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Julien Talpin, Julien O’Miel, Franck Frégosi, L’islam et la cité, Engagements musulmans dans les quartiers populaires, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2017.

Préface. L’islam : un vecteur d’engagement dans les quartiers populaires ?

« En France, s’engager sur la base de ses valeurs religieuses fait quasiment de vous un malfrat. Si en plus, vous observez une pratique régulière assidue, vous défendez la cause palestinienne et dénoncez le cynisme des autorités françaises dans leurs relations avec des dictatures liberticides, vous cumulez les défauts. Dans ces conditions, le seul islam acceptable dans les médias dominants et auprès des politiques est, comme le rappelait récemment le directeur de recherches au CNRS François Burgat, « un islam soumis ». Dès lors qu’un musulman prend la parole en défendant des postures qui iraient à contre-courant (tant sur les valeurs familiales que la question palestinienne), il est systématiquement taxé d’homophobe, d’antisémite ou de dangereux islamiste. (…) Le travail le plus efficace en termes de « déradicalisation » ne sont ni les journalistes de Canal Plus ni les imams promus dans les salons parisiens mais les structures qui, telles BarakaCity, les associations de quartier et les collectifs musulmans, multiplient les initiatives et autres activités pour encaisser le volume de frustrations que certains pans de la société accumulent[1]. »

Le 24 janvier 2016, le président de l’ONG BarakaCity, qui effectue un travail humanitaire auprès de populations musulmanes dans les pays en développement, est invité sur le plateau d’une émission de Canal+ dans le cadre de la campagne que conduit l’association pour la libération d’un de ses salariés, emprisonné au Bangladesh. Le journaliste l’interroge cependant bien au-delà de l’action de l’ONG, lui demandant s’il « condamne les agissements de l’Etat islamique ? »[2]. Le président offre alors une réponse jugée ambigüe : « Baraka City condamne toutes les exactions, qu’elles soient commises par des groupes armés ou par des gouvernements »[3]. La polémique qui s’ensuit tient autant à ces propos qu’au fait qu’ils soient exprimés devant la ministre de l’Éducation nationale, à qui l’opposition reprochera par la suite son manque de fermeté face à une attitude jugée « intégriste » et « insoutenable »[4]. Cette émission constitue une des premières prises de parole à la télévision française d’un musulman qui se définit lui-même comme « orthodoxe », afin de mettre à distance l’étiquette de salafiste. Le président de l’ONG affirme ainsi par exemple ne pas serrer la main des femmes, une pratique courante chez certains musulmans, mais rarement assumée comme telle dans l’espace public médiatique. Le travail effectué par BarakaCity, qui bénéficie du soutien de nombreux bénévoles et de dons annuels de plusieurs millions d’euros, incarne un engagement dans l’espace public sur la base de la foi et de valeurs islamiques. Se comparant à la Croix rouge ou à la fondation Abbé Pierre, l’association définit ses valeurs de la façon suivante : « Ces attachements religieux poussent [nos] membres actifs à venir en aide à leurs prochains, qu’ils soient dans la difficulté matérielle ou victimes d’injustices. Ce sont des valeurs auxquelles chaque être humain adhère, mais pour BarakaCity, l’Islam est en ce sens un unificateur de toutes les cultures face à toutes les misères. C’est une liberté que celle de clamer que l’Islam nous rend encore meilleurs si nous nous donnons les moyens de le préserver du mieux de notre sincérité[5]. » Ici, l’islam, à l’image d’autres religions, apparait comme le support d’un engagement dans l’espace public, la foi venant nourrir une action caritative. Comment analyser de telles initiatives ? Faut-il y voir de simples œuvres de bienfaisance, un engagement politique ou le bras armé de l’influence insidieuse exercée par des acteurs religieux réactionnaires, « prosélytes » voire « communautaristes » ? Ne seraient-elles pas la marque du « double discours » de certains représentants musulmans dénoncé par des intellectuels chantres d’une version dure de la laïcité ?

L’objet de ce livre n’est pas de prendre position dans ces controverses mais de donner à voir ce que font les musulmans quand ils s’engagent dans l’espace public, au nom de l’islam ou dans le prolongement de leur foi. Quels croyants s’investissent pour quels types de causes ? Quelles revendications sont alors mises en avant ? Faut-il y voir des demandes particularistes ou à l’inverse des revendications d’égalité ? Quelles pratiques d’action collective sont alors déployées ? Comment expliquer qu’en dépit de la stigmatisation et des discriminations dont ils font l’objet, les musulmans ne se mobilisent pas davantage ? Quel rôle joue la disqualification de ces initiatives, que pointe la citation en exergue de cette introduction, et les controverses auxquelles elles donnent souvent lieu ? C’est la place de l’islam dans la société française et le rôle qu’il joue pour les citoyens de confession musulmane qui se trouvent au cœur de cet ouvrage.

