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Mario Draghi, choisi en dehors de l’arène politique, vient d’être nommé à la tête du nouveau gouvernement italien ; il pourra appuyer son action sur une très large majorité allant de la droite extrême de la Ligue jusqu’au Parti Démocrate, et même à une partie de Liberi et Uguali (LeU), assemblage de petits mouvements qui représentent tout ce qui reste de la gauche parlementaire. Qui connaît l’histoire politique italienne récente, sait qu’une telle situation n’est pas inédite : elle compte trois précédents au cours des trente dernières années. Le premier gouvernement d’unité nationale dirigé par un technocrate a été celui de Carlo Azeglio Ciampi (1993-94), suivi par le gouvernement Dini (1995-96) et, plus récemment, par celui présidé par Mario Monti (2011-13).

Dans toutes ces expériences, des coalitions hétéroclites se sont formées en cours de législature, et en réaction à une crise politique majeure. Trois des quatre technocrates appelés à « sauver » un pays présenté comme au bord de l’effondrement étaient auparavant des banquiers centraux, le seul à ne pas avoir exercé une telle fonction, Monti, étant à son tour très lié à l’univers bancaire. La dimension européenne des crises politiques à l’origine des gouvernements super partes est aussi un trait récurrent. L’appel à Ciampi a fait suite à la sortie de la lire du SME, à l’automne 1992. Monti a remplacé Berlusconi qui, en octobre 2011, avait été ouvertement délégitimé dans une conférence de presse par Merkel et Sarkozy, ce qui avait eu pour conséquence l’envolée des taux sur la dette italienne. Draghi arrive avec pour principale mission la négociation des fonds du Plan de relance que l’Union européenne a élaboré en réaction à la chute de l’activité déterminée par l’épidémie de Covid.

 

Des technocrates pas si étrangers à la politique italienne

Le profil du gouvernement indique que l’utilisation des fonds européens est la cause déterminante du tournant politique. Dans la recherche d’un équilibre avec les partis qui le soutiennent, Draghi leur a attribué des ministères de poids : les affaires étrangères, la défense, la santé. Sur vingt-trois ministres, quinze sont l’expression directe des forces politiques, seulement huit des indépendants. Mais les trois ministères qui auront leur mot à dire sur les conditions d’obtention et la destination des fonds européens, ont été attribués à des hommes de confiance du président du conseil : Vittorio Colao sera responsable de l’innovation technologique et de la transition digitale, Roberto Cingolani de la transition écologique, Daniele Franco, qui a fait l’essentiel de sa carrière à la Banque d’Italie, de l’économie et des finances. Ces trois ministres ne font référence à aucune formation politique, et c’est sur le nom du nouveau titulaire de l’Economie qu’il vaut la peine de s’attarder, car il permet de connecter le nouveau gouvernement avec celui de Mario Monti.

On sait que la crise qui, en 2011, s’est terminée avec les démissions de Berlusconi, avait été ouverte par une lettre de la BCE signée par Jean-Claude Trichet et… Mario Draghi. Dans cette lettre, le gouverneur de la Banque centrale et son successeur désigné conditionnaient le rachat de titres de la dette italienne à des mesures de restriction fiscale et à une série de réformes structurelles (libéralisation des services publics, passage de la négociation par branche à des accords salariaux par entreprise, révision des règles de licenciement, réforme du système de retraite). Un véritable agenda de gouvernement pour lequel Berlusconi sera finalement considéré comme pas assez fiable ; Monti prendra sa place, et fera de la lettre BCE sa feuille de route.

Il y a, dans cette histoire, un épisode moins connu, qui a été raconté dans un livre écrit en 2014 par Renato Brunetta[1], ministre de Berlusconi à l’époque des faits et ministre de Draghi aujourd’hui. Trois mois avant de démissionner, ayant été informé de la publication imminente de la lettre, Berlusconi appelle Draghi, lui dit avoir compris le message (il décidera d’ailleurs, dans la foulée, la hausse de quelques impôts) et demande s’il peut prendre connaissance de la lettre avant qu’elle ne soit diffusée publiquement. Draghi lui répond que c’est Daniele Franco, à la Banque d’Italie, qui travaille à la rédaction de la lettre, et c’est le même Franco, le jour suivant, qui en apporte une première version au premier ministre.

