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Éric Alliez et Maurizio Lazzarato, Guerres et capital, Paris, Éditions Amsterdam, octobre 2016, 448 pages, 20 euros.

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Introduction : À nos ennemis

1. Nous vivons dans le temps de la subjectivation des guerres civiles. Nous ne sortons pas de la période du triomphe du marché, des automatismes de la gouvernementalité et de la dépolitisation de l’économie de la dette pour retrouver l’époque des « conceptions du monde » et de leurs affrontements. Nous entrons dans l’ère de la construction des nouvelles machines de guerre.

 

2. Le capitalisme et le libéralisme portent les guerres en leur sein comme les nuages portent la tempête. Si la financiarisation de la fin du XIXe siècle et du début du XXe a conduit à la guerre totale et à la Révolution russe, à la crise de 1929 et aux guerres civiles européennes, la financiarisation contemporaine pilote la guerre civile globale en commandant à toutes ses polarisations.

 

3. Depuis 2011, ce sont les multiples formes de subjectivation des guerres civiles qui modifient profondément à la fois la sémiologie du capital et la pragmatique des luttes s’opposant aux mille pouvoirs de la guerre comme cadre permanent de la vie. Du côté des expérimentations des machines anticapitalistes, Occupy Wall Street aux USA, les Indignés en Espagne, les luttes étudiantes au Chili et au Québec, la Grèce en 2015 se battent à armes inégales contre l’économie de la dette et les politiques d’austérité. Les « printemps arabes », les grandes manifestations de 2013 au Brésil et les affrontements autour du parc Gezi en Turquie font circuler les mêmes mots d’ordre et de désordre dans tous les Suds. Nuit Debout en France est le dernier rebondissement d’un cycle de luttes et d’occupations qui avait peut-être commencé sur la place Tiananmen en 1989. Du côté du pouvoir, le néolibéralisme, pour mieux pousser les feux de ses politiques économiques prédatrices, promeut une postdémocratie autoritaire et policière gérée par les techniciens du marché, tandis que les nouvelles droites (ou « droites fortes ») déclarent la guerre à l’étranger, à l’immigré, au musulman et aux underclass au seul profit des extrêmes droites « dédiabolisées ». C’est à celles-ci qu’il revient de s’installer ouvertement sur le terrain des guerres civiles qu’elles subjectivent en relançant une guerre raciale de classe. L’hégémonie néofasciste sur les processus de subjectivation est encore confirmée par la reprise de la guerre contre l’autonomie des femmes et les devenirs-mineur de la sexualité (en France, la « Manif pour tous ») comme extension du domaine endocolonial de la guerre civile.

À l’ère de la déterritorialisation sans limite de Thatcher et Reagan succède la reterritorialisation raciste, nationaliste, sexiste et xénophobe de Trump qui a d’ores et déjà pris la tête de tous les nouveaux fascismes. Le Rêve américain s’est transformé en cauchemar d’une planète insomniaque.

 

4. Le déséquilibre entre les machines de guerre du Capital et des nouveaux fascismes, d’une part, les luttes multiformes contre le système-monde du nouveau capitalisme, de l’autre, est flagrant. Déséquilibre politique, mais aussi déséquilibre intellectuel. Ce livre se concentre sur un vide, un blanc, un refoulé théorique aussi bien que pratique, qui est pourtant toujours au cœur des puissances et impuissances des mouvements révolutionnaires : celui du concept de « guerre » et de « guerre civile ».

 

5. « C’est comme une guerre », a-t-on entendu à Athènes pendant le week-end du 11-12 juillet 2015. Avec raison. La population a été confrontée à une stratégie à grande échelle de continuation de la guerre par les moyens de la dette : elle a parachevé la destruction de la Grèce et, du même coup, enclenché l’autodestruction de la « construction européenne ». L’objectif de la Commission européenne, de la BCE et du FMI n’a jamais été la médiation ou la recherche du compromis, mais la défaite en rase campagne de l’adversaire.

L’énoncé « c’est comme une guerre » est une image qu’il faut aussitôt rectifier : c’est une guerre. La réversibilité de la guerre et de l’économie est au fondement même du capitalisme. Et cela fait bien longtemps que Carl Schmitt a dévoilé l’hypocrisie « pacifiste » du libéralisme en rétablissant la continuité entre l’économie et la guerre : l’économie poursuit des buts de guerre avec d’autres moyens (« le blocage du crédit, l’embargo sur les matières premières, la dégradation de la monnaie étrangère »).

Deux officiers supérieurs de l’armée de l’air chinoise, Qiao Liang et Wang Xiangsui, définissent les offensives financières comme des « guerres non sanglantes », tout aussi cruelles et efficaces que les « guerres sanglantes » : une violence froide. Le résultat de la globalisation, expliquent-ils, « c’est que tout en réduisant l’espace du champ de bataille au sens étroit, le monde entier [a été transformé] en un champ de bataille au sens large ». L’élargissement de la guerre et la multiplication de ses noms de domaine finit d’établir le continuum entre guerre, économie et politique. Mais c’est dès le départ que le libéralisme est une philosophie de guerre totale. (Le pape François semble prêcher dans le désert lorsqu’il affirme, avec une lucidité faisant défaut aux hommes politiques, aux experts de tout acabit et jusqu’aux critiques les plus aguerris du capitalisme : « Lorsque je parle de guerre, je parle de la vraie guerre, non pas de la guerre de religion, mais d’une guerre mondiale en mille morceaux. […] C’est la guerre pour des intérêts, pour l’argent, pour les ressources naturelles, pour la domination des peuples. »)

 

6. Durant la même année 2015, quelques mois après la défaite de la « gauche radicale » grecque, le président de la République française déclare au soir du 13 novembre la France « en guerre » et promulgue l’état d’urgence. La loi l’y autorisant, et autorisant la suspension des « libertés démocratiques » pour conférer des pouvoirs « extraordinaires » à l’administration de la sécurité publique, a été votée en 1955 pendant la guerre coloniale d’Algérie. Appliqué en 1984 en Nouvelle-Calédonie et lors des « émeutes de banlieue » en 2005, l’état d’urgence remet au centre de l’attention la guerre coloniale et postcoloniale.

