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L’Italie brûle, avec plus de 30 000 incendies déclarés depuis le 15 juin 2017. L’Italie tremble après plusieurs séismes en 2016 et 2017[1]. Du sud au nord, des murs s’élèvent contre les migrants, bouc-émissaires faciles d’une population toujours plus à la merci du chômage, de la précarité, de la pauvreté, et à laquelle le gouvernement annonce pour l’avenir du sang et des larmes[2]. Les décombres s’accumulent, révélant le vrai visage des politiques d’austérité menées successivement par les gouvernements de Silvio Berlusconi, Romano Prodi, Massimo D’Alema, Enrico Letta, qui se sont encore accélérées sous la gestion de Mario Monti, Matteo Renzi et Paolo Gentiloni.

Récemment, dans les pages du Manifesto, Paolo Favilli et Marco Revelli présentaient leur conception de la « sociologie des décombres », évoquant tous deux le dernier livre de Revelli : Non ti riconosco[3]. Chacun soulignait à sa manière sa valeur performative[4]. Pour ce dernier, la « sociologie des décombres » est une recherche spécifique à « l’intérieur de l’univers social » : elle implique de partir du conflit, d’où l’on peut se projeter vers le futur, mais aussi reconstruire la trame brisée du passé[5] pour tenter de déceler, au milieu des ruines, « l’ouverture de lignes de fractures qui mobilisent », les « formes de résistance et de refus d’obéir à des dispositifs de soumission et d’expropriation »[6].

Pour autant, le conflit est-il suffisant ? De même, chercher parmi les débris et les vérités qu’ils recèlent des briques afin de (re)construire un horizon de rupture, n’est-ce pas à la fois trop et trop peu ? Trop, si, un brin découragé, on se penche sur les dernières décennies ; Perry Anderson ne parle-t-il pas purement et simplement de « désastre »[7] ? Et trop peu, si l’on ne distingue pas aussi dans les expériences multiples et complexes du présent les éléments nécessaires à façonner un horizon à la colère qui monte ? Trop enclin à ne voir dans ce tournant de 21e siècle qu’une longue série de transitions n’ayant jamais vraiment ni début ni fin, on risquerait de ne pas saisir les continuités mais aussi l’importance des ruptures pour tenter précisément de sortir des décombres en ne laissant pas derrière nous le bagage des luttes du passé[8].  L’Italie, comme souvent, nous impose de réfléchir à cette croisée des chemins.

 

« Un pacte né de la peur »[9]

Au cours de ces dernières décennies, les crises écologique, économique, sociale, politique et culturelle se sont additionnées et combinées. L’irrationalité du capitalisme a fini par miner ses formations politiques dominantes, qui n’arrivent plus toujours à capter de majorités électorales, mêmes éphémères, dans un climat de désespérance sociale. Elle s’accompagne d’une faillite plus générale du politique et d’une crise de ses expressions « convenables ». Un processus dont l’Italie est coutumière depuis le début des années 1990. Souvenons-nous : 1992, le système politique italien s’effondre, sous le coup des investigations de magistrats qui « révèlent une corruption systémique » dont le centre est Milan ; la ville « de l’optimisme des années 1980 » est rebaptisée Tangentopoli[10]. En mars de la même année, les juges Giovanni Falcone et Paolo Borsellino sont assassinés par la mafia, forçant à renouer le fil de la réflexion sur les rapports entre l’État italien et le crime organisé[11]. La machine judiciaire de Mani pulite touche au cœur du système politique, conduisant à la dissolution de la Démocratie Chrétienne au pouvoir depuis cinquante ans et du Parti socialiste. À cela s’ajoute l’effondrement de la lire sous les coups d’une dette publique colossale qui atteint déjà 122% du PIB en 1994[12]. Entretemps l’Italie connaît son premier gouvernement « technique », mené par Carlo Azeglio Ciampi. Mais la crise frappe aussi le mouvement ouvrier dans son ensemble. En février 1991, le Parti communiste décide de changer son nom à l’occasion de son 20e congrès, signalant une rupture d’identité et de valeurs de référence ; Parti démocrate de la gauche, dès 1991 ; Démocrates de gauche, dès 1998, puis Parti démocrate – PD, dès 2007 ( fusion des anciens membres des Démocrates de gauche et des catholiques de Romano Prodi)[13].

La crise politique, institutionnelle, économique, mais aussi morale qui s’ensuit ouvre la voie à la création du regroupement politique de Silvio Berlusconi : Forza Italia (FI). Celui-ci ne peut alors être dissocié de la figure de Silvio Berlusconi qui, en sa qualité d’ « entrepreneur à succès », promet un « nouveau miracle italien ». Il joue la carte de la personnalisation politique, un atout dans une Italie où la désaffection pour la forme parti ne cesse de s’affirmer au sein de la population. Ce rejet touche en particulier les organisations de masse, celles des Trente Glorieuses, insérées dans la société et disposant de réseaux capillaires en son sein, fondés sur l’engagement militant de leurs membres et vecteurs de représentation de secteurs sociaux au sein du système politique[14]. Si la désaffection s’incarne ici dans la « crise » marquée par Tangentopoli, elle est aussi liée à la naissance d’une société postfordiste, et aux modifications qu’elle implique pour la production (essor des nouvelles technologies de l’information et de la communication) et le statut des salariés : déclin visible de la classe ouvrière traditionnelle (mais pas du salariat), féminisation du marché du travail, précarisation de l’emploi, généralisation de la sous-traitance, affaiblissement des solidarités, etc.[15] C’est le début d’un processus d’émiettement des formations sociales auquel les partis politiques de l’après Seconde guerre mondiale semblent incapables de répondre.