 

L’islam, un vecteur d’intégration sociale ?

Au-delà de l’affaire BarakaCity, l’investissement public des musulmans est source de nombreuses controverses dans la société française. L’émergence d’une « nouvelle laïcité » dans le courant des années 2000 promue par certaines élites politiques, intellectuelles et médiatiques, conduit parfois à vouloir confiner les appartenances religieuses à la sphère privée, leur publicisation étant fréquemment source de conflit[6]. La loi du 15 mars 2004 « encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics », qui visait surtout le port du voile islamique dans l’enceinte scolaire, celle de 2010 concernant l’interdiction du voile intégral dans l’espace public, ou la circulaire Châtel, qui interdit l’accompagnement des sorties scolaires aux mères de famille portant un foulard[7], en sont les signes les plus patents. Au-delà de l’évolution du cadre législatif, justifié au nom du développement supposé des pratiques religieuses et tout particulièrement de l’islam, la visibilité de cette religion fait l’objet d’incessantes controverses – relatives par exemple à la présence de femmes voilées ou en « burkini » sur les plages[8], au port du foulard par des candidates et des élues[9] ou aux pratiques religieuses dans les entreprises – bien au-delà du cadre légal de neutralité de l’État. Ces pratiques cultuelles, vestimentaires ou alimentaires sont souvent dénoncées comme relevant d’une montée du « communautarisme » dans l’Hexagone. Si ce terme demeure flou, il renverrait à des formes d’entre-soi, de séparatisme et de repli de groupes partageant certaines pratiques et conceptions du monde social, relevant d’une défiance à l’égard de la mixité sociale, ethnique ou religieuse. L’islam incarnerait dès lors une menace pour « l’ordre républicain ». Les attentats qu’a connus la France en 2015 n’en seraient que la confirmation : le passage à l’acte de jihadistes français sur le territoire national serait la conséquence, directe ou indirecte, du « laxisme » à l’égard du « communautarisme » rampant qui gangrènerait les banlieues[10].

Le présupposé de cet ouvrage est tout autre. En nous concentrant ici essentiellement sur les pratiques légales et non-violentes – très largement majoritaires – nous cherchons à étudier le rapport ordinaire à l’islam et à comprendre s’il favorise la participation civique et politique, et ce faisant l’intégration sociale des acteurs. Ce livre cherche à interroger les usages que les croyants font de la religion et comment ceux-ci structurent (ou non) leur rapport au politique et au monde social. À rebours d’une lecture qui voit dans la religion une matrice fondamentalement étrangère à la république française laïque, il s’agit d’étudier comment la religion peut, à l’inverse, être vectrice d’intégration sociale, de participation civique et politique, tout particulièrement pour les fractions les plus fragilisées de la population.

Loin de demeurer un phénomène privé, les croyances religieuses ont toujours influé sur le rapport au monde social et au jeu politique. Tout au long du vingtième siècle, les mouvements chrétiens – comme la Jeunesse ouvrière chrétienne, l’Association populaire des familles, sans parler des partis ou des syndicats comme l’Union pour la Démocratie Française ou la Confédération Française des Travailleurs Chrétiens – ont joué un rôle de socialisation politique essentiel, en particulier pour la classe ouvrière[11]. Ils n’étaient pas alors taxés de remettre en cause l’ordre laïque. Aujourd’hui, et depuis les années 1980, des associations fleurissent – tout particulièrement dans les quartiers populaires – se revendiquant de valeurs islamiques tout en menant des actions à visées non religieuses : aide aux devoirs, action sociale en direction des démunis, œuvres humanitaires à l’instar du Secours islamique ou encore mobilisations contre l’islamophobie à l’image du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), etc. Loin d’être anecdotiques, ces mouvements constituent une tentative pour conjuguer étroitement citoyenneté française et engagement islamique.

Il ne faudrait pas pour autant en conclure que tout investissement public de l’islam serait nécessairement social et progressiste. Les communautés musulmanes sont traversées par des courants théologiques et sociaux hétérogènes, dont les conceptions du monde social sont variées. Entre , le positionnement à gauche plus ou moins assumé des proches de Tariq Ramadan et le conservatisme revendiqué par d’autres[12], la façon dont l’islamité structure le rapport au politique et à l’engagement est complexe. Rien de plus normal : les musulmans sont (comme tout le monde) des êtres pluriels, traversés par plusieurs formes d’appartenance, religieuse, mais aussi sociale, professionnelle, territoriale, genrée, etc. dont la combinaison produit, au gré des circonstances, des attitudes politiques spécifiques. Si la participation politique est le fruit de cette alchimie subtile, il serait pourtant trop rapide de n’attribuer aucun poids, a priori, à la variable religieuse. Tout l’enjeu de cet ouvrage est de comprendre comment elle façonne les comportements politiques des acteurs, et constitue, ou non, un support pour s’investir dans l’espace public en tant que citoyen.