Ce qui s’est passé à Paris une mauvaise nuit de novembre, les villes du Moyen-Orient en sont le théâtre quotidien. C’est la même horreur que fuient les millions de réfugiés se « déversant » sur l’Europe. Ils rendent ainsi visible la plus vieille des technologies colonialistes de régulation des mouvements migratoires par son prolongement « apocalyptique » dans les « guerres infinies » lancées par le fondamentaliste chrétien George Bush et son état-major de néo-cons. La guerre néocoloniale ne se déroule plus seulement dans les « périphéries » du monde, elle traverse de toutes les façons possibles le « centre » en empruntant les figures de l’« ennemi intérieur islamiste », des immigrés, des réfugiés, des migrants. Ne sont pas laissés à l’écart les éternels laissés-pour-compte : les pauvres et les travailleurs appauvris, les précaires, les chômeurs de longue durée et les « endocolonisés » des deux rives de l’Atlantique…

 

7. Le « pacte de stabilité » (l’état d’urgence « financière » en Grèce) et le « pacte de sécurité » (l’état d’urgence « politique » en France) sont les deux faces de la même pièce. Déstructurant et restructurant continuellement l’économie-monde, les flux de crédit et les flux de guerre sont, avec les États qui les intègrent, la condition d’existence, de production et de reproduction du capitalisme contemporain.

La monnaie et la guerre constituent la police militaire du marché mondial, appelée encore « gouvernance » de l’économie-monde. En Europe, elle s’incarne dans l’état d’urgence financier qui réduit à néant les droits du travail et les droits de la sécurité sociale (santé, éducation, logement, etc.), tandis que l’état d’urgence antiterroriste suspend des droits « démocratiques » déjà exsangues.

 

8. Notre première thèse sera que la guerre, la monnaie et l’État sont les forces constitutives ou constituantes, c’est-à-dire ontologiques, du capitalisme. La critique de l’économie politique est insuffisante dans la mesure où l’économie ne remplace pas la guerre mais la continue par d’autres moyens, qui passent nécessairement par l’État : régulation de la monnaie et monopole légitime de la force pour la guerre interne et externe. Pour produire la généalogie et reconstruire le « développement » du capitalisme, nous devrons toujours engager et articuler ensemble critique de l’économie politique, critique de la guerre et critique de l’État.

L’accumulation et le monopole des titres de propriété par le Capital, et l’accumulation et le monopole de la force par l’État se nourrissent réciproquement. Sans l’exercice de la guerre à l’extérieur, et sans l’exercice de la guerre civile par l’État à l’intérieur des frontières, jamais le capital n’aurait pu se constituer. Et inversement : sans la capture et la valorisation de la richesse opérée par le capital, jamais l’État n’aurait pu exercer ses fonctions administrative, juridique, de gouvernementalité, ni organiser des armées d’une puissance toujours croissante. L’expropriation des moyens de production et l’appropriation des moyens d’exercice de la force sont les conditions de formation du Capital et de constitution de l’État qui se développent parallèlement. La prolétarisation militaire accompagne la prolétarisation industrielle.

 

9. Mais de quelle « guerre » s’agit-il ? Le concept de « guerre civile mondiale » développé presque en même temps par Carl Schmitt et Hannah Arendt, au début des années 1960, s’impose-t-il après la fin de la Guerre froide comme sa forme la plus appropriée ? Les catégories de « guerre infinie », de « guerre juste » et de « guerre contre le terrorisme » correspondent-elles aux nouveaux conflits de la mondialisation ? Et est-il possible de reprendre le syntagme de « la » guerre sans immédiatement assumer le point de vue de l’État ?

L’histoire du capitalisme est, depuis l’origine, traversée et constituée par une multiplicité de guerres : guerres de classe(s), de race(s), de sexe(s)[1], guerres de subjectivité(s), guerres de civilisation (le singulier a donné sa capitale à l’Histoire). Les « guerres » et non la guerre, c’est notre deuxième thèse. Les « guerres » comme fondement de l’ordre intérieur et de l’ordre extérieur, comme principe d’organisation de la société. Les guerres, non seulement de classe, mais aussi militaires, civiles, de sexe, de race sont intégrées d’une façon si constituante à la définition du Capital qu’il faudrait réécrire de bout en bout Das Kapital pour rendre compte de leur dynamique en son fonctionnement le plus réel. Dans tous les tournants majeurs du capitalisme, on ne trouvera pas « la destruction créatrice » de Schumpeter portée par l’innovation entrepreneuriale, mais toujours l’entreprise des guerres civiles.