Durant dix-sept ans, le chef de Forza Italia va marquer la sphère politique italienne, tant et si bien que certains auteurs ont pu parler d’une « ère Berlusconi », malgré le fait qu’il a dû à plusieurs reprises céder les rênes du gouvernement. Ils ont même attribué le substantif de « berlusconisme » à cette culture politique de droite qu’il a contribué à diffuser, sinon à inaugurer : mélange du « enrichissez-vous ! » des années 1980, d’un individualisme forcené, d’un anticommunisme acharné et d’un révisionnisme historique  fonctionnel à sa volonté affirmée de mettre un terme aux Trente Glorieuses et à la République italienne d’après-guerre[16]. En 2011, il va quitter – cette fois semble-t-il pour de bon – le gouvernement, à la faveur d’une pression des marchés financiers qui entendent accélérer, après la crise de 2008, les politiques antisociales. Les vieilles recettes du Cavaliere ne semblent plus adaptées à la cure d’austérité que Bruxelles veut imposer à l’Italie. De plus, ce dernier ne peut plus compter sur l’appui politique des autres composantes de la droite. Depuis 1994, en outre, le déclin économique du pays n’a cessé de s’accentuer. Ce n’est donc pas sans satisfaction que le 12 novembre 2011, la presse internationale s’abat sur lui : l’« infâme » Berlusconi, titre le Times, est enfin « chassé » par le Président italien Giorgio Napolitano, dépeint à l’occasion sous les traits du général De Gaulle. Sur la lancée du Monde et de The Economist, certains vont même jusqu’à rapprocher la fin de l’ère Berlusconi à celle de la chute de Mussolini[17].

 

« The real thing »…

Comme le relève ironiquement Perry Anderson, le départ de Berlusconi signifie surtout la possibilité de fonder « une nouvelle Seconde république, the real thing […] après vingt ans de mascarade », définitivement débarrassée de toutes les entraves au néolibéralisme[18]. Son successeur, chargé de former le nouveau gouvernement « technique » qu’une partie du Parti démocrate appelle de ses vœux depuis plusieurs mois déjà, n’est autre que Mario Monti (vite rebaptisé « Super Mario »). Recteur, puis Président de l’Université Bocconi, dépeint comme le plus « allemand » des hommes politiques italiens, il est surtout l’homme de Goldmann Sachs, du capital financier mondialisé, et de la dérégulation des marchés. Le New York Times le définit dans un article en double teinte comme « un chevalier blanc technocratique dont le mandat [est] de prendre les dures décisions nécessaires à remettre en selle l’Italie »[19]. Une définition qui fait écho à une interview qu’il a accordée à The Economist en 2005, où il déclarait : « Les gouvernements italiens peuvent prendre des décisions dures, sous deux conditions : il doit y avoir une urgence visible et de fortes pressions de l’extérieur. »[20]

Ce sont des « sacrifices », sous couvert d’urgence économique, que Mario Monti promet aux Italiens, et toujours plus de coupes dans la culture, la formation, les retraites, le système de prévoyance sociale et de protection des travailleurs. Selon lui, la crise et la dette de l’État sont à imputer aux « largesses sociales » des gouvernements précédents. Pour y « remédier », lui et ses experts vont œuvrer à abolir toute forme de garanties légales pour les salariés, et supprimer par la même toute entrave à la liberté d’entreprise, notamment en ce qui concerne les licenciements. Alors même qu’en 2012 l’ensemble des indicateurs économiques et sociaux sont au rouge, le coût du « panier de la ménagère » a augmenté de 4,6% au 31 mars, l’écart entre les salaires et la hausse des prix n’a pas été aussi important depuis au moins 17 ans, et la moitié des contribuables déclarent moins de 15 000 euros de revenus par an[21].

Ce n’est pas seulement l’accélération de la mise en place des politiques prônées par ce gouvernement « technique » qui frappe, mais la modification du style et du ton qui lui est associé. Le gouvernement de Mario Monti est à l’offensive et se présente ouvertement sous les traits d’un libéralisme sans concession, qui n’entend être freiné ni par les instruments classiques de la démocratie politique, ni par le mouvement syndical. Elsa Fornero, à la tête du fantomatique ministère du Welfare (pied de nez ironique au passé), qui va être la maître d’œuvre du démantèlement du système des retraites, annonce que les mesures d’austérité vont être appliquées avec ou sans le consentement des partis et de ceux qu’ils représentent[22]. De son côté, Mario Monti, interviewé par Alessio Vinci sur Canale 5 (télévision appartenant au groupe Mediaset, dont le principal actionnaire est Silvio Berlusconi), déclare en février 2012, alors même que le chômage des jeunes de 15 à 24 ans affiche le chiffre record de 31% : « Les jeunes doivent s’habituer à l’idée qu’ils n’auront pas de poste fixe durant toute leur vie. Du reste, un poste fixe pour toute la vie, quelle monotonie ! C’est bien plus beau de changer, d’avoir à relever des défis. Mais, il faut que cela se déroule dans des conditions acceptables, ce qui implique aujourd’hui de protéger un peu moins ceux qui sont hyper-protégés. »[23] A la fin de l’année, le chômage des jeunes atteint les 36.5%[24] !

Jusqu’en 2013, le gouvernement Monti défend la maxime : le patron a toujours raison. Sa politique antisociale est encensée par les milieux de la finance internationale. Le Wall Street Journal ne tarit pas d’éloges pour son « courage », puisqu’il tient tête au mouvement ouvrier, et pour la « rare opportunité qu’il offre aux Italiens d’être éduqués aux conséquences d’une opposition aux réformes »[25]. La menace est là : pour que Rome ne devienne pas Athènes, les Italiens doivent accepter d’abolir leurs droits politiques et sociaux pour les “adapter” à la libre entreprise : la réduction des salaires, l’augmentation du temps de travail, la liberté de licencier arbitrairement, l’augmentation de l’âge de la retraite, la liquidation des biens et services publics, les coupes à la santé, à la formation et aux communautés locales, s’affichent comme des mesures sans contreparties, fondées essentiellement sur la peur agitée d’un effondrement économique de la Péninsule. Pourtant, La reprise n’est pas au bout du tunnel comme l’annonce insatisfait le New York Times, en décembre 2012 : « Monsieur Monti a dit qu’il a fait de son mieux durant le temps qui lui était imparti. Il n’est pas difficile de comprendre la désaffection des Italiens pour son gouvernement. Les mesures d’austérité ont accentué la pire récession économique que le pays ait connue depuis 60 ans. La consommation a connu son déclin le plus important d’une année à l’autre depuis la Seconde Guerre mondiale […]. »[26] À cela s’ajoute une crise du marché immobilier et un taux de chômage de plus de 11%, faisant de l’Italie l’un des pays au taux d’emploi le plus faible de l’Union Européenne[27]. Si bien que Mario Monti doit à contre cœur céder la place…

La politique de la peur a incontestablement pesé de tout son poids antisocial sur la population italienne. Le gouvernement « technique » de Monti a été salué par l’écrasante majorité des forces politiques italiennes, parce qu’il constituait une garantie contre les règles d’un jeu politique considéré comme délétère, après l’expérience Berlusconi. Il s’est ainsi vu confier, sans passer par la sanction des urnes, la « remise en ordre » des comptes de l’État, le rétablissement de la confiance des partenaires internationaux et même la restauration d’un certain « sens moral ». En bref, il a été demandé à la population italienne dans son ensemble de montrer patte blanche sous peine de représailles économiques. La démocratie n’est-elle pas considérée de plus en plus comme un obstacle au bon fonctionnement des marchés financiers, comme l’exemple grec l’a bien montré ? Mario Monti n’a en définitive été élu par personne, mais nommé d’office par Giorgio Napolitano, sur la pression de ces derniers.