 

L’islam comme support d’identification parmi d’autres

Parler de « musulmans » ne risque-t-il pas cependant de réifier des groupes résolument hétérogènes ? Étudier spécifiquement le rôle de la religion dans les dynamiques d’identification, de construction de groupes et de mobilisation ne constitue-il par encore davantage les musulmans comme objets davantage que comme sujets ? Les sciences sociales ne se placent-elles dès lors pas du côté du pouvoir, ou de la police dirait Jacques Rancière[13], en classant et identifiant, en renforçant des frontières nécessairement fluides ? Il nous semble que nous avons évité ici cet écueil. Tout d’abord, en soulignant la très forte hétérogénéité des acteurs, qui se distinguent tant par leur rapport au religieux que par leurs croyances et leurs pratiques. Il s’agit dès lors de comprendre qui, parmi les musulmans qui se reconnaissent comme tels, se mobilisent à partir du référent islamique plutôt que d’autres formes d’identification (telles la classe, le quartier, l’origine nationale, etc.). Loin de réifier le rapport au religieux et à l’engagement des acteurs, les enquêtes très fines rassemblées ici indiquent la labilité du recours à la religion par les acteurs mobilisés, qui peuvent selon les circonstances s’appuyer ou non sur le référent islamique. En nous concentrant sur le rôle de l’islam dans les dynamiques de mobilisation, nous ne tenons en aucun cas à signifier que ces phénomènes sont massifs ou majoritaires chez les croyants. Bien au contraire, une interrogation centrale de cet ouvrage est de comprendre la relative faiblesse des mobilisations de musulmans en Europe et tout particulièrement en France, en dépit de la stigmatisation et de la discrimination dont ils sont fréquemment l’objet. Cet ouvrage, en étudiant les mobilisations de musulmans au plus près, permet de donner à voir et de publiciser des formes d’engagement, de citoyenneté et de rapport au politique qui sont le plus souvent invisibilisées tant par les études quantitatives que par les médias. C’est la capacité d’agir de fidèles musulmans qui se trouve au cœur de ce livre.

Les données relatives aux populations s’identifiant en France comme musulmanes demeurent néanmoins limitées, bien que les travaux récents issus de l’enquête « Trajectoires et origines » constituent une avancée réelle[14]. On estime qu’environ quatre millions de personnes se déclarent aujourd’hui musulmanes sur le territoire français, qu’elles soient nationales ou étrangères. En France et en Europe, les fidèles musulmans appartiennent majoritairement aux catégories populaires[15]. Cela tient au fait que l’islam a d’abord été la religion des immigrés post-coloniaux, en particulier issus d’Afrique. Outre les formes spécifiques de discriminations qu’ils ont vécues sur le marché du travail, empêchant leur ascension professionnelle, ces immigrés appartenaient majoritairement à la main d’œuvre peu qualifiée du secteur industriel. Si le profil socio-professionnel de leurs descendants, devenus Français, s’est diversifié, l’ascension sociale connue par certains n’est demeurée que toute relative pour une majorité d’entre eux.

Sans qu’il faille établir de lien de causalité entre les deux, il semble que les musulmans déclarent une pratique religieuse plus fréquente et une religiosité (l’importance que l’on accorde à la religion dans sa vie personnelle) plus importante que les croyants d’autres confessions[16]. C’est particulièrement le cas pour les jeunes générations, les 18-25 ans indiquant une religiosité supérieure de dix points par rapport aux musulmans de plus de 35 ans[17]. Certains ont, à ce titre, parlé de « réislamisation » des descendants de l’immigration postcoloniale[18], d’autres de « renouveau islamique »[19].

Ces données viennent confirmer des éléments plus diffus issus d’enquêtes qualitatives. L’islam apparait dès lors comme un référent important d’identification pour les jeunes descendants de l’immigration postcoloniale. Certains ont ainsi pu y voir « un recours » pour certaines fractions de la jeunesse, marquées par la précarité sociale[20]. L’image négative associée à cette religion et ses fidèles pourrait en outre contribuer à renforcer la religiosité, comme le soulignent Patrick Simon et Vincent Tiberj : « La vision péjorative de l’islam et les contraintes posées aux manifestations publiques de religiosité ont sans doute contribué à renforcer le statut identitaire de la religion et lui conférer une dimension qui déborde la seule spiritualité ou son caractère traditionnel[21]. » La conscience se pose en s’opposant, la stigmatisation pouvant contribuer à façonner le groupe. Or on sait que la pratique religieuse a historiquement joué un rôle important dans la socialisation politique et l’orientation des comportements électoraux par exemple. Quelles peuvent être dès lors les conséquences sociales et politiques de cet éventuel regain de religiosité chez une partie des musulmans de France[22] ?