 

10. Depuis 1492, l’An 01 du Capital, la formation du capital se déploie à travers cette multiplicité de guerres des deux côtés de l’Atlantique. La colonisation interne (Europe) et la colonisation externe (Amériques) sont parallèles, se renforcent mutuellement et définissent ensemble l’économie-monde. Cette double colonisation définit ce que Marx appelle l’accumulation primitive. À la différence, sinon de Marx, du moins d’un certain marxisme longtemps dominant, nous ne cantonnons pas l’accumulation primitive à une simple phase du développement du capital, destinée à être dépassée par et dans le « mode de production spécifique » du capitalisme. Nous considérons qu’elle constitue une condition d’existence qui accompagne sans cesse le développement du capital, en sorte que si l’accumulation primitive se poursuit dans toutes les formes d’expropriation d’une accumulation continuée, alors les guerres de classe, de race, de sexe, de subjectivité sont sans fin. La conjonction de ces dernières, et notamment les guerres contre les pauvres et les femmes dans la colonisation interne de l’Europe, et les guerres contre les peuples « premiers » dans la colonisation externe, qui sont complètement déployées dans l’accumulation « primitive », précède et rend possibles les « luttes de classes » des xixe et xxe siècles en les projetant dans une guerre commune contre la pacification productive. La pacification obtenue par tous les moyens (« sanglants » et « non sanglants ») est le but de guerre du capital comme « relation sociale ».

 

11. « À se concentrer exclusivement sur le rapport entre capitalisme et industrialisme, Marx finit par n’accorder aucune attention au lien étroit que ces deux phénomènes entretiennent avec le militarisme. » La guerre et la course aux armements sont à la fois conditions du développement économique et de l’innovation technologique et scientifique depuis le début du capitalisme. Chaque étape du développement du capital invente son propre « keynésianisme de guerre ». Cette thèse de Giovanni Arrighi a le seul défaut de se limiter à « la » guerre entre États et de « n’accorder aucune attention au lien étroit » que le Capital, la technologie et la science entretiennent avec « les » guerres civiles. Un colonel de l’armée française résume les fonctions directement économiques de la guerre de la sorte : « Nous sommes des producteurs comme les autres. » Il dévoile ainsi l’un des aspects les plus inquiétants du concept de production et de travail, aspect que les économistes, les syndicats et les marxistes encartés se gardent bien de thématiser.

 

12. La force stratégique de déstructuration/restructuration de l’économie-monde est, depuis l’accumulation primitive, le Capital sous sa forme la plus déterritorialisée, à savoir le Capital financier (qui doit se dire ainsi avant d’avoir reçu toutes ses lettres d’accréditation balzaciennes). Foucault critique la conception marxienne du Capital parce qu’il n’y aurait jamais « le » capitalisme, mais toujours « un ensemble politico-institutionnel » historiquement qualifié (l’argument est destiné à faire florès).

Bien que Marx n’ait effectivement jamais utilisé le concept de capitalisme, il faut cependant conserver la distinction entre ce dernier et « le » capital, car « sa » logique, celle du Capital financier (A–A’), est (historiquement toujours) la plus opérationnelle. Ce qui reçoit le nom de « crise financière » la montre à l’œuvre jusque dans ses performances postcritiques les plus « innovantes ». La multiplicité des formes étatiques et des organisations transnationales de pouvoir, la pluralité des ensembles politico-institutionnels définissant la variété des « capitalismes » nationaux sont violemment centralisées, subordonnées et commandées par le Capital financier mondialisé en sa finalité de « croissance ». La multiplicité des formations de pouvoir se plie, plus ou moins docilement (mais plus que moins), à la logique de la propriété la plus abstraite, celle des créanciers. « Le » Capital, avec « sa » logique (A–A’) de reconfiguration planétaire de l’espace par l’accélération constante du temps, est une catégorie historique, une « abstraction réelle » dirait Marx, qui produit les effets les plus réels de privatisation universelle de la Terre des « humains » et des « non-humains », et de privation des « communs » du monde. (Penser ici à l’accaparement des terres – land grabbing – qui est à la fois la conséquence directe de la « crise alimentaire » de 2007-2008 et l’une des stratégies de sortie de crise de la « pire crise financière in Global History ».) C’est de cette façon que nous employons le concept « historico-transcendantal » de Capital en le tirant (majuscule abaissée aussi souvent que possible) vers la colonisation systématique du monde dont il est l’agent au long cours.

 

13. Pourquoi le développement du capitalisme ne passe-t-il pas par les villes qui lui ont longtemps servi de vecteurs, mais par l’État ? Parce que seul l’État, tout au long des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, sera à même de réaliser l’expropriation/appropriation de la multiplicité des machines de guerre de l’époque féodale (tournées vers les guerres « privées ») pour les centraliser et les institutionnaliser dans une machine de guerre transformée en armée détenant le monopole légitime de la force publique. La division du travail n’opère pas seulement dans la production, mais aussi avec la spécialisation de la guerre et du métier de soldat. Si la centralisation et l’exercice de la force dans une « armée réglée » est l’œuvre de l’État, c’est aussi la condition de l’accumulation des « richesses » par les nations « civilisées et opulentes » aux dépens des nations pauvres (Adam Smith) – qui, au vrai, ne sont pas du tout des nations mais des waste lands (Locke in Wasteland).