En février 2013, cependant, les élections politiques semblent sanctionner la perte d’efficacité de la rhétorique de la peur. Les 24 et 25 février, la coalition autour de Pier Luigi Bersani et du Parti Démocrate remporte 29,5% des voix à la Chambre des députés et 31,6% au Sénat, contre 29,2% pour la coalition de Silvio Berlusconi à la Chambre et 30,7% au Sénat. Quant à Mario Monti et à son Scelta Civica, il arrive en-dessous des 10%. Mais le vrai challenge s’incarne dans la victoire du Mouvement 5 étoiles (M5S) de Beppe Grillo, qui devient le premier parti du pays avec 25,6% des voix à la Chambre et 23,8% au Sénat. Le pays est ainsi « coupé en trois », comme l’annonce Il Fatto quotidiano de Marco Travaglio, le 26 février[28]. Nouveau venu dans le panorama politique italien, il se présente comme un mouvement fondé pour lutter contre la « corruption » de la caste politique italienne, surfant sur l’euroscepticisme et le rejet des politiques d’austérité. Il a fait de l’écologie l’une de ses cartes de visite promotionnelles, de même que d’une démocratie directe revue au prisme des médias sociaux, qui lui a garanti le vote des jeunes, et ce y compris de celles et ceux qui avaient œuvré à l’aboutissement des référendums sur l’eau et le nucléaire en 2011. Il s’est présenté comme un mouvement « ni de droite, ni de gauche », invoquant l’« idéologie de la non-idéologie » ; mais, comme cela était prévisible, il s’est rapidement positionné à la droite de l’échiquier politique, rejoignant sur certaines thématiques les positions de la Lega de Matteo Salvini : ses récentes déclarations sur les migrants et sur le ius soli, en discussion au parlement, ainsi que son refus ostensible d’appuyer une loi bien modeste condamnant l’apologie du fascisme, ne laissent plus de doute, en effet à ce sujet.

Quoiqu’il en soit, les élections de 2013 ont marqué sans doute la fin du cercle vicieux de la peur et le rejet du vote utile (25% de la population italienne n’est pas allée voter, soit 5% de plus qu’en 2008). Au-delà des commentaires complaisants qu’on a pu lire ici et là dans la presse internationale, le résultat sorti des urnes ne marquait pas seulement un rejet de l’austérité[29] – après tout, l’Italie avait goûté la première aux fruits amers de la politique d’un Parti démocrate à l’américaine ; elle avait élu avant la France son Sarkozy, coalisé de surcroît à l’extrême droite (Lega Nord et Alleanza nazionale) –, le vote massif pour le comique génois signifiait aussi que c’était là une voie sans issue. Ce vote « protestataire » a fait du M5S le premier parti du pays, ce qui n’a cessé d’inquiéter les cercles dirigeants de la bourgeoisie européenne, malgré les résultats plus décevants qu’il a engrangé depuis.

 

Petites manœuvres et changement de décors

Si, en février 2013, grâce à la loi électorale, le Parti démocrate de Pier Luigi Bersani pouvait compter sur une majorité de sièges au Parlement, il n’en allait pas de même au Sénat. De ce fait, il lui était impossible de former un gouvernement sans un accord avec le M5S de Beppe Grillo que ce dernier refusait résolument, renvoyant dos à dos le PD et le PDL (Peuple de la liberté, le regroupement de Berlusconi). De plus, Giorgio Napolitano ne voulait entendre parler ni d’un accord de gouvernement avec le M5S, ni d’un gouvernement minoritaire du PD. Il préférait un « gouvernement de large coalition », « au centre » donc, ou plutôt … « à droite ». Pier Luigi Bersani reconnaîtra sa défaite dès le 26 février en annonçant face caméra : « Qui ne peut garantir la gouvernabilité de son pays ne peut pas dire avoir remporté les élections ». Un ton dramatique pour un discours finalement peu substantiel où, visiblement très fatigué, le leader du centre-gauche ne pouvait que proposer (mais à qui ?), une « réforme des institutions, de la politique, de la moralité publique et de la défense de ceux et celles qui sont le plus exposés à la crise économique ».

A cela se sont ajoutées les déchirures internes du PD qui se révélait incapable de se mettre d’accord pour élire le nouveau Président de la République (Giorgio Napolitano, 87 ans, arrivant au terme de son mandat)[30]. Trois hommes politiques vont ainsi être proposés et tous recalés au vote : Franco Marini (ex DC), Romano Prodi (PD) et Stefano Rodotà (ex PDS). Ce dernier jouissait pourtant d’un large respect, mais les partis dominants lui trouvaient trois défauts principaux : c’était un keynésien proche des mouvements antilibéraux ; il était opposé à un gouvernement de large coalition comprenant Berlusconi ; il avait été proposé par le M5S[31]. En avril 2013, réélu Président grâce à des accords de couloir entre le Parti démocrate (PD) et le Peuple de la Liberté (PdL), Giorgio Napolitano confiait à Enrico Letta (PD) la responsabilité de constituer un gouvernement qui poursuive les politiques mises en place par Monti. « Des millions d’Italiens sont aujourd’hui méprisés », commentera à raison Beppe Grillo sur son blog.  Car c’est bien contre les contenus antisystémiques et antieuropéens des discours et des apparitions publiques du comique génois, mais aussi pour répondre aux inquiétudes des cercles dirigeants italiens et européens face à un vote protestataire massif, que Giorgio Napolitano a désigné Enrico Letta, ancien démocrate-chrétien et neveu du bras droit de Silvio Berlusconi, à la présidence du conseil, mieux à même que quiconque de former ce gouvernement d’union nationale. Le sénateur Renato Schiffani, membre du PdL avait donc beau jeu, le 30 avril, de saluer dans la nouvelle formation gouvernementale, le « retour au primat de la politique et de la responsabilité » contre les « pires humeurs de la place ».