La position subalterne qu’occupe une majorité de musulmans dans la stratification sociale rend l’enjeu au cœur de cet ouvrage particulièrement saillant : alors que les catégories populaires sont de plus en plus éloignées du jeu politique, marquées par une défiance très forte et une démobilisation qui semble irréversible au regard de ce qu’a représenté la participation dans le cadre du mouvement ouvrier, l’islam peut-il constituer un recours, une ressource, favorable à la politisation des classes populaires ? Le phénomène va d’ailleurs probablement dans les deux sens : la montée de l’affiliation religieuse chez certaines fractions des classes populaires ne viendrait-elle pas compenser la crise de l’identité ouvrière ? Ce faisant, les liens qui unissent les fidèles musulmans favorisent-ils des dynamiques d’engagement civique ou politique ? Plus largement, quels types de citoyens l’islam façonne-t-il aujourd’hui en France ? N’est-ce pas cependant lui accorder trop de poids – et ce faisant contribuer à la « religiosiation » ou l’ethnicisation des questions sociales et politiques – que d’estimer qu’il peut jouer un rôle dans le rapport au politique des acteurs ? Alors que le fait d’être identifié comme musulman est source de discrimination sur le marché du travail, du logement ou dans l’accès aux loisirs[23], cette expérience de l’inégalité et les sentiments d’injustice qui en découlent sont-ils des vecteurs d’investissement politique ?

 

La crise de l’encadrement des classes populaires

Dix ans après les émeutes qui ont touché une grande partie des quartiers populaires français, la situation demeure alarmante[24]. Le chômage et la pauvreté s’y sont aggravés, et la marginalisation sociale de la population s’est approfondie. Si des crédits importants ont été débloqués dans le cadre du Programme national de rénovation urbaine, la transformation du bâti n’a pas fondamentalement changé la donne[25]. La participation des habitants au cœur de la Politique de la ville, censée inclure la population dans l’amélioration de ses conditions d’existence, est en panne[26]. Surtout, les formes d’organisation collective des quartiers populaires demeurent fragiles. Le Parti communiste qui assurait autrefois une représentation à la classe ouvrière n’est plus en mesure de mobiliser les milieux populaires comme il a pu le faire au vingtième siècle. Par son implantation dans les quartiers et les usines, le mouvement ouvrier assurait la participation, la politisation et la représentation des classes populaires, du bastion local jusqu’à l’Assemblée nationale. Par le travail symbolique qu’il réalisait de valorisation de la « classe ouvrière », il est parvenu à faire émerger une identité collective partagée pour des individus qui auraient pu être divisés par leurs origines nationales, leurs identités locales ou leurs statuts professionnels. S’il ne faut pas idéaliser un parti traversé par des mécanismes de domination, des immigrés et des femmes en particulier, il a réussi à faire ce que peu d’organisations politiques sont parvenus à réaliser durablement dans l’histoire : mobiliser et représenter les catégories populaires, et ce faisant promouvoir leurs intérêts. Le déclin du mouvement ouvrier à partir des années 1980 a laissé un trou béant, se traduisant par le reflux de la participation des classes populaires. « Rien n’a remplacé ce groupe qui symbolisait la  »classe » dans le monde ouvrier atomisé d’aujourd’hui. Et faute du ciment politique et idéologique on assiste à la décomposition de l’ancienne culture ouvrière et, en profondeur, à une dévalorisation de la figure de l’ouvrier[27]. »

Le Parti communiste, et la gauche plus largement, ne sont en outre pas parvenus à s’adapter à la nouvelle sociologie des classes populaires : davantage issues de l’immigration racisée que par le passé, moins unifiées par des conditions de travail partagées du fait de la montée du chômage et de la perte de centralité de l’usine[28].

Au regard de l’éclatement de la classe ouvrière, de la disparition de ses espaces d’organisation et de représentation, les stratégies d’expression et de mobilisation du « précariat » semblent aujourd’hui bien limitées. Si les quartiers populaires ne sont pas des déserts politiques[29], marqués par des moments de forte mobilisation électorale (comme lors des élections présidentielles de 2007 par exemple), et un investissement associatif durable, la montée de l’abstention et le déclin de l’adhésion partisane ou syndicale sont aujourd’hui patents[30]. Comment expliquer que ceux qui sont les plus affectés par les mutations du capitalisme néolibéral soient ceux qui se mobilisent le moins pour promouvoir le changement social ? Si leurs conditions d’existence fournissent le substrat matériel et cognitif expliquant cette faible participation[31], la disparition d’organisations collectives capables de mobiliser, politiser et représenter les classes populaires y est également pour beaucoup.