 

14. La constitution de l’État en « mégamachine » de pouvoir aura donc reposé sur la capture des moyens d’exercice de la force, sur leur centralisation et leur institutionnalisation. Mais à partir des années 1870, et sous le coup surtout de l’accélération brutale imposée par la « guerre totale », le Capital ne se contente plus d’entretenir un rapport d’alliance avec l’État et sa machine de guerre. Il commence à se l’approprier directement en l’intégrant à ses instruments de polarisation. La construction de cette nouvelle machine de guerre capitaliste va ainsi intégrer l’État, sa souveraineté (politique et militaire) et l’ensemble de ses fonctions « administratives » en les modifiant profondément sous la direction du Capital financier. À partir de la Première Guerre mondiale, le modèle de l’organisation scientifique du travail et le modèle militaire d’organisation et de conduite de la guerre pénètrent en profondeur le fonctionnement politique de l’État en reconfigurant la division libérale des pouvoirs sous l’hégémonie du pouvoir exécutif, tandis que, à l’inverse, la politique, non plus de l’État, mais du Capital, s’impose dans l’organisation, la conduite et les finalités de la guerre.

Avec le néolibéralisme, ce processus de capture de la machine de guerre et de l’État est pleinement réalisé dans l’axiomatique du Capitalisme Mondial Intégré. C’est ainsi que nous mettons le CMI de Félix Guattari au service de notre troisième thèse : le Capitalisme Mondial Intégré est l’axiomatique de la machine de guerre du Capital qui a su soumettre la déterritorialisation militaire de l’État à la déterritorialisation supérieure du Capital. La machine de production ne se distingue plus de la machine de guerre qui intègre le civil et le militaire, la paix et la guerre dans le procès unique d’un continuum de pouvoir isomorphe à toutes ses formes de valorisation.

 

15. Dans la longue durée du rapport capital/guerre, l’éclatement de la « guerre économique » entre impérialismes à la fin du xixe siècle va constituer un tournant, celui d’un processus de transformation irréversible de la guerre et de l’économie, de l’État et de la société. Le capital financier transmet l’illimité (de sa valorisation) à la guerre en faisant de cette dernière une puissance sans limites (guerre totale). La conjonction de l’illimité du flux de guerre et de l’illimité du flux du capital financier dans la Première Guerre mondiale repoussera les limites aussi bien de la production que de la guerre en faisant surgir le spectre terrifiant de la production illimitée pour la guerre illimitée. Il revient aux deux guerres mondiales d’avoir pour la première fois réalisé la subordination « totale » (ou « subsomption réelle ») de la société et de ses « forces productives » à l’économie de guerre à travers l’organisation et la planification de la production, du travail et de la technique, de la science et de la consommation, à une échelle jusque-là inconnue. L’implication de l’ensemble de la population dans la « production » a été accompagnée par la constitution de processus de subjectivation de masse à travers la gestion des techniques de communication et de fabrication de l’opinion. De la mise en place de programmes de recherche sans précédent, finalisés vers la « destruction », sortiront les découvertes scientifiques et technologiques qui, transférées vers la production de moyens de production de « biens », vont constituer les nouvelles générations du capital constant. C’est tout ce procès qui échappe à l’opéraïsme (et au post-opéraïsme) dans le court-circuit qui lui fait situer dans les années 1960-1970 la Grande Bifurcation du Capital, ainsi fusionnée avec le moment critique de l’auto-affirmation de l’opéraïsme dans l’usine (il faudra encore attendre le postfordisme pour atteindre à l’« usine diffuse »).

 

16. L’origine du welfare ne doit pas être cherchée uniquement du côté de la logique assurantielle contre les risques du « travail » et les risques de la « vie » (l’école foucaldienne sous influence patronale), mais d’abord et surtout dans la logique de guerre. Le warfare a largement anticipé et préparé le welfare. Dès les années 1930, l’un et l’autre deviennent indiscernables.

L’énorme militarisation de la guerre totale, qui a transformé l’ouvrier internationaliste en 60 millions de soldats nationalistes, va être « démocratiquement » reterritorialisée par et sur le welfare. La conversion de l’économie de guerre en économie libérale, la conversion de la science et de la technologie des instruments de mort en moyens de production de « biens » et la conversion subjective de la population militarisée en « travailleurs » sont réalisées grâce à l’énorme dispositif d’intervention étatique auquel participent activement les « entreprises » (corporate capitalism). Le warfare poursuit par d’autres moyens sa logique dans le welfare. Keynes lui-même avait reconnu que la politique de la demande effective n’avait d’autre modèle de réalisation qu’un régime de guerre.

 

17. Inséré en 1951 dans son « Dépassement de la métaphysique » (le dépassement en question avait été pensé pendant la Seconde Guerre mondiale), ce développement de Heidegger définit précisément ce que deviennent les concepts de « guerre » et de « paix » à la sortie des deux guerres totales :

Changées, ayant perdu leur essence propre, la « guerre » et la « paix » sont prises dans l’errance ; devenues méconnaissables, aucune différence entre elles n’apparaît plus, elles ont disparu dans le déroulement pur et simple des activités qui, toujours davantage, font les choses faisables. Si l’on ne peut répondre à la question : quand la paix reviendra-t-elle ? ce n’est pas parce qu’on ne peut apercevoir la fin de la guerre, mais parce que la question posée vise quelque chose qui n’existe plus, la guerre elle-même n’étant plus rien qui puisse aboutir à une paix. La guerre est devenue une variété de l’usure de l’étant, et celle-ci se continue en temps de paix […]. Cette longue guerre dans sa longueur progresse lentement, non pas vers une paix à l’ancienne manière, mais bien vers un état de choses où l’élément « guerre » ne sera plus aucunement senti comme tel et où l’élément « paix » n’aura plus si sens ni substance.