Entretemps, Matteo Renzi travaillait d’arrache-pied pour prendre les rênes du Parti démocrate et souffler la Présidence du Conseil à Enrico Letta. Le jeune maire de Florence, âgé alors 39 ans, avait déjà tenté de se saisir du PD aux primaires démocrates de novembre 2012, mais Pier Luigi Bersani l’avait surpassé avec 60,7% des suffrages. Cette fois-ci, il était bien décidé à remporter la partie. La campagne du florentin au sein du parti, mais surtout en dehors, pouvait se résumer à trois axes principaux : d’abord, se présenter comme la garantie d’un renouvellement radical du parti en mettant au rencart ses vieux dirigeants (d’où son surnom : le démolisseur) ; ensuite, afficher la volonté de revoir de fond en comble son programme ; enfin, incarner le changement et la meilleure carte pour l’avenir. En sus de son activisme pour remporter le secrétariat du parti, qui lui ouvre la porte du Palazzo Chigi, Matteo Renzi vise d’ores et déjà une entente avec Silvio Berlusconi. Plus connu sous le nom de Pacte du Nazareno (Patto del Nazareno), l’accord politique entre les deux hommes va se faire autour de la révision de la Constitution et de la mise en place d’une nouvelle loi électorale. Il cavaliere dit voir en lui celui qu’il était en 1994, lorsqu’il s’est jeté dans la mêlée. L’accord se fait d’autant plus facilement que la coalition autour de lui se désagrège et qu’il espère, grâce à Matteo Renzi, rester au centre du jeu politique.

En février 2014, Matteo Renzi, fort de cette entente et de son élection au secrétariat du PD avec 67.7% des voix, grâce notamment à 72% de suffrages glanés hors parti, devient Président du Conseil après avoir manœuvré dans les instances du PD pour en chasser Enrico Letta[32]. Le « manifeste politique » qui ouvre sa législature n’est autre que sa préface à la republication du livre du philosophe Norberto Bobbio, Destra e Sinistra, vingt ans après[33], un texte indigeste, truffé de points d’exclamation – suppléments d’expression à des phrases inexpressives. Il semble s’être alors installé solidement au Palazzo Chigi, et le quotidien Repubblica décide de le reprendre in extenso[34]. Le nouveau Président du Conseil y affirme la nécessité de dépasser la distinction droite/gauche pour lui préférer une « bipolarité à l’américaine », et de remplacer la distinction inégalité/égalité par celle, beaucoup plus « moderne », de « conservation/innovation ». Le nouveau Président du conseil troque la lutte des classes pour une symbolique biblique, les premiers/les derniers ; il est vrai qu’il est issu d’une culture politique démocrate-chrétienne et du scoutisme catholique. « Si la gauche, écrit-il, doit encore s’intéresser aux derniers, parce que c’est cet intérêt spécifique qui la définit idéalement comme telle, aujourd’hui elle doit chercher à voir plus loin ». Les « premiers seront les derniers » devient sous sa plume une héroïque fantaisie où chacun peut devenir le héros de sa propre aventure ; une pâle resucée du self-made man au 21e siècle. En conformité avec son affichage péremptoire de changement, il archive définitivement le Welfare, dont les politiques, soutient-il, ne sont plus adaptées aux sociétés contemporaines complexes. Le lifting du PD semble réussi et la presse internationale et nationale s’enthousiasme pour ce très jeune Président du Conseil, présenté comme le « Blair italien », pleins d’idées « efficaces » pour désintégrer définitivement ce qui restait des protections et droits sociaux avec la désinvolture que lui confère « sa jeunesse politique » et la légitimité que lui donne son rôle de secrétaire du PD[35]. Comme le soulignait alors Andrea Martini, Renzi est le prototype du politicien qui « combine le mieux la démagogie de l’aumône avec la destruction de ce qui reste des conquêtes du mou­vement ouvrier »[36].

En mai 2014, quelques mois à peine après sa nomination, les élections européennes semblent donner raison à ce constat. Alors que les partis gouvernementaux reculent un peu partout en Europe (pensons notamment au PS français qui passe de 16.5% des voix en 2009 à 14%), le PD sort vainqueur des élections, avec quelques 40% des suffrages (il en avait 26.6% en 2009), confortant l’impression d’une reprise en main décisive du parti et d’un large consensus de la population, ou du moins de celles et ceux qui votent (l’abstention demeure élevée). Une « exception » italienne qui s’explique peut-être par la relative « jeunesse » du gouvernement Renzi et par l’efficacité de sa communication politique via les médias sociaux, mais aussi par le fait que le PD n’a pas hésité au long de sa campagne à jouer la carte de la critique de Bruxelles. Matteo Renzi a ainsi usé du registre d’une « revanche » de l’Italie par rapport aux lâchetés des gouvernements précédents, notamment sur le plan fiscal, sachant ou espérant qu’il donnerait assez de garanties à l’UE pour que Bruxelles réduise la pression[37]. En outre, les critiques aux dinosaures, comme Massimo D’Alema, accusés d’avoir « détruit la gauche », lui ont permis de se distancer des responsabilités gouvernementales précédentes en cherchant à gagner des voix à « gauche », récupérant certains votes qui s’étaient portés sur le Mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo en 2013. Il a enfin grignoté du terrain à la droite, compte tenu de l’éclatement de la coalition du Cavaliere (Peuple de la Liberté – PdL), qui recueillait à elle seule plus de 35 % des voix en 2009. C’est la légitimité par les urnes que Matteo Renzi attendait.

 

En marche ?