Le précariat urbain semble dès lors osciller entre le silence, le retrait ascétique et la révolte violente. Les émeutes de 2005 en France ont à ce titre été interprétées comme un moment d’expression politique des classes populaires, une rébellion face aux formes multiples de domination qui les écrasent[32]. Comparant le rapport au politique des habitants des quartiers populaires issus de l’immigration au début des années 1980, marqué par la Marche pour l’égalité et contre le racisme en 1983, à celui de la génération suivante, Stéphane Beaud et Olivier Masclet notent le reflux de l’organisation collective, débouchant notamment sur les émeutes de 2005. Ces deux auteurs en concluent que l’islam peut constituer à la fois un vecteur de construction d’une identité collective valorisée et le ferment de mobilisations proprement politiques : « Pour ces enfants (et parfois petits-enfants) d’immigrés, il s’agit de se requalifier symboliquement et de défendre l’honneur social de leur groupe d’origine, la religion étant ce par quoi ils font de la politique dans un contexte où les professionnels de la politique leur apparaissent largement disqualifiés et surtout peu ouverts à eux. Ainsi, tout à la fois « ressource du pauvre » et nouveau registre d’affirmation collective, la religion musulmane apparaît-elle sur la scène des cités comme un substitut possible et attractif d’engagement militant[33]. »

Ce livre cherche à approfondir cette hypothèse, en postulant que l’islam peut constituer autre chose qu’un simple « substitut ». Si les termes ne sont pas entièrement stabilisés dans les chapitres qui suivent, car les résultats varient selon les terrains et les contextes, l’islam peut apparaître comme un vecteur, un support ou un frein à l’engagement militant. Dans tous les cas, il apparait comme un moyen de construction d’une identité individuelle et collective, qui constitue une condition souvent indispensable à la mobilisation. Ce sont dès lors également les contours de cette identité qui nous intéressent ici. Les « nous » qui servent de support à l’engagement se construisent-ils sur une base religieuse – « nous les musulmans » – ou sur des bases territoriales (« nous les habitants des quartiers populaires »), sociales (« nous les ouvriers » « nous les petits ») ou ethno-raciales (« nous les noirs », « nous les arabes », « nous les minorités discriminées ») ? Dans quelle mesure ces groupes et ces identités collectives – et en particulier les musulmans ici – sont-ils traversés par des tensions ou des clivages (sociaux, générationnels, nationaux, religieux, etc.) qui freinent ou contraignent les mobilisations ?

 

Faiblesse des mobilisations de musulmans

Les mobilisations de musulmans ou au nom de l’islam demeurent rares et peu visibles dans l’espace public français[34]. Faut-il y voir les conséquences de la composition sociale particulière des communautés musulmanes, dont la majorité des membres sont d’origine populaire ? Au regard de l’influence du capital économique et culturel sur le rapport au politique[35], la variable religieuse serait de peu de poids pour contrebalancer ces tendances lourdes. Ou faut-il y voir les conséquences de la stigmatisation de l’islam et des musulmans, qui n’inciterait pas à se mobiliser au nom d’une identité stigmatisée ? De telles mobilisations ne serait-elles pas de toutes façons contre-productives au regard de leur réception par le reste de la société, venant mettre de l’huile sur le feu plutôt que de l’apaiser ? Enfin, dernière hypothèse explorée dans les pages qui suivent, la faiblesse des mobilisations de musulmans tient peut-être aux formes de répression à bas bruit[36], opérés par les pouvoirs publics, pour empêcher la structuration de telles actions collectives. À l’image des formes de répression qu’ont subi les mouvements immigrés, ceux de leurs descendants ne semblent pas mieux lotis[37].

Si l’on manque encore de travaux sur le sujet, il semble que l’attribution du stigmate de mobilisations « communautaires » voire « communautaristes » soit particulièrement stigmatisante, se traduisant en outre par le tarissement des ressources, matérielles (attribution de subventions, de locaux, de postes de salariés associatifs, etc.) et symboliques, nécessaires à l’action collective.