Le passage sera réécrit à la fin de Mille plateaux pour indiquer comment la « capitalisation » technico-scientifique (elle renvoie à ce que nous appelons le « complexe militaro-industriel scientifico-universitaire ») va engendrer « une nouvelle conception de la sécurité comme guerre matérialisée, comme insécurité organisée ou catastrophe programmée, distribuée, molécularisée ».

 

18. La Guerre froide est socialisation et capitalisation intensives de la subsomption réelle de la société et de la population dans l’économie de guerre de la première moitié du xxe siècle. Elle constitue un passage fondamental pour la formation de la machine de guerre du Capital, qui ne s’approprie pas l’État et la guerre sans subordonner le « savoir » à son procès. La Guerre froide va élargir le foyer de production d’innovations technologiques et scientifiques allumé par les guerres totales. Pratiquement toutes les technologies contemporaines, et notamment la cybernétique, les technologies computationnelles et informatiques sont, directement ou indirectement, les fruits de la guerre totale retotalisée par la Guerre froide. Ce que Marx appelle le « General Intellect » est né de/dans la « production pour la destruction » des guerres totales avant d’être réorganisé par les Recherches Opérationnelles (OR) de la Guerre froide en instrument (R&D) de commandement et de contrôle de l’économie-monde. C’est à cet autre déplacement majeur par rapport à l’opéraïsme et au post-opéraïsme que l’histoire guerrière du Capital nous contraint. L’ordre du travail (« Arbeit macht frei ») établi par les guerres totales se transforme en ordre libéral-démocratique du plein emploi comme instrument de régulation sociale de l’« ouvrier-masse » et de tout son environnement domestique.

 

19. 68 se place sous le signe de la réémergence politique des guerres de classe, de race, de sexe et de subjectivité que la « classe ouvrière » ne peut plus subordonner à ses « intérêts » et à ses formes d’organisation (Parti-syndicats). Si c’est aux États-Unis que la lutte ouvrière a « atteint dans son développement son niveau absolu le plus élevé » (« Marx à Détroit »), c’est aussi là qu’elle a été défaite au sortir des grandes grèves de l’après-guerre. La destruction de l’« ordre du travail » résultant des guerres totales et se continuant dans et par la Guerre froide comme « ordre du salariat » ne sera pas seulement l’objectif d’une nouvelle classe ouvrière redécouvrant son autonomie politique, elle sera également le fait de la multiplicité de toutes ces guerres qui, un peu toutes en même temps, se sont embrasées en remontant des expériences singulières des « groupes-sujets » qui les portaient vers leurs conditions communes de rupture subjective. Les guerres de décolonisation et de toutes les minorités raciales, des femmes, des étudiants, des homosexuels, des alternatifs, des antinucléaires, du « lumpen », etc., vont ainsi définir de nouvelles modalités de lutte, d’organisation et surtout de délégitimation de l’ensemble des « pouvoirs-savoirs » tout au long des années 1960 et 1970. Nous n’avons pas seulement lu l’histoire du capital à travers la guerre, mais également cette dernière à travers 68 qui seul rend possible le passage théorique et politique de « la » guerre aux « guerres ».

 

20. La guerre et la stratégie occupent une place centrale dans la théorie et la pratique révolutionnaires du xixe siècle et de la première moitié du xxe siècle. Lénine, Mao et le général Giap ont consciencieusement annoté De la guerre de Clausewitz. La pensée 68 s’est quant à elle abstenue de problématiser la guerre, à l’exception notable de Foucault et de Deleuze-Guattari. Ils ne se sont pas seulement proposé de renverser la célèbre Formule de Clausewitz (« la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ») en analysant les modalités selon lesquelles la « politique » peut être tenue comme la guerre continuée par d’autres moyens : ils ont surtout radicalement transformé les concepts de guerre et de politique. Leur problématisation de la guerre est strictement dépendante des mutations du capitalisme et des luttes qui s’y opposent dans ladite après-guerre, avant de cristalliser dans l’étrange révolution de 1968 : la « microphysique » du pouvoir mise en avant par Foucault est une actualisation critique de la « guerre civile généralisée » ; la « micropolitique » de Deleuze et Guattari est quant à elle indissociable du concept de « machine de guerre » (sa construction ne va pas sans le parcours militant de l’un d’entre eux). Si on isole l’analyse des relations de pouvoir de la guerre civile généralisée, comme le fait la critique foucaldienne, la théorie de la gouvernementalité n’est plus qu’une variante de la « gouvernance » néolibérale ; et si on coupe la micropolitique de la machine de guerre, comme le fait la critique deleuzienne (elle a également entrepris d’esthétiser la machine de guerre), il ne reste que des « minorités » impuissantes face au Capital qui garde l’initiative.

 

21. Siliconés par les nouvelles technologies dont ils ont développé la force de frappe, les militaires vont téléscoper la machine technique avec la machine de guerre. Les conséquences politiques sont redoutables.