Et pourtant, comme l’écrivait le militant anticapitaliste Franco Turigliatto, le Président du conseil veut « apparaître comme celui qui change, qui casse les règles, qui agit, qui fait tomber les anciennes nomenklaturas, qui ne regarde personne en face, qui propose tout de suite l’espoir. C’est pour cela que le temps ne joue pas en sa faveur ».[38] Durant les presque « mille jours » de son gouvernement, il fait passer le Job Act, qui donne à l’entreprise un pouvoir discrétionnaire sur les modalités d’engagement et de licenciement (bientôt suivi par le gouvernement Valls et sa loi travail en France). Son gouvernement abolit l’article 18 du Code du travail, qui protégeait les tra­vail­leurs contre les licenciements abusifs et imposait leur réintégration. Il accélère la privatisation des services publics et d’une partie du patrimoine national. Il impose des coupes dans des secteurs essentiels comme la santé et l’éducation. La réforme de l’école, appelée « Buona scuola », est l’un des exemples de la mise à disposition des privés d’un service public fondamental, incitant les établissements scolaires à chercher des sponsors pour combler les coupes, qui ont donc leur mot à dire sur le système et les matières enseignées ; imposant une méthode d’enseignement de type managérial fondé sur la compétition entre élèves ; préparant ces derniers à la précarité en favorisant l’alternance école-travail par des stages non rémunérés[39]. L’inégalité face à la maladie s’accroît : les dépenses privées de santé augmentant significativement. En décembre 2014, le « 48e rapport sur la situation sociale » de la Péninsule dresse le tableau d’un pays exsangue : un chômage des jeunes qui pèse pour plus de la moitié du chômage total ; un État où les Neet (les jeunes qui ne se forment pas, ne travaillent pas et n’étudient pas) représentent quelque 2 millions de personnes ; un pays atomisé, où peur et solitude s’étendent ; un territoire dont le 41.7% des habitants ne peuvent plus être soignés et se fient à l’e-health (la recherche sur internet) pour éviter des frais qu’ils ne sont plus en mesure de payer[40]. En 2015, l’horizon ne s’éclaircit guère : l’Italie est le pays de l’UE avec le plus de personnes « vivant dans des conditions de graves privations matérielles », presque 7 millions d’entre eux, soit deux fois plus qu’en Allemagne et trois fois plus qu’en France (eurostat.eu). Elle est l’un des Etats de l’UE avec le plus haut taux de chômage des jeunes. En 2016, selon les chiffres disponibles, plus de 4 millions d’Italiens se trouvent dans une situation de « pauvreté absolue » ; plus de 8 millions comptent parmi les working poor[41].

L’écœurement de la population face à la brutalité des politiques menées s’exprime dès lors dans la rue et dans les urnes. En mai 2015, aux élections régionales, l’essor du PD subit son premier coup d’arrêt après la baraka des européennes. Il perd plus d’un million de voix dans les sept régions appelées au vote (Campanie, Ligurie, Marches, Ombrie, Pouilles, Toscane, Vénétie), même s’il reste le premier parti du pays en termes de suffrages exprimés. Qu’à cela ne tienne, Renzi annonce qu’il restera en place jusqu’en 2018 au moins. En juin 2016, aux élections administratives locales, le PD perd 12 chefs-lieux, dont les mairies de Rome et de Turin remportées par deux candidates du M5S, Viriginia Raggi qui a connu depuis lors quelques déboires à la mairie de Rome, et Chiara Appendino. Le Président du conseil ne change pourtant pas de cap, arguant qu’il ne s’agit là que de consultations locales sans signification national. En août de la même année, c’est sous les huées de la population d’Amatrice, victime d’un tremblement de terre, qu’il doit se retirer. En décembre enfin, les Italiens infligent un revers retentissant au Président du conseil et à son gouvernement, rejetant massivement le référendum qui appelait à refondre la Constitution. On s’en souvient, le référendum visait à renforcer l’exécutif en mettant les institutions de la République essentiellement entre les mains d’une seule force politique et de son leader ; le Sénat devenait une antichambre du parlement (dont les représentants seraient nommés mais non élus) ; les Provinces étaient supprimées pour, disait-on, « contenir les coûts des institutions », mais de fait pour renforcer la centralisation du pouvoir décisionnel[42]. 59.1% des votants ont refusé cette réforme avec une record : près de 70% d’Italiens (65.5% si l’on tient compte des Italiens de l’étranger) sont allés voter, contre 34% en 2001 et 53.8% en 2006[43]. Matteo Renzi a été dès lors contraint d’annoncer sa démission. Depuis lors, rien ne semble pourtant avoir changé, puisque Paolo Gentiloni, son homme-lige, ancien ministre des Affaires étrangères de son gouvernement, l’a remplacé à la tête de ce même théâtre d’ombres. Poursuivant imperturbablement le même chemin, le PD a reconduit à une large majorité (environ 69%) Matteo Renzi à sa tête en mai 2017. Dans son discours d’investiture, son secrétaire fraîchement réélu n’a pas modifié d’un iota son orientation politique. C’est à gauche qu’il situe ses adversaires politiques et c’est le Welfare qu’il entend attaquer : « Travail, ce mot caractérise le PD, va-t-il dire à cette occasion. Le prononcer signifie faire la différence par rapport à ceux qui racontent que l’avenir est dans l’assistanat et les subsides »[44]. Une orientation renforcée par le départ d’une minorité du PD, qui a créé sa propre formation politique en février 2017, le Mouvement démocratique et progressiste (MDP-Art. 1) qui a rassemblé quelque 23 mille inscrits, la plupart transfuge du PD, en quelques mois[45].

 

« Le lent effacement du futur »[46]

La crise politique qui touche de nombreux pays européen s’est accentuée en Italie au cours de cette dernière année. Elle se caractérise, pour le dire avec Bruno Amable et Stefano Palombarini, par l’« absence d’un bloc social dominant, c’est-à-dire d’un ensemble de groupes sociaux dont les attentes sont suffisamment satisfaites par les politiques publiques menées par la coalition au pouvoir, de telle sorte que ces groupes-là lui apportent leur soutien politique »[47].  Aujourd’hui, nous sommes témoins de la déliquescence de coteries politiques, dont la légitimité s’est effritée en raison de leur corruption révélée et presque ouvertement assumée, mais surtout de leur incapacité à sortir de la crise du capitalisme. Comment pourrait-il en être autrement, alors que les conditions de vie et de travail d’une partie croissante des populations se dégradent ? N’assistons-nous pas à une explosion des inégalités sociales, de la précarité de l’emploi et du chômage, sur fond d’une accélération de la destruction des droits sociaux fondamentaux – à la formation, à la santé, au logement, à la retraite ?