Le gouvernement technique de Monti, né pour appliquer les politiques « conseillées » par la lettre Bce, a inauguré une expérience de type bloc bourgeois en Italie[2], fondée sur le lien entre engagement européen et réformes néolibérales, qui a été prolongée jusqu’en 2018 par les gouvernements Letta, Renzi et Gentiloni. Pour saisir dans sa totalité le caractère paradoxal de la situation d’aujourd’hui, il faut rappeler que du point de vue électoral, cette expérience s’est terminée de façon catastrophique pour ses protagonistes, et triomphale pour ses opposants.

Le parti fondé par Monti, Scelta Civica, a cessé d’exister après avoir obtenu moins de 1% des voix aux législatives 2018, Renzi est sorti du Parti démocrate après en avoir perdu le contrôle, et le mouvement qu’il a fondé, Italia Viva, est crédité d’environ 3% des voix dans les sondages, Letta a quitté la vie politique, Gentiloni a été nommé commissaire européen et s’est ainsi éloigné du combat politique italien[3]. Sur l’autre front, la Ligue et surtout le mouvement 5étoiles (M5S), qui a fait son entrée au parlement en 2013 et qui est devenu cinq ans après le premier parti italien, sont devenus des protagonistes incontournables de la scène italienne : en 2018, les deux partis qui s’étaient opposés frontalement aux gouvernements du bloc bourgeois, réunissaient ensemble plus de 50% des suffrages.

Dix ans après l’émergence d’un bloc bourgeois à laquelle Draghi et Franco ont contribué activement, trois ans après l’effondrement électoral du même bloc bourgeois, l’Italie se retrouve donc avec un gouvernement conduit par Draghi, avec Franco responsable de l’Economie, qui pourra compter sur une majorité parlementaire presque unanime sans qu’une nouvelle élection ne soit venue modifier le résultat de 2018 !

 

Une narration keynésienne au service des réformes néolibérales

Pourtant, objectent la plupart des médias et des responsables politiques italiens, il serait erroné d’imaginer que la période qui s’ouvre, avec Draghi à distribuer l’argent du Plan de relance, ressemblera en quoi que ce soit à celle de l’austérité imposée par Monti. Une objection qui appelle deux réponses d’ordre différent.

En premier lieu, il faut relativiser les montants destinés à l’Italie par le Plan de relance. Les 209 milliards attendus comme une pluie salvatrice qui tombera du ciel, se composent pour 127 milliards de prêts et 82 milliards de subventions qui s’étaleront sur une période de six ans. Pour les prêts, qui seront contractés à un taux évidemment très favorable, ce qui compte est la différence avec les intérêts que l’Italie aurait payé en empruntant à son nom. Selon les calculs présentés dans le Financial Times par Emiliano Brancaccio et Riccardo Realfonzo[4], l’Italie économisera à ce titre, au cours des six prochaines années, au mieux, c’est-à-dire en faisant des hypothèses pessimistes sur l’évolution des taux italiens, 24 milliards.

Concernant la partie subvention, il faut rappeler qu’en l’absence d’un improbable nouvel impôt européen destiné à financer le Fond, celui-ci sera alimenté par les pays de l’Union en fonction de leur PIB: la contribution italienne sera alors de l’ordre de 40 milliards, ce qui réduit la subvention nette à 42 milliards. Au total on arrive donc, dans l’hypothèse la plus favorable à l’Italie, à 66 milliards d’aide européenne sur six ans, onze milliards par an, qu’il faut comparer à une chute du PIB de l’ordre de 160 milliards au cours de la seule année 2020. On est donc très loin d’une relance massive d’empreinte keynésienne.

La deuxième remarque est d’ordre plus général, et porte sur le rôle de l’austérité dans la stratégie du bloc bourgeois. La nécessaire maîtrise du déficit public, le risque d’une dynamique hors contrôle de la dette, le poids que celle-ci ferait retomber sur les générations à venir… sont des éléments de langage qui occupent le plus souvent une place importante dans le discours des décideurs qui font référence au bloc bourgeois. Pourtant, leur objectif fondamental n’est pas, et n’a jamais été l’austérité, qui est instrumentalisée comme une contrainte au service des réformes structurelles. On pourrait dire la même chose de l’idéal européen qui, dans la stratégie de ces décideurs, n’a jamais été autre chose qu’un instrument pour faciliter la transition du capitalisme italien vers le modèle néolibéral.