Ce constat de la faiblesse des mobilisations des musulmans n’est-il pas cependant à relativiser ? C’est ce que montrent la plupart des chapitres de cet ouvrage : des initiatives existent, un militantisme au nom de l’islam est bien présent, en particulier dans les quartiers populaires, mais il s’est fait jusqu’à présent relativement discret. On pourrait dès lors reprendre la thèse de James Scott selon laquelle les mobilisations de dominés prennent surtout la forme de pratiques cachées et infra-politiques, se développant à l’ombre de la domination[38]. Cela suppose pour les sciences sociales d’adopter des outils spécifiques pour les repérer : c’est davantage par l’enquête ethnographique, au plus près du terrain, qu’on peut observer des formes d’engagement de musulmans – qui sont en outre souvent localisées, partant du territoire du quartier – que par le recours à des enquêtes statistiques qui risquent de passer à côté de formes assez discrètes de participation à la vie de la cité et de revendications d’égalité.

Le spectre du « communautarisme »

Communauté : le mot fait peur. Il fait écho à des mobilisations identitaires, des revendications particularistes et des formes de vies séparées qui viendraient miner le projet d’une société harmonieuse. La communauté renvoie à des formes d’appartenance – territoriales, raciales et religieuses – que la République française « une et indivisible » ne saurait reconnaitre. On connait la distinction classique opérée entre communauté et société par le sociologue Ferdinand Tonnies[39]. La société renvoie à des formes de vie choisies et médiées par des organisations collectives, alors que la communauté fait référence à des liens de proximité directs, denses et hérités plus que choisis. Cette opposition idéal-typique a néanmoins été largement remise en cause depuis par les sciences sociales. De nombreux travaux soulignent, au contraire, que la société est précisément faite de communautés, plus ou moins organisées et articulées entre elles[40]. Le géographe David Harvey a par exemple démontré comment les mobilisations des ouvriers parisiens au XIXsiècle ont été rendues possibles par le sentiment d’appartenir à une même classe. Cette conscience de classe était le fruit d’une vie communautaire, qui a créé une communauté d’intérêts favorisant la mobilisation collective[41]. Ainsi, loin d’une opposition irréductible entre une approche en termes de classes sociales et une autre reposant sur les appartenances communautaires, ces travaux invitent à étudier les communautés au concret, à saisir le type de liens qui les structurent, le sens que leur attribue les acteurs et ce qu’elles permettent ou non de faire. Alors qu’on parle souvent – dans les médias ou les sciences sociales – de la « communauté musulmane », ce livre démontre qu’il faut préférer le pluriel, et surtout s’intéresser à la façon dont les croyants se sentent ou non en faire partie, quels liens rassemblent ou non les fidèles et comment ces sentiments d’appartenance structurent leur rapport au politique.

La notion de « communautarisme » n’a jamais fait l’objet de travaux scientifiques sérieux et constitue davantage un label dépréciatif employé dans l’espace public[42]. Il fait plus ou moins directement référence à des formes de vie et à des revendications issues de certains groupes sociaux, ethniques ou religieux. Certains groupes sociaux souhaiteraient vivre « entre eux » plutôt que mélangés, les musulmans désirant vivre ensemble dans des « enclaves ethniques ». À ce titre, tous les groupes ne sont pas traités à la même enseigne, puisque l’on sait que les espaces les plus homogènes socialement ou religieusement sont les quartiers les plus huppés[43], dont les habitants ne subissent pourtant qu’assez rarement des attaques dénonçant leur « communautarisme ». Ces aspects relatifs aux « choix » résidentiels (et surtout les fortes contraintes qui pèsent sur ceux-ci) des populations, aux politiques de mixité sociale et leurs conséquences sur la vie locale, relèvent surtout de la sociologie urbaine et ont fait l’objet de nombreux travaux ces dernières années, déconstruisant les fantasmes qui entourent ces questions[44].

Nous nous concentrons principalement ici sur le second aspect de la catégorie de « communautarisme », à savoir les revendications émanant de certains groupes sociaux mobilisés. Les mouvements de minorités sont ainsi souvent présentés comme défendant des revendications « identitaires » ou « communautaires »[45]. Ces mobilisations relèveraient de demandes de reconnaissance de « différences » ou de « particularisme culturel ». En dépit de la fréquence des controverses dans l’espace public autour de ces questions, peu de travaux ont été consacrés aux revendications, demandes et mobilisations de minorités, et notamment des musulmans, en France. Au nom de quelles causes des musulmans s’engagent-ils ? Se mobilisent-ils pour être reconnus « en tant que musulmans » ou au nom de l’égalité ? Demander la construction d’un lieu de culte digne constitue-t-il une revendication de reconnaissance de sa différence ou une demande de traitement égal de tous les croyants et de toutes les religions ? Se mobiliser contre les discriminations dont sont victimes les musulmans est-ce renforcer les différences entre croyants et non-croyants ou demander un traitement égal de tous les citoyens français ? Réclamer le respect des interdits alimentaires est-ce miner la cohésion nationale ou rechercher une forme d’accommodement permettant de concilier des identités complexes ? L’opposition entre demandes de reconnaissance et d’égalité n’est-elle pas en outre à relativiser[46] ? En se concentrant sur des mobilisations collectives de musulmans, cet ouvrage cherche à démontrer la pluralité des motifs d’engagement, bien que les enquêtes rassemblées ici fassent ressortir que « la reconnaissance des différences » apparaisse bien moins centrale que la revendication d’égalité exprimée par de nombreux fidèles musulmans.