Les derniers chiffres disponibles (mai 2017) situent le chômage à 11,3% en Italie ; ce chiffre ne tient pas compte de celles et ceux qui ont cessé de chercher du travail ; un chômage qui touche les plus de 50 ans et les jeunes (pour lesquels le taux atteint 37%)[48]. La généralisation du travail précaire accroit les difficultés des plus démunis, notamment en termes d’assurance chômage ; avec la nouvelle législation, en effet, seuls ceux qui ont travaillé durant 4 années consécutives peuvent toucher l’entier de ce à quoi ils ont droit durant 24 mois[49]. Réapparaît enfin le phénomène de l’émigration des jeunes et des moins jeunes vers les pays du Nord ; en 2016, plus de 100 000 Italiens ont quitté le pays, ne suscitant que mépris auprès des responsables gouvernementaux[50]. « La pauvreté a doublé en dix ans », titrait Le Manifesto du 14 juillet dernier et la dette publique est à 133% du PIB[51].

La politique est donc « synonyme de méfiance » pour la majorité des Italiens[52]. C’est en particulier la « social-démocratie » qui semble payer le tribut électoral le plus lourd pour son positionnement ouvertement néolibéral et pour la diligence avec laquelle elle soutient les politiques de la BCE, entraînant avec elles leurs lots d’asservissement, de privatisations, de coupes dans les dépenses publiques, de misère, de chômage, de destruction de la protection sociale et de dégradation des conditions de vie et de travail. S’éloignant toujours plus de sa base sociale traditionnelle, comme l’a montré notamment le vote des quartiers populaires de Rome pour Virginia Raggi, le PD revendique sa mue en parti du « centre ». L’ancien Président du conseil s’apprête ainsi à parcourir l’Italie en train pour présenter son nouveau manifeste politique « Avanti », un « manifeste macronien » selon Massimo Giannini, avec quelques clins d’œil à ceux et celles qui votent Lega Nord et Fratelli d’Italia, notamment à propos des migrants qu’on devrait « aider chez eux » car, selon Renzi, « l’accueil a une limite et la limite est la capacité d’intégration des personnes qui arrivent en Italie » [53].

Les dernières élections administratives locales des 11 et 25 juin derniers ont cependant à nouveau sanctionné le PD, confirmant la perte de popularité de l’ancien Président du conseil au niveau local, et la faiblesse de son maillage territorial. À la suite des deux tours des élections communales, un fantomatique « centre-droit », comme le décrit la presse italienne, où l’on trouve réunis le regroupement berlusconien Forza Italia et les formations d’extrême droite – la Lega, conduite par Matteo Salvini, et Fratelli d’Italia-Alleanza nazionale, menée par Giorgia Meloni –, sort vainqueur du scrutin, remportant des communes qui votaient traditionnellement à « gauche ». La Lega, en particulier, a dépassé dans de nombreuses communes FI. Un véritable tremblement de terre à Gênes (gérée depuis plus de 25 ans par la « gauche »), Pistoia, La Spezia, Sesto San Giovanni, Piacenza, Monza ou l’Acquila. Le fort taux d’abstention, qui atteint plus de 60% dans des villes du sud de la Péninsule comme Taranto, atteste la désaffection des Italiens pour ce type de consultation et ne présume que d’un faible soutien aux conseils municipaux élus. Le M5S a été éliminé au premier tour des élections dans les principales villes appelées à désigner leur conseil, ses électeurs reportant semble-t-il leur vote sur les candidats de la Lega[54]. Toute la presse italienne a salué cette défaite, présentée comme la fin possible du mouvement de Beppe Grillo et le retour au « bipartisme ». Cependant, l’échec du premier tour est contrebalancé par le fait que le M5S a remporté les ballotages dans 8 des 10 communes où il était présent, en particulier à Carrara, à gauche depuis toujours. Beppe Grillo a d’ailleurs commenté ces élections de ces quelques mots : « Ils nous croient morts ? Tant mieux. De cette façon, ils nous laisseront tranquille et le prochain coup on les aura ».[55] Reste à savoir si ces élections locales auront un impact sur les prochaines consultations politiques nationales, prévues au printemps 2018 et pour lesquels tous les groupements politiques sont d’ores et déjà en ordre de bataille. La Lega Nord de Matteo Salvini à l’extrême droite de l’échiquier politique est aujourd’hui parmi les mieux placée, si une alliance avec FI devait se dessiner au niveau national. Surnommé « Le revoici » (Rieccolo) par la presse italienne, Silvio Berlusconi semble se poser à nouveau comme l’un des arbitres de la prochaine consultation.

Mark Fisher, reprenant à son compte l’idée de Berardi sur « le lent effacement du futur », écrivait dans Ghost of my Life « … le 21e siècle est opprimé par ce sens écrasant de finitude et d’épuisement […] On ne dirait pas que le 21e siècle a déjà commencé. On reste coincé dans le 20e … »[56]. Tel qu’il le décrit, notre rapport au temps s’apparente moins à un « jour sans fin » qu’à une sorte de « retour vers le futur », où le présent ne cesse de puiser aux sources d’un passé reconstruit dans et par le présent. Cette manière de questionner notre rapport actuel au monde paraît tout à fait pertinente lorsqu’on considère les développements politiques italiens de la dernière période. Dans les pages de Repubblica, une intervention récente de Francesco Merlo est un bon indice de cela : « Je sais, écrit-il, qu’il s’agit d’un paradoxe difficile à avaler, mais il nous manque presque ce bébé que nous avons jeté avec l’eau sale du communisme en 2008 : le bébé de la gauche radicale qui donnait un horizon à la colère sociale et une rationalité aux milles peurs qui sont aujourd’hui le carburant de la droite »[57].  L’intervention de Francesco Merlo, focalisée sur les scores de l’extrême droite, fait écho à un article d’humeur de l’historien Giovanni de Luna pour La Stampa, qui regrettait qu’il n’y ait pas de « Corbyn » en Italie[58]. Le problème serait donc l’absence des conditions même d’apparition de ce que l’on pourrait appeler « un nouveau moment social-démocrate » dans la Péninsule. Une hypothèque liée à la fois à la capacité de blocage dont le PC italien avait su faire preuve pour freiner les mouvements sociaux sur sa gauche et à la présence du M5S de Beppe Grillo qui continue à bénéficier de l’appui d’un électorat populaire assez large.