Le parallèle entre les gouvernements Monti et Draghi est donc tout à fait pertinent ; si le premier présentait les réformes comme indispensables pour éviter l’explosion de la dette, le second dira qu’elles sont nécessaires pour obtenir l’aide européenne. Et ce sont bien les réformes structurelles qui ont réduit la protection sociale, affaibli les services publics, précarisé la relation salariale -qu’on pense par exemple au Jobs Act de Renzi qui ne comportait aucune économie budgétaire -, qui ont engendré la forte réaction de la société italienne aux gouvernements du bloc bourgeois et produit le bouleversement complet des rapports de force électoraux, avec notamment la montée en puissance de la Ligue et l’irruption sur la scène du M5S.

 

Des partis en panne de stratégie

Il faut donc se demander pour quelles étranges raisons les partis politiques qui ont grandi en s’opposant aux gouvernements du bloc bourgeois (M5S et Ligue), et les partis qui, à cause de leur appui aux mêmes gouvernements, ont perdu énormément d’électeurs (Parti démocrate et Forza Italia, la formation de Berlusconi), se retrouvent tous ensemble à soutenir, avec un enthousiasme variable, Mario Draghi, dont la stratégie sera encore une fois celle d’un bloc bourgeois en train de renaître de ses cendres. Il est vrai que pour l’instant on ne connaît que les grandes lignes du programme du nouveau gouvernement.

Mais c’est sans surprise que dans son premier discours public en tant que premier ministre, le 17 février au Sénat, Draghi a insisté sur la nécessité de réformes rapides pour renforcer la concurrence, simplifier le système fiscal, réduire les prélèvements, rendre plus efficace l’administration publique, favoriser l’émergence de pôles d’excellence dans le système de la recherche publique. Le cadre général est toujours celui de politiques structurelles qui faciliteraient l’innovation, la croissance et, Plan de relance européen oblige, la transition écologique.

En ce sens, le soutien aux entreprises mises en difficulté par la récession économique se voudra sélectif, et le contraste à la montée du chômage sera une fois de plus entièrement confié à des politiques actives pour l’emploi. Au Sénat, Draghi n’a pas eu un seul mot pour les formes contractuelles, la négociation salariale qui se fait désormais pour l’essentiel au niveau de l’entreprise, le salaire minimum dont l’Italie manque toujours, le niveau des rémunérations, alors qu’il a affirmé avec force l’engagement européen de son gouvernement, qui devra comporter des transferts supplémentaires de souveraineté en matière fiscale. Même les éléments rhétoriques, avec l’exhortation à ne pas sacrifier l’avenir des jeunes générations à l’égoïsme de plus anciennes, sont en parfaite continuité avec l’époque des gouvernements du bloc bourgeois.

Quelles sont donc les raisons qui motivent le soutien presque unanime au nouveau gouvernement ? La réponse se trouve, pour partie, dans les dynamiques internes à chaque parti : je me limiterai à une brève analyse de la situation des trois principales forces parlementaires, à savoir M5S, Parti démocrate et Ligue. Mais une autre partie, importante, de la réponse est liée à la restructuration des clivages politiques impulsée par le bloc bourgeois, qui a laissé une trace profonde dans la configuration du conflit politique et social italien. J’y reviendrai dans la dernière partie de cet article.

Le virage spectaculaire de la Ligue, qui est rentrée dans la majorité Draghi après avait fait longuement campagne, jusqu’aux législatives 2018, pour la sortie de la monnaie unique (qui est, dixit Draghi au Sénat, irréversible), est surprenant seulement pour ceux qui ne connaissent pas le pouvoir prépondérant, au sein du parti, de sa composante traditionnelle, liée essentiellement aux PME de la Vénétie, de la Lombardie et du Piémont, c’est-à-dire à la partie la plus riche et industrialisée du pays. Pendant un temps, le projet de Salvini a été de transformer sa formation, qui en 2017 s’appelait encore Ligue du Nord pour l’indépendance de la Padanie, en parti à vocation nationaliste présent et fort sur l’ensemble du territoire, en mesure de s’adresser aussi aux classes populaires du centre et du sud largement sacrifiées par les réformes structurelles et l’austérité.