Les USA ont projeté et conduit la guerre en Afghanistan (2001) et en Irak (2003) à partir du principe « Clausewitz out, computer in »
(la même opération est étrangement reprise par les tenants d’un capitalisme cognitif qui dissolvent l’omniréalité des guerres dans les ordinateurs et les « algorithmes » ayant pourtant servi, en tout premier lieu, à les mener). Croyant dissiper le « brouillard » et l’incertitude de la guerre par l’accumulation rien moins que primitive de l’information, les stratèges de la guerre hypertechnologique numérisée et « réseau-centrée » ont vite déchanté : la victoire si rapidement acquise s’est transformée en une débâcle politico-militaire qui a déchaîné in situ le désastre du Moyen-Orient, sans plus épargner le monde libre venu lui apporter ses valeurs dans un remake du Docteur Folamour. La machine technique n’explique rien et ne peut pas grand-chose sans mobiliser de tout autres « machines ». Son efficacité et son existence même dépendent de la machine sociale et de la machine de guerre qui auront le plus souvent profilé l’avatar technique selon un modèle de société fondé sur les divisions, les dominations, les exploitations (Rouler plus vite, laver plus blanc, pour reprendre le titre du beau livre de Kristin Ross).

 

22. Si la Chute du mur délivre l’acte de décès d’une momie dont 68 a fait oublier jusqu’à la préhistoire communiste, et si elle doit donc être tenue pour un non-événement (ce que dit à sa façon mélancolique la thèse de la Fin de l’Histoire), le sanglant fiasco des premières guerres postcommunistes menées par la machine de guerre impériale fait en revanche histoire. Y compris en raison du débat qu’il a ouvert chez les militaires, où se fait jour un nouveau paradigme de la guerre. Antithèse des guerres industrielles du XXe siècle, le nouveau paradigme est défini comme une « guerre au sein de la population ». Ce concept qui, dans le texte, inspire un improbable « humanisme militaire », nous le faisons nôtre en en retournant le sens sur l’origine et le terrain réel des guerres du capital, et en réécrivant cette « guerre au sein de la population » au pluriel de nos guerres. La population est le champ de bataille à l’intérieur duquel s’exercent des opérations contre-insurrectionnelles de tout genre qui sont à la fois, et de façon indiscernable, militaires et non militaires parce qu’elles sont aussi porteuses de la nouvelle identité des « guerres sanglantes » et des « guerres non sanglantes ».

Dans le fordisme, l’État ne garantissait pas seulement la territorialisation étatique du Capital, mais aussi de la guerre. Il s’ensuit que la mondialisation ne libérera pas le capital de l’emprise de l’État sans libérer également la guerre qui passe à la puissance supérieure du continu en intégrant le plan du capital. La guerre déterritorialisée n’est plus du tout la guerre interétatique, mais une suite ininterrompue de guerres multiples contre les populations, renvoyant définitivement la « gouvernementalité » du côté de la gouvernance dans une entreprise commune de déni des guerres civiles globales.  Ce qu’on gouverne et ce qui permet de gouverner, ce sont des divisions qui projettent les guerres au sein de la population au rang de contenu réel de la biopolitique. Une gouvernementalité biopolitique de guerre comme distribution différentielle de la précarité et norme de la « vie quotidienne ». Tout le contraire du Grand Récit de la naissance libérale de la biopolitique mené dans un cours fameux du Collège de France, à la fracture des années 1970 et 1980.

 

23. Creusant les divisions, accentuant les polarisations de toutes les sociétés capitalistes, l’économie de la dette transforme la « guerre civile mondiale » (Schmitt, Arendt) en une imbrication de guerres civiles : guerres de classe, guerres néocoloniales contre les « minorités », guerres contre les femmes, guerres de subjectivité. La matrice de ces guerres civiles est la guerre coloniale. Cette dernière n’a jamais été une guerre entre États, mais, par essence, une guerre dans et contre la population, où les distinctions entre paix et guerre, entre combattants et non-combattants, entre l’économique, le politique et le militaire n’ont jamais eu cours. La guerre coloniale dans et contre les populations est le modèle de guerre que le Capital financier a déclenchée à partir des années 1970, au nom d’un néo–libéralisme de combat. Sa guerre sera à la fois fractale et transversale : fractale, parce qu’elle produit indéfiniment son invariance par changement constant d’échelle (son « irrégularité » et les « brisures » qu’elle introduit s’exercent à diverses échelles de réalité) ; et transversale, parce qu’elle se déploie simultanément au niveau macropolitique (en jouant de toutes les grandes oppositions duelles : classes sociales, blancs et non-blancs, hommes et femmes…) et micropolitique (par engineering moléculaire privilégiant les plus hautes interactions). Elle peut ainsi conjuguer les niveaux civils et militaire dans le Sud et dans le Nord du monde, dans les Suds et les Nords de tout le monde (ou presque). Sa première caractéristique est donc d’être moins une guerre sans distinction qu’une guerre irrégulière.

La machine de guerre du capital qui, au début des années 1970, a définitivement intégré l’État, la guerre, la science et la technologie énonce clairement la stratégie de la mondialisation contemporaine : précipiter la fin de la très courte histoire du réformisme du capital – Full Employment in a Free Society, selon l’intitulé du livre-manifeste de Lord Beveridge publié en 1944 – en s’attaquant partout et par tous les moyens aux conditions de réalité du rapport de forces qui l’avait imposé. Une infernale créativité sera déployée par le Projet politique néolibéral pour faire semblant de doter le « marché » de qualités surhumaines d’information processing : le marché comme cyborg ultime.

 

24. La prise de consistance des néofascismes à partir de la « crise » financière de 2008 constitue un tournant dans le déroulement des guerres au sein de la population. Leurs dimensions à la fois fractales et transversales assument une nouvelle et redoutable efficacité de division et de polarisation. Les nouveaux fascismes mettent à l’épreuve toutes les ressources de la « machine de guerre », car si celle-ci ne s’identifie pas nécessairement à l’État, elle peut aussi échapper au contrôle du Capital. Alors que la machine de guerre du Capital gouverne à travers une différenciation « inclusive » de la propriété et de la richesse, les nouvelles machines de guerre fascistes fonctionnent par exclusion à partir de l’identité de race, de sexe et de nationalité. Les deux logiques semblent incompatibles. En réalité, elles convergent inexorablement (cf. la « préférence nationale ») au fur et à mesure que l’état d’urgence économique et politique s’installe dans le temps coercitif du global flow.