Les multiples hypothèses qui se présentent en vue des élections nationales de 2018 ne ressemblent en effet en rien aux impulsions qu’on a pu voir se dessiner dans l’Etat espagnol, avec Podemos, ou même en Grèce avec Syriza. Le « centre-gauche » que les mouvements issus de la décomposition du Parti démocrate de Renzi et de ses alliés entendent créer, semble en effet marquer non par une volonté de modifier le jeu politique dans l’optique d’une résistance résolue, mais le besoin de chercher une « nouvelle solution électorale gagnante ». La manière dont Bersani, par exemple, aujourd’hui membre du MdP-Art.1, présente son opposition au Parti démocrate de Renzi est significative : « nous sommes allés trop loin » sur les retraites et le travail, dit-il ; il faut réussir à présenter le « bon visage de la mondialisation » ; nous continuerons à soutenir les politiques nécessaires pour le pays, car « nous ne sommes pas des aventuriers »[59]. Il ne s’agit pas cependant seulement de la mise en cause du personnel politique, mais de l’absence de conscience du degré atteint par la crise politique en Italie, dont l’abstention est l’expression la plus significative, bien plus que la résurgence de l’extrême droite aux couleurs néofascistes. L’horizon, pour celles et ceux qui ont quitté le PD, semble se dessiner à reculons, vers les années du grand centre gauche de Romano Prodi (fin des années 1990 début des années 2000) ; comme si ces années n’avaient pas préparé les renoncements actuels, comme si rien ne s’était passé au cours de ces dernières décennies. Une telle alliance, dans ces conditions, en vue des futures élections, au sein d’un « grand centre-gauche », est-elle-même souhaitable lorsque la crise politique et morale est si profonde ?

En attendant, les mobilisations sociales se poursuivent, les grèves portées par les syndicats les plus combattifs s’accentuent à tel point que le gouvernement de Paolo Gentiloni reparle d’une modification du droit de grève en fonction du pourcentage de salariés inscrits dans les syndicats promoteurs d’un arrêt de travail. Partir du conflit, questionner la forme-parti apparaissent comme des nécessités inéluctables à la formation d’une véritable alternative ; encore faut-il quitter la fin du 20e siècle et la « fin de l’histoire » pour s’intéresser à la multiplicité des voies par lesquelles les jeunes et les moins jeunes des milieux populaires contestent l’ordre social et économique actuel. C’est dans cette brèche ouverte, dépourvue d’interlocuteur politique, que la gauche radicale italienne doit chercher à puiser. Les questions qui se présentent à elle sont sans doute bien différentes qu’ailleurs en Europe, où des forces politiques comme la France Insoumise de Mélenchon, Podemos dans l’Etat espagnol, ou Corbyn en Grande-Bretagne, toutes choses égales par ailleurs, pointent vers un autre calendrier politique et d’autres horizons de rupture possibles. Pour autant, nous vivons dans un monde fortement intégré, notamment à l’échelle européenne, non seulement sur le plan économique, mais aussi sur le plan politique. Si bien que l’avenir d’une gauche de gauche en Italie dépend autant de celui de ses homologues en France, en Espagne, en Grèce ou en Angleterre, que de sa propre capacité à traduire en termes politiques les résistances qui n’ont cessé, ne cessent et ne cesseront de s’exprimer sur le plan social.  En février 1936, le révolutionnaire antifasciste Carlo Rosselli écrivait que « […] le vrai problème en Italie et de l’Italie, ce n’est pas celui d’éviter une révolution, mais celui de réussir à en faire une qui pose les prémisses d’une vie sociale et politique véritablement libre »[60]. « Se non ora, quando… » serions-nous tentés de lui rétorquer.

 

Notes

[1] Mario Piero, « Siccità : il governo dichiara lo stato di calamità », Il Manifesto, 23 juillet 2017.

[2] Franco Turigliatto, « Les chaînons de la crise politique et la gauche alternative », Contretemps. Revue de critique communiste, 9 juillet 2017.

[3] Paolo Favilli, « Sinistra italiana e rifondazione : riunire le strade », Il Manifesto, 30 mars 2017 ; Marco Revelli, « Il corraggio della sinistra nello smarrimento quotidiano », Il Manifesto, 23 marzo 2017 ; Marco Revelli, Non ti riconosco, Turin, Einaudi, 2016.

[4] P. Favilli, « Sinistra italiana  », art. cit.

[5] M. Revelli, « il corraggio della sinistra », art. cit.

[6] Ibid.

[7] Perry Anderson, « The Italian Disaster », London Review of Books, 22 mai 2014.

[8] Umberto Gentiloni Silveri, « Italy 1990–2014: the transition that never happened”, Journal of Modern Italian Studies, N°20, 2015, p. 172.

[9] Carlo Ginzburg, « Peur, révérence, terreur. Lire Hobbes aujourd’hui», Méthodes et Interdisciplinarité en Sciences humaines, vol. 2, (2009).

[10] Guido Crainz, « Italy’s political system since 1989 », Journal of Modern Italian Studies, 2015, N°20, p. 177.

[11] Piero Craveri, « Régimes politiques, État et nation en Italie », Vingtième siècle. Revue d’histoire, N°100, 2008, p. 87.

[12]  Nicola Tranfaglia, Anatomia dell’Italia repubblicana 1943-2009, Florence, Passigli Editore, 2010.

[13] Adele Sarno, « Stragi, il “papello” e tangentopoli. 1992, l’anno che cambiò l’Italia », Repubblica, 18 octobre 2011. Marco Berlinguer, « Qualcosa rinascerà ma sarà diverso. Intervista a Rossana Rossanda », 18 novembre 2012, http://web.rifondazione.it/

[14] Marco Revelli, Finale di partito, Turin, Einaudi, 2013.

[15] Notamment, Luciano Gallino, La lotta di classe dopo la lotta di classe. Intervista a cura di Paola Borgna, Bari, Laterza, 2012.