 

Photo d’illustration : rassemblement contre l’islamophobie devant la mosquée de Vénissieux le 12 août 2013. 

 

Notes

[1]Nabil Ennasri, « Que révèle l’interview du président de BarakaCity par Ali Baddou sur Canal Plus ? », http://www.les7defis.com/2016/01/que-revele-linterview-du-president-de-barakacity-par-ali-baddou-sur-canal-plus/. Nabil Ennasri est le président du Collectif des musulmans de France (CMF).

[2]Injonction au positionnement d’un représentant associatif se présentant comme musulman devenue classique dans le contexte post-attentats de 2015, où on demande fréquemment aux musulmans de condamner les violences terroristes faites « au nom de l’islam ».

[3]Libération, 26 janvier 2016. http://www.liberation.fr/france/2016/01/26/baraka-city-la-polemique-sur-un-plateau_1429051

[4]Voir Le Figaro, « Un intégriste sur le plateau de Canal+ », 26 janvier 2016.

[5]https://barakacity.com/qui-sommes-nous/nos-valeurs/

[6]Cf. Hajjat (A.), Mohammed (M.), Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le “problème musulman”, Paris, La Découverte, 2013.

[7]Voir le chapitre d’Houda Asal.

[8]Controverses qui ont précédé les attentats qu’a connus la France en 2015 et 2016. Cf. Libération, « Morano offusquée par une femme voilée à la plage », 18 août 2014.

[9]Le Figaro, « Le NPA présente une candidate voilée », 2 février 2010 ; Le Figaro, « Argenteuil : le voile d’une élue LR fait polémique », 25 février 2016.

[10] Comme le défend par exemple Kepel (G.), Terreur dans l’hexagone. Genèse du Djihad français, Paris, Gallimard, 2015.

[11]Duriez (B.), Fouilloux (E.), Pelletier (D.), dir., Les catholiques dans la République, 1905-2005, Paris, Éditions de l’Atelier ; Pagis (J.) « La politisation d’engagements religieux. Retour sur une matrice de l’engagement en mai 68 », Revue Française de science politique, 60 (1), p. 61-89 ; Duriez (B.), Sawicki (F.), « Réseaux de sociabilité et adhésion syndicale. Le cas de la CFDT », Politix, 16(63), 2003, p. 17‑51.

[12]Certains collectifs musulmans ont ainsi activement participé aux manifestations de la « manif pour tous » en 2013 ou aux mobilisations contre la prétendue « théorie du genre ».

[13]Rancière (J.), La mésentente : politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995.

[14]Beauchemin (C.), Hamel (C.), Simon (P.), dir., Trajectoires et origines. Enquête sur la diversité des populations en France, Paris, Éditions de l’INED, 2016.

[15]Dargent (C.), « La population musulmane en France : de l’ombre à la lumière ? », Revue française de sociologie, 51 (2), 2010, p. 219-246.

[16]Simon (P.), Tiberj (V.), « Sécularisation ou regain religieux : la religiosité des immigrés et de leurs descendants », in Beauchemin (C.), Hamel (C.), Simon (P.), dir., Trajectoires et origines. op. cit., p. 559-583.

[17]Simon (P.), Tiberj (V.), « Sécularisation ou regain religieux », op. cit., p. 571.

[18]Roy (O.) L’islam mondialisé, Paris, Seuil, 2004 ; Brouard (S.), Tiberj (V.), Français comme les autres ? Enquête sur les Français issus de l’immigration africaine et turque, Paris, Presses de Sciences Po, 2005.

[19]Voir le chapitre d’Alexandre Piettre dans cet ouvrage.

[20]Kakpo (N.), L’islam, un recours pour les jeunes, Paris, Presses de sciences-po, 2007.

[21]Simon (P.), Tiberj (V.), « Sécularisation ou regain religieux », op. cit., p. 573.

[22]Plusieurs travaux ont pointé l’hétérogénéité des musulmans de France. Voir notamment Frégosi (F.), « Polyphonies et polymorphies musulmanes en France », in Confrontations (coll.), Le devenir de l’islam en France, Paris, Desclée de Brouwer, 2013, p. 37-63.