Si la machine capitaliste continue à se méfier des nouveaux fascismes, ce n’est pas en raison de ses principes démocratiques (le Capital est ontologiquement antidémocratique !) ou de la rule of law, mais parce que, à l’enseigne du nazisme, le postfascisme peut prendre son « autonomie » par rapport à la machine de guerre du Capital et échapper à son contrôle. N’est-ce pas très exactement ce qui est arrivé avec les fascismes islamistes ? Formés, armés, financés par les USA, ils ont retourné leurs armes contre la superpuissance et ses alliés qui les avaient instrumentalisés. De l’Occident aux terres du Califat et retour, les néonazis de toutes obédiences incarnent la subjectivation suicidaire du « mode de destruction » capitaliste. C’est aussi la scène finale du retour du refoulé colonial : les djihadistes de génération 2.0 hantent les métropoles occidentales comme leur ennemi le plus intérieur. L’endocolonisation devient ainsi le mode de conjugaison généralisée de la violence « topique » de la domination la plus intensive qui soit du capitalisme sur les populations. Quant au processus de convergence ou de divergence entre machines de guerre capitaliste et néofasciste, il dépendra de l’évolution des guerres civiles en cours, et des dangers qu’un éventuel processus révolutionnaire pourrait faire courir à la propriété privée, et plus généralement au pouvoir du Capital.

 

25. Interdisant de réduire le Capital et le capitalisme à un système ou à une structure, et l’économie, à une histoire de cycles se clôturant sur eux-mêmes, les guerres de classe, de race, de sexe, de subjectivité contestent également à la science et à la technologie tout principe d’autonomie, toute voie royale vers la « complexité » ou une émancipation forgée par la conception progressiste (et aujourd’hui accélérationniste) du mouvement de l’Histoire.

Les guerres injectent continuellement des rapports stratégiques ouverts à l’indétermination de l’affrontement, à l’incertitude du combat rendant inopérant tout mécanisme d’autorégulation (du marché) ou toute régulation par feedback (« systèmes hommes-machines » ouvrant leur « complexité » sur le futur). L’« ouverture » stratégique de la guerre est radicalement autre que l’ouverture systémique de la cybernétique, qui n’est pas née pour rien de/dans la guerre. Le capital n’est ni structure, ni système, il est « machine », et machine de guerre dont l’économie, la politique, la technologie, l’État, les médias, etc., ne sont que les articulations informées par des relations stratégiques. Dans la définition marxiste/marxienne du General Intellect, la machine de guerre intégrant à son fonctionnement la science, la technologie, la communication est curieusement négligée au profit d’un peu crédible « communisme du capital ».

 

26. Le capital n’est pas un mode de production sans être dans le même temps un mode de destruction. L’accumulation infinie qui déplace continuellement ses limites pour les recréer à nouveau est en même temps destruction élargie illimitée. Les gains de productivité et les gains de destructivité progressent parallèlement. Ils se manifestent dans la guerre généralisée que les scientifiques préfèrent appeler Anthropocène que Capitalocène, même si, de toute évidence, la destruction des milieux dans et par lesquels nous vivons ne commence pas avec l’« homme » et ses besoins croissants, mais avec le Capital. La « crise écologique » n’est pas le résultat d’une modernité et d’une humanité aveugles aux effets négatifs du développement technologique, mais le « fruit de la volonté » de certains hommes d’exercer une domination absolue sur d’autres hommes à partir d’une stratégie géopolitique mondiale d’exploitation sans limites de toutes les ressources humaines et non-humaines.

Le capitalisme n’est pas seulement la civilisation la plus meurtrière de l’histoire de l’humanité, celle qui a introduit en nous « la honte d’être un homme » ; il est aussi la civilisation par laquelle le travail, la science et la technique ont créé, autre privilège (absolu) dans l’histoire de l’humanité, la possibilité de l’anéantissement (absolu) de toutes les espèces et de la planète qui les héberge. En attendant, la « complexité » (du sauvetage) de la « nature » promet encore la perspective de jolis profits où se mêlent l’utopie techno du geo-engineering et la réalité des nouveaux marchés de « droits à polluer ». À la confluence de l’un et de l’autre, le Capitalocène n’envoie pas le capitalisme dans la Lune (il en est revenu), il achève la marchandisation globale de la planète en faisant valoir ses droits sur la bien-nommée troposphère.

 

27. La logique du Capital est logistique d’une valorisation infinie. Elle implique l’accumulation d’un pouvoir qui n’est pas simplement économique pour la simple raison qu’il se complique des pouvoirs et savoirs stratégiques sur la force et la faiblesse des classes en lutte auxquelles il s’applique et avec lesquelles il ne cesse de s’expliquer. Foucault fait remarquer que les marxistes ont porté leur attention sur le concept de « classe » au détriment du concept de « lutte ». Le savoir sur la stratégie est ainsi évacué au profit d’une entreprise alternative de pacification (Tronti en propose la version la plus épique). Qui est fort et qui est faible ? De quelle manière les forts sont-ils devenus faibles, pourquoi les faibles sont-ils devenus forts ? Comment se renforcer soi-même et affaiblir l’autre pour le dominer et l’exploiter ? C’est la piste anticapitaliste du nietzschéisme français que nous nous proposons de suivre et de réinventer.