Cependant le monde productif du nord, et en particulier du nord-est du pays, très largement intégré du point de vue commercial et productif à l’Allemagne, considère toute perspective de rupture avec l’UE, surtout si unilatérale, comme une menace intolérable. Juste après le résultat électoral de 2018 et l’accès au pouvoir en alliance avec le M5S, Salvini a d’ailleurs vite déclaré avoir « changé d’avis » sur l’euro [5]. Une année après, la fin du premier gouvernement Conte a été causée par le refus du M5S d’accorder une forte autonomie fiscale aux régions que la Ligue, sous l’impulsion des gouverneurs du nord, considérait comme prioritaire. Le parti national et nationaliste que Salvini voulait construire avait donc deux âmes ; mais chaque fois qu’un choix s’est imposé, c’est la vieille Ligue, représentante du nord industrialisé, qui a dicté sa ligne, sans rechercher le moindre compromis avec les attentes du nouvel électorat, très lié aux classes populaires du centre et du sud.

Un choix s’imposait aussi au moment de décider si s’opposer à Draghi ou intégrer sa majorité ; et encore une fois, ce sont les attentes des classes liées au monde de la petite et moyenne entreprise qui ont été déterminantes. Ce monde n’a aucune envie d’un affrontement avec les institutions européennes, il accepte très bien, et au contraire demande, une forte libéralisation de la relation salariale, et espère profiter d’une partie des ressources du Plan de relance. Il ne comprendrait donc pas de se retrouver dans l’opposition à Draghi. Salvini a d’ailleurs déclaré que tout ce qu’il demande au nouveau gouvernement c’est une baisse de l’impôt sur le revenu, d’éviter l’introduction d’une taxe patrimoniale et de ne pas augmenter l’impôt foncier[6].

On voit aisément à quels intérêts sociaux correspondent de tels objectifs, et on comprend aussi que cela marque la fin du projet national de la Ligue et le retour sur ses bases traditionnelles. Il faut aussi souligner que ce recentrage n’implique pas forcément un affaiblissement de la coalition des droites ; car Fratelli d’Italia, parti néofasciste allié de la Ligue dans toutes les élections et qui s’est positionné, seul, à l’opposition, vise exactement l’électorat que la Ligue est en train d’abandonner. La stratégie de Salvini est donc parfaitement lisible : il renonce aux soutiens populaires qu’il avait rapidement gagnés au centre-sud, mais par l’appui à Draghi, il compte renforcer le rôle de la Ligue comme représentant du monde productif du nord.

Les choses sont plus compliquées pour le Parti démocrate et le M5S, qui à l’automne 2019 s’étaient retrouvés un peu par hasard à gouverner ensemble. Comme je l’ai rappelé, c’est Salvini qui, sous la pression des gouverneurs des régions du nord, a décidé de mettre fin au premier gouvernement Conte ; et c’est surtout pour éviter des élections anticipées dont la victoire était promise à la droite que les deux mouvements ont décidé de donner vie à un nouveau gouvernement, sans d’ailleurs changer de premier ministre. La caractéristique de la nouvelle alliance, au moins au départ, était de voir jouer dans les rôles principaux des partis en pleine crise stratégique.

Le Parti démocrate a été, de 2011 jusqu’en 2018, le pilier principal du bloc bourgeois. Après avoir appuyé Monti, il a d’ailleurs désigné les trois premiers ministres des gouvernements qui ont fait référence à ce bloc social (Letta, Renzi et Gentiloni). Mais les conséquences électorales de l’expérience sont sans appel : après avoir obtenu 33% des suffrages dans les élections 2008 qu’il avait pourtant perdues, le parti est descendu à 25% en 2013, puis à 18% en 2018. Après cette défaite cuisante, la ligne de Renzi, qui coïncide de façon presque caricaturale avec celle du bloc bourgeois, a été mise en minorité ; le même Renzi a fini d’ailleurs par quitter le parti, et fonder son propre mouvement (Italia Viva).