[23]Adida (C.), Laitin (D.), Valfort (M. A.), « Les Français musulmans sont-ils discriminés dans leur propre pays ? Une étude expérimentale sur le marché du travail », New York/Paris, French American Foundation/Sciences Po, 2010 ; Valfort (M. A.), « Discrimination religieuse à l’embauche : une réalité », Institut Montaigne, octobre 2015.

[24]Bacqué (M.-A), Epstein (R.), Ouardi (S.), Simon (P.), Zappi (S.), « Ma cité a craqué. Dix ans après les révoltes urbaines de 2005 », Mouvements, n° 83, octobre 2015.

[25]Voir Deboulet (A.), Lelévrier (C.), dir., Rénovations urbaines en Europe, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014.

[26]Voir Bacqué (M.-A), Mechmache (M.), « Pour une réforme radicale de la politique de la ville. Ça ne se fera pas sans nous. Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires ». Rapport au ministre délégué chargé de la ville, juillet 2013.

[27]Beaud (S.), Pialoux (M.), Violences urbaines, violences sociales : genèse des nouvelles classes dangereuses, Paris, Fayard, 2003, p. 388.

[28]Masclet (O.), La gauche et les cités. Enquête sur un rendez-vous manqué, Paris, La Dispute, 2003.

[29]Voir Hajjat (A.), « Révolte des quartiers populaires, crise du militantisme et postcolonalisme », in Boubeker (A.), Hajjat (A.), dir., Histoire politique des immigrations (post)coloniales. France 1920-2008, Paris, Éditions Amsterdam, 2008, p. 249-264.

[30]Braconnier (C.), Dormagen (J.-Y.) La démocratie de l’abstention, Paris, Gallimard, 2007.

[31]Voir Gaxie (D.), Le Cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Seuil, 1978.

[32]À rebours d’une lecture qui y verrait une mobilisation religieuse, quand bien même le jet d’une grenade lacrymogène dans la mosquée de Clichy-sous-Bois a contribué à la diffusion du soulèvement, il s’agit plus largement d’une réaction à un sentiment d’injustice sociale, dont les discriminations raciales et religieuses ne sont qu’une des déclinaisons. Cf. Lapeyronnie (D.), « Révolte primitive dans les banlieues françaises. Essai sur les émeutes de l’automne 2005 », Déviance et société, 30 (4), 2006.

[33]Beaud (S.), Masclet (O.), « Des “marcheurs” de 1983 aux “émeutiers” de 2005. Deux générations sociales d’enfants d’immigrés », Annales. Histoires, sciences sociales, 61 (4), 2006, p. 841.

[34]Ce que confirment plusieurs études européennes. Voir Cinalli (M.), Giugni (M.), “Political opportunities, citizenship models and political claim-making over Islam”, Ethnicities, 13 (2), 2013, p. 147-164. Ces questions sont explorées plus avant au chapitre 1.

[35]Gaxie (D.), Le Cens caché, op. cit.

[36]Talpin (J.) « Une répression à bas bruit. Comment les élus étouffent les mobilisations dans les quartiers populaires », Métropolitiques, 22 février 2016.

[37]Hajjat (A.), « Révolte des quartiers populaires, crise du militantisme et postcolonalisme », op. cit.

[38]Scott (J.), La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Éditions d’Amsterdam, 2008 [1990].

[39]Tonnies (F.), Communauté et société. Catégories fondamentales de la sociologie pure, Paris, PUF, 1944 [1887].

[40]Sainsaulieu (I.), Salzbrunn (M.), Amiotte-Suchet (L.), dir., Faire communauté en société. Dynamique des appartenances collectives, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010.

[41]Harvey (D.), Paris, capitale de la modernité, Paris, Les prairies ordinaires, 2012.

[42]Voir néanmoins Dhume, (F.) « L’émergence d’une figure obsessionnelle : comment le “communautarisme” a envahi les discours médiatico-politiques français », REVUE Asylon(s), N° 8, 2010.

[43]Voir Préteceille (E.), « La ségrégation sociale a-t-elle augmenté ? La métropole parisienne entre polarisation et mixité », Sociétés contemporaines, 2006, 62/(2), p. 69-93.

[44]Préteceille (E.), « La ségrégation ethno-raciale a-t-elle augmenté dans la métropole parisienne ? », Revue française de sociologie, 2009, 50, p. 489-519 ; Oberti (M.), Préteceille (E.), La ségrégation urbaine, Paris, La Découverte/Repères, 2016.

[45]Bouvet (L.), Le communautarisme. Mythe et réalités, Paris, Lignes de repères, 2007 ; Bouvet (L.) L’insécurité culturelle, Paris, Fayard, 2015.

[46]Fraser (N.), Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, Paris, La Découverte, 2005

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