 

28. Le Capital sort vainqueur des guerres totales et de la confrontation avec la révolution mondiale, dont 1968 est pour nous le chiffre. Il ne cesse depuis de voler de victoires en victoires en perfectionnant son moteur à refroidissement. Où il se vérifie que la première fonction du pouvoir est de nier l’existence des guerres civiles en effaçant jusqu’à leur mémoire (la pacification est une politique de terre brûlée). Walter Benjamin est là pour nous rappeler que la réactivation de la mémoire des victoires et des défaites d’où les vainqueurs tirent leur domination ne peut venir que des « vaincus ». Problème : les vaincus de 68 ont jeté l’eau du bain des guerres civiles avec le vieux bébé léniniste, à la fin de l’« automne chaud » scellé par la faillite de la dialectique du « parti de l’autonomie ». Entrée dans les « années d’hiver » sur le fil d’une deuxième Guerre froide qui assure le triomphe du « peuple du capitalisme » (« “People’s Capitalism” – This IS America! »), la Fin de l’Histoire va prendre le relais sans s’arrêter à une guerre du Golfe qui « n’a pas eu lieu ». Excepté une constellation de nouvelles guerres, de machines révolutionnaires ou militantes mutantes (Chiapas, Birmingham, Seattle, Washington, Gênes…) et de nouvelles défaites. Les nouvelles générations écrivantes déclinent « le peuple qui manque » en rêvant d’insomnie et de processus destituants malheureusement réservés à leurs amis.

 

29. Coupons court, en nous adressant à nos ennemis. Car ce livre n’a pas d’autre objet que de faire entendre, sous l’économie et sa « démocratie », derrière les révolutions technologiques et l’« intellectualité de masse » du General Intellect, le « grondement » des guerres réelles en cours dans toute leur multiplicité. Une multiplicité qui n’est pas à faire, mais à défaire et refaire pour charger de nouveaux possibles les « masses ou flux » qui en sont doublement les sujets. Du côté des relations de pouvoir en tant que sujets à la guerre ou/et du côté des relations stratégiques qui sont susceptibles de les projeter au rang de sujets des guerres, avec « leurs mutations, leurs quanta de déterritorialisation, leurs connexions, leurs précipitations ». En somme, il s’agirait de tirer les leçons de ce qui nous est apparu comme l’échec de la pensée 68 dont nous sommes les héritiers, jusque dans notre incapacité à penser et à construire une machine de guerre collective à la hauteur de la guerre civile déchaînée au nom du néolibéralisme et du primat absolu de l’économie comme politique exclusive du capital. Tout se passant comme si 68 n’avait pas réussi à penser jusqu’au bout, non sa défaite (il y a, depuis les Nouveaux Philosophes, des professionnels de la chose), mais l’ordre guerrier des raisons qui a su briser son insistance dans une destruction continuée, mise à l’infinitif présent des luttes de « résistance ».

 

30. Il ne s’agit pas, il ne s’agit surtout pas d’en finir avec la résistance. Mais avec le « théoricisme » satisfait d’un discours stratégiquement impuissant face à ce qui arrive. Et à ce qui nous est arrivé. Car si les dispositifs de pouvoir sont constituants au détriment des relations stratégiques et des guerres qui s’y mènent, il ne peut y avoir contre eux que des phénomènes de « résistance ». Avec le succès que l’on sait. Graecia docet.

 

30 juillet 2016.

 

Post-scriptum

Ce livre est placé sous le signe d’un (impossible) « maître en politique » – ou, plus exactement, de l’adage althussérien forgé au coin d’un matérialisme historique dans lequel nous nous reconnaissons : « Si vous voulez connaître une question, faites-en l’histoire. » 68, déviation majeure par rapport aux lois de l’althussérisme (et de tout ce qu’elles représentent), sera le diagramme d’échappement d’un second volume, provisoirement intitulé Capital et guerres. Nous nous proposons d’y reprendre l’enquête sur l’étrange révolution de 68 et sur ses suites, où le train de « la » contre-révolution en cache bien d’autres : toute une multiplicité de contre-révolutions en forme de restaurations. Elles seront analysées du point de vue d’une pratique théorique politiquement « surdéterminée » par les réalités guerrières du présent. C’est dans cet esprit que nous risquerons une « lecture symptomale » du Nouvel Esprit du Capitalisme (dont les mannes descendraient de la « critique artiste » made in 68), de l’Accélérationnisme (la version à la fois la plus up-to-date et la plus régressive de post-opéraïsme) et du Réalisme spéculatif (nous avons donc renoncé à l’inclure dans notre lecture de l’Anthropocène).

 

Notes

[1] Nous utilisons de manière interchangeable « guerre contre les femmes », « guerre de sexe » et « guerre de genre ». Sans entrer dans le débat qui traverse le féminisme, les concepts de « femme », « sexe » et « genre » (comme celui de « race », d’ailleurs) ne renvoient à aucun essentialisme, mais à la construction politique de l’hétérosexualité et du patriarcat comme norme sociale de contrôle de la procréation, de la sexualité et de la reproduction de la population, dont la famille cellulaire est le fondement. C’est une véritable guerre continuée qui est menée contre les femmes pour les soumettre à ces processus d’assujettissement, de domination et d’exploitation.

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