Cependant, et c’est tout le problème, il n’y a jamais eu de véritable débat contradictoire et d’affrontement au sein du Parti démocrate entre des lignes politiques différentes. Renzi s’est, pour ainsi dire, défait tout seul, en laissant derrière lui une formation sans boussole politique. La conscience des dégâts sociaux et des inégalités produites par les « nécessaires réformes » est largement diffuse dans le parti, mais le seul collant qui lui permet d’exister est l’adhésion forte et inconditionnelle à la construction européenne ; et ce collant fait évidemment obstacle à une véritable analyse critique des années du bloc bourgeois, préalable nécessaire à l’élaboration d’un projet politique alternatif.

La situation est si possible encore plus confuse pour le M5S, dont la trajectoire semble déterminée davantage par les aléas conjoncturels que par des orientations politiques. Longtemps opposé à la caste des partis, et décidé à refuser toute alliance, et après avoir triomphé aux élections 2018, M5S a d’abord proposé au Parti démocrate de former un gouvernement ; suite au refus de Renzi, qui était encore aux commandes, M5S s’est coalisé avec la Ligue ; quand Salvini a décidé de mettre fin à cette expérience, M5S est revenu vers le Parti démocrate ; et maintenant que Renzi, en retirant le soutien de Italia Viva, a mis fin au deuxième gouvernement Conte, M5S se retrouve allié à la fois de la Ligue et du Parti démocrate dans la nouvelle majorité.

Ce parcours tortueux s’organise cependant autour de quelques lignes directrices. Le score important (33%) obtenu par le mouvement en 2018 s’explique par une opposition frontale au bloc bourgeois structurée autour de la défense des biens publics, de la dénonciation des privilèges des très riches, et aussi de l’attention portée aux thèmes écologiques, opposition accompagnée d’un flou volontairement entretenu sur des thèmes pourtant essentiels comme la fiscalité, la monnaie unique, les rapports avec l’Union européenne. Ce flou, auquel ont participé des positions très variables sur la gestion de l’immigration, a permis au M5S de réunir des électeurs pénalisés par l’action du bloc bourgeois en provenance aussi bien de la droite que de la gauche.

La teneur conflictuelle des rapports avec la Ligue au sein du premier gouvernement Conte, puis la relation plus coopérative avec le Parti démocrate pendant le second gouvernement Conte, ont ensuite conduit progressivement M5S à se positionner assez clairement en faveur de la progressivité de l’imposition, contre la précarisation de la relation salariale, et aussi pour une tentative de modifier les traités européens par la négociation et sans rupture majeure. De façon assez logique, M5S a ainsi perdu sa composante en provenance de la droite, et se retrouve aujourd’hui crédité par les sondages d’environ la moitié des voix qu’il avait obtenues en 2018.

Le deuxième gouvernement Conte s’est donc fondé sur l’alliance entre deux formations, Parti démocrate et M5S, en crise stratégique, mais qui, entre hésitations et conflits internes, marchaient d’une certaine façon vers une direction commune. C’est d’ailleurs pour stopper la perspective, encore hypothétique mais concrète, d’un nouveau centre-gauche certes conditionné par un européisme insuffisamment réfléchi, mais attentif aux inégalités sociales et aux problèmes que la précarité et la pauvreté posent notamment dans les régions du centre et du sud, et critique vers la flexibilisation de la relation salariale, que Renzi a décidé de retirer la confiance de ses parlementaires à Conte et d’ouvrir la crise qui a conduit à la formation du gouvernement Draghi.

 

L’hégémonie du bloc bourgeois survit à son déclin social

Les vicissitudes des principaux protagonistes de la scène italienne, et la résurgence paradoxale d’un gouvernement qui suivra une stratégie connectée au bloc bourgeois, peuvent être reconduites à un cadre unitaire. Le bloc bourgeois n’est pas simplement une alliance sociale qui regroupe les classes moyennes et hautes en provenance de la droite et de la gauche autour d’une réforme néolibérale du capitalisme légitimée par le processus d’unification européenne. Il est aussi un projet idéologique qui implique une restructuration complète des clivages politiques. La débâcle électorale du Parti démocrate version Renzi et de la formation de Berlusconi, c’est-à-dire des partis qui portaient ce projet, n’a pas effacé les conséquences de l’expérience bloc bourgeois sur la structuration du conflit social et politique.

