, de poisson ou de céréales si sont préservés des écosystèmes avec leurs espèces natives.

Ces conceptions montrent clairement par où s’engager pour construire une nouvelle forme d’organisation de la société, qui soit une authentique option de vie, nécessairement respectueuse de la Nature. En résumé, les Droits de la Nature, toujours plus étroitement imbriqués aux droits humains, nous forcent à construire démocratiquement des sociétés durables, sur des conceptions citoyennes plurielles en symbiose avec l’environnement. On ne peut donc pas limiter notre attention à des thèmes conjoncturels. Il faut au monde une stratégie qui permette de jeter les bases structurelles du changement, en tirant parti y compris des difficultés conjoncturelles actuelles mais aussi de l’affaiblissement relatif des centres de pouvoir mondiaux. Ce changement n’adviendra pas si on se contente d’attendre que les pays développés résolvent leurs problèmes, en oubliant le caractère interdépendant et inégal de l’économie  mondiale. L’Equateur est à l’avant-garde dans la définition de ce type de propositions révolutionnaires. Malheureusement, le président Correa semble reculer à l’heure de les inscrire dans la réalité.

 

Propos recueillis par Franck Gaudichaud, Revues ContreTemps et Rebelión.org

Transcription de l’entretien : Bettina Ghio

Traduction de l’espagnol (équatorien) : Robert March

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