[16] Gabriele Turi, « Quella cultura che soppravviverà al suo interprete », Repubblica, 16 octobre 2010. Voir également Perry Anderson, « Italy. An invertebrate left. Italy’s Squandered Heritage », London Review of Books, vol. 31, N°5, 12 March 2009; ainsi que Stéfanie Prezioso, « Fin de ciclo político y nuevos inicios para la izquierda italiana », Viento Sur, diciembre 2013.

[17] Time, n°20, 2011 ; Le Monde, 11 novembre 2011 ; The Economist, 12-18 novembre 2011.

[18] Perry Anderson, « The Italian Disaster », art. cit.

[19] Rachel Donadio, « As a Premier Prepares to Depart, the Talk Is of Lost Opportunities », New York Times, 14 décembre 2012.

[20] Cité dans P. Anderson, « The Italian Disaster », art. cit.

[21] Francesco Piccioni, « Disoccupati record », Il Manifesto, 1 février 2012.

[22] « Elsa Fornero: Avanti con o senza l’accordo dei partiti », Il Corriere della Sera, 22 février 2012 ; Marco Ruffoli, « Pressing bipartisan per bloccare l’età della pensione”, Repubblica, 13 juillet 2017.

[23] « Monti : Che monotonia il posto fisso », Repubblica, 1 février 2012.

[24] Marika Manti, « Disoccupati più che mai », Il Manifesto, 1 décembre 2012.

[25] « Monti Pulls a Thatcher », Wall Street Journal, 28 mars 2012.

[26] Rachel Donadio, « As a Premier Prepares to Depart », art. cit.

[27] Ibid.

[28] Antonio Padellaro, « E non abbiamo ancora visto tutto », Il Fatto Quotidiano, 26 février 2013 ; voir aussi l’édito de Marco Travaglio, « L’amico del giaguaro », ibid.

[29] « Beppe Grillo, empêcheur de voter en rond », Mediapart, 21 février 2013.

[30] Gianfranco Pasquino, Marco Valbruzzi, « Italy says no: the 2016 constitutional referendum and its consequences », Journal of Modern Italian Studies, N°22, 2017, p. 148.

[31] Andrea Martini, « Napolitano e Enrico Letta : il nuovo ticket della borghesia », Sinistra anticapitalista, 24 avril 2013 ; P. Anderson, « The Ialian disaster », art. cit.

[32] Antonella Seddone, Fulvio Venturino, « The Partito Democratico after the 2013 elections: all change? », Journal of Modern Italian Studies, 2015, N°20, p. 481.

[33] Norberto Bobbio, Destra e sinistra. Ragioni e significati di una distinzione politica, Rome, Donzelli, 2014 ; Nadia Urbinati, « Sinistra : ripartire dalla Carta », Repubblica, 18 janvier 2017.

[34] « Renzi : Innovazione e uguaglianza. La mia idea di Destra e Sinistra nell’Europa della crisi », Repubblica, 23 février 2014.

[35] Lizzie Davis, « Italy’s New prime Minister: is Renzi a young Blair, Berlusconi or the Fonz », The Guardian, 14 février 2014.

[36] Andrea Martini, « Europee 2014 : lo scontro elettorale dei piccoli titani », anticapitalista.org, 23 mai 2014.

[37] P. Anderson, « The Italian disaster », art. cit.

[38] Franco Turigliatto, « La resistibile ascesa di Matteo Renzi », Sinistra anticapitalista, 17 février 2014.

[39] Francesco Locantore, « La buona scuola liberista di Renzi », Il marxismo libertario, 5 septembre 2014 ; Matteo Saudino, « A due anni dalla buona scuola », commune-info.net, 3 juin 2017.

[40] Voir notamment « Il sistema di Welfare » del 48° Rapporto Censis sulla situazione sociale del Paese, censis.it.

[41] Il Manifesto, 14 juillet 2017.

[42] Cinzia Arruzza, « Italy’s refusal », New Left Review, N°103, janvier-février 2017; Stefanie Prezioso, « Italy : “Sovereignty Belongs to the People” », New Politics, Winter 2017, p. 85-89.

[43] Repubblica, 6 décembre 2016.

[44] Paolo Gallori, « L’assemblea del PD proclama Renzi segretario », Repubblica, 7 maggio 2017.

[45] Repubblica, 16 juillet 2017.

[46] Franco Berardi (Bifo), Dopo il futuro. Dal futurismo al Cyberpunk. L’esaurimento della modernità, DeriveApprodi, 2013 ; Mark Fisher, Gosts of My Life. Writing on Depression, Hauntology and Lost Futures, Winchester & Washington, Zero Books, 2014, p. 6-16.

[47] Bruno Amable, Stefano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français, Paris, Raison d’Agir, 2017, p. 9.

[48] Marco Patucchi, « Disoccupazione, pensioni e staffetta generazionale, l’angoscia delle teste grigie », Repubblica, 9 juillet 2017.

[49] Massimo Franchi, « Gironi danteschi per avere due soldi: la dura controrealtà del Jobs act », Il Manifesto, 28 juin 2017.

[50] Eleonora Bianchini, « Poletti : “Giovani italiani vanno all’estero ? Alcuni meglio non averli fra i piedi », Il Fatto quotidiano, 19 décembre 2016 ; Ilvo Diamanti, « Nelle parole dei giovani non c’è posto per la speranza », Repubblica, 17 juillet 2017.

[51] F. Turigliatto, « Les chaînons de la crise politique », art. cit.

[52] Ilvo Diamanti, « Nel dizionario degli Italiani la politica da Renzi a Grillo è sinonimo di sfiducia », Repubblica, 10 luglio 2017.

[53] Massimo Giannini, « Il movimento senza direzione », Repubblica, 24 juillet 2017.

[54] Norma Rangeri, « La sberla e il rifiuto di votare », Il Manifesto, 27 juin 2017.

[55] Repubblica, 26 juin 2017.

[56] Mark Fisher, Ghost of my life, op. cit., p. 8.

[57] Francesco Merlo, « Troppo finta per essere sinistra », Repubblica, 28 juin 2017.

[58] Giovanni de Luna, « Il Novecento senza fine della sinistra », La Stampa, 4 février 2017.

[59] Andrea Carugati, « Bersani: una generazione umiliata, mi stupisco che non parta un nuovo Sessantotto », La Stampa, 13 juillet 2017.

[60] C. Rosselli, « A proposito di una lettera sul pericolo comunista in Italia », Giustizia e Libertà, 7 février 1936.

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