Dans ce conflit, le clivage droite/gauche a été au cours des dix dernières années minoré au profit d’autres, qui opposent l’Europe à la nation, les élites au peuple, les cosmopolites aux identitaires, les mondialistes aux souverainistes. Le bloc bourgeois réunit une alliance autour d’un des pôles de ces clivages ; une alliance qui a vu sa surface sociale se réduire progressivement jusqu’à devenir complètement minoritaire, mais qui demeure compacte dans ses objectifs et dans le soutien à la stratégie, européiste et néolibérale, qui en permet l’existence.

L’autre pôle de ces clivages assemble une partie majoritaire mais totalement hétérogène de la population. Une hétérogénéité qui, on l’a vu, mine de façon décisive le projet d’une Ligue nationale porté par Salvini, et qui est à l’origine des hésitations stratégiques et de l’affaiblissement qui ont suivi l’affirmation du M5S en 2018. De même, l’adhésion inconditionnelle à la construction européenne, qui le conduit à disqualifier comme populiste toute position réellement critique vis-à-vis de l’UE, correspond à un positionnement du Parti démocrate à l’intérieur des clivages impulsés par le bloc bourgeois qui fait obstacle à un véritable changement de ligne politique.

Il y a une partie, mais seulement une partie de vérité dans les discours des médias dominants, qui dénoncent l’incapacité des personnels politiques de tout bord de proposer un programme de gouvernement solide, et qui voient pour cette raison Draghi comme le seul en mesure de sortir le pays de sa crise. En réalité, le problème ne vient pas des qualités personnelles des responsables politiques, mais d’une hégémonie du bloc bourgeois qui survit à son déclin social.

Cette hégémonie a pour effet direct de laisser aux marges du conflit politique des questions aussi essentielles que l’avenir de la protection sociale, des services publics, de la relation salariale, et elle oblige les opposants au bloc bourgeois à se définir sur la base des clivages qu’il a imposé. Dans la structuration du conflit impulsée par le bloc bourgeois, il y a la place pour une seule stratégie politique cohérente : celle du bloc bourgeois. Ce qui explique que, face à l’impératif de gérer une crise économique sans précédent dans l’après-guerre, une large majorité politique se soit rassemblée dans le soutien à un projet socialement minoritaire.

Cela n’empêche que les conséquences sociales de la politique Draghi seront avec toute probabilité du même ordre de celles provoquées par l’action des gouvernements de la période 2011-2018. Les classes sacrifiées par les réformes du bloc bourgeois avaient cherché une voie électorale pour exprimer leur mécontentement et leur souffrance. Et maintenant ? Est-ce qu’elles auront de nouveau la possibilité de se faire entendre démocratiquement, et la persistance pour le faire ? Rien n’est moins sûr. Si voir revenir trop souvent les mêmes citations d’un auteur complexe comme Gramsci risque d’en caricaturer la pensée, il me semble qu’il n’y a pas de conclusion plus pertinente que la sienne pour cette réflexion sur la crise italienne : « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés ».

 

18 février 2021. 

 

Notes

[1] R. Brunetta : Berlusconi deve cadere. Cronaca di un complotto, Editore Il Giornale, 2014

[2] B. Amable, E. Guillaud, S. Palombarini : L’Économie politique du néolibéralisme. Le cas de la France et de l’Italie, Editions Rue d’Ulm, Paris, 2012

[3] S. Palombarini : « L’Italie est malade du néolibéralisme (mais elle ne le sait pas) », Blog personnel Mediapart, 9 avril 2020

[4] E. Brancaccio, R. Realfonzo : « Draghi’s plan needs less Keynes, more Schumpeter », Financial Times, 12 février 2021

[5] « Italy has done a lot, maybe too much », interview de Salvini au Washington Post, 19 juillet 2018.

[6] Déclaration de Salvini à l’émission «  ½ ora in più », Rai 3, 14 février 2